Une tornade.
Elle déboule, détruit mon mobilier, ravage mes fringues, et se barre comme une voleuse en me laissant à poil au milieu du champ de bataille. Bronach ne fait rien à l’endroit. Si nous étions dans une stupide comédie romantique, je pourrais déclamer une tirade cheesy de type : "D'abord mon cœur, puis mes vêtements... Qu'est-ce que tu vas me voler ensuite ? Mon nom ?” Mais rendons-nous à l’évidence : cette adorable connasse me défroque d’abord, se fout bien de mon palpitant et me cracherai au visage pour toutes prétentions maritales.

Je savoure donc de jouer les parasites.

- Home sweet home, chérie...

-La chambre d’ami… Tu viens salir mes draps mais je ne peux pas te rendre la pareil. J’arbore une moue blessé de cabotin. C’est quand même à cause de toi cette inondation. Je t’avais dit de ne pas t’agripper trop fort à ce lave-vaisselle. T’as arraché la moitié des canalisations du mur.

Haussement de sourcil amusé en regardant les pantoufles. Sous ses airs revêches, elle a pris soins de préparer ma venue. Enfin, au moins celle de Barbecue.

- Chuis au régime croquettes et tartine, moi aussi ? Option binouze ?

N’abordons pas tout de suite le forfait câlins.

Je glisse mes panards dans les chaussons, une caresse pour mon cochon qui fait bombance et je lorgne les deux verres offerts en pâture.

- Soit. Tu seras mon commis.

Je trinque et bois d’une traite. Le cul du godet claque sur le plat du bar. Je promène un peu mon regard sur son habitat naturel. Puis, j’ouvre les placards : des conserves de haricots. Une multitudes de conserves de haricots. Et du café. Beaucoup trop.

- Je comprends mieux le sens de “bombe humaine”... Petite ricanement. Mais si tu veux que je te rince la gueule, il va falloir faire des courses.

- Pour lequel de nos égos ?

Rictus de connard. Je sais que tu l’aimes, ne le nie pas. Elle ouvre le frigo dérobé. La corne d’abondance était donc planquée là. Je me penche par dessus son épaule avec un petit sifflement admiratif. Elle a dû dévaliser une supérette à l'aveugle car il n’y a aucune cohérence dans ses achats. Je ne peux pas m’empêcher de sourire en imaginant Bro, foutant tout ce qu’elle trouve dans son cadis parce que le paquet est coloré.

- Du ketchup de champignons… Audacieux. Je lui souffle dans le cou. Tu as paniqué ? …. C’est mignon.

-Si tu le dis… fais-je un brin moqueur. Entre nous, “fourrer” et “bourrer” veulent toujours un peu dire la même chose dans ta bouche.

Je frôle sa pommette de mes lèvres sans, toutefois, la toucher. Le goût de sa peau est un poison dangereux avec lequel on aime s’affliger. Je me redresse, demi-sourire toujours épinglé sur ma face. Je viens nonchalamment nous resservir en bourbon. Mes yeux scrutent cet appartement à la recherche de ce que fut Bronach avant son éveil.

- C’est ici que tu recevais tes clients ? J’ai toujours un mal fou à t’imaginer en psy...

Interloqué, je l’observe un moment, la bouche ouverte. Finalement les commissures de mes lèvres rebiquent :

- Tu exerces toujours ? Sérieusement ? Genre, thérapie “coup de poing” ?

Petit rire feutré qui, je le sais, a le don de l’exaspérer. Je viens lui faire face, provocation indolente. Elle est magnifique quand elle s’agace et je m’agace de la trouver si belle. Mon sac d’os filandreux, tout en nerfs et en tendons.
Claquement de verre sur le plan de travail.

- Hé bien vas-y, montre-moi tes talents.

Je frôle sa taille, ses hanches en pointe et sa mauvaise humeur. Elle me surplombe de quelques centimètres.

- Psychanalyse-moi...

- C’est vexant…

Le suis-je vraiment en réalité ?
Mon ego est en lambeaux depuis longtemps. Il n’y a pas plus conscient que moi de mon inutilité en ce monde, de ma médiocrité en tant qu’humain. Lorsque j’aurais atteint l’ultime stade de conscience, Ekahau me balaiera tel un déchet encombrant, à recycler car je n’aurais pas de quoi m’y opposer.
Je ne suis rien sans ses dons.
Mon frère me l’a bien fait comprendre.
Ma famille s’est échiné à me l’apprendre.

Tu ne me regarderas jamais pour moi même, n’est-ce pas ?

-Même pas en nature ?.... Je parlais de gastronomie, bien évidemment.

Je range une mèche de ses cheveux derrière son oreille. Mon pouce effleure tendrement sa pommette.

Je te déteste.
Je déteste ce que tu produis chez moi,
Je déteste ne pas pouvoir m’en passer.

- Ok…

Je la contourne pour m’accaparer la cuisine. Je fais comme chez moi, me servant à mon gré des ustensiles à ma portée. Les plans de travail se couvrent bientôt de légumes finement découpés et de morceaux de viande marinés dans les épices. Des oignons dorent gentiment dans une poêle, embaumant la pièce.

Nul mot échangé, juste le bruit des couverts qui s’entrechoquent.

Elle vadrouille, n’ayant que faire de son nouveau colocataire. Je reste concentré sur mon petit frichti : rien d’ostentatoire, mais toujours mieux que ses putains de haricots. Son commentaire déride mon faciès figé. Oeillade dérobée pendant que je fais sauter les légumes. Elle semble plus avenante, plus détendue. Elle nous ressert à boire. Elle ignore sans doute les fossettes charmantes qui lui creusent les joues quand elle sourit.
Papillons dans le ventre.
Je ne sais pas quoi faire de tous ces sentiments en surplus. Sont-il seulement les miens ?

- J'espère que t’aime la bouffe épicée…

J'espérerais d’autres choses si je le pouvais.

-Je t’apprendrais à les accommoder en chili… Pour le dessert, je n’ai pas encore fouillé ton congélo…

Je commence à te connaître, foutue gamine !

Je dresse deux assiettes d’une sorte de curry de légumes revenu avec du poulet mariné. Une fourchette plantée dans son auge et je lui présente comme un talisman.

- Si Madame veut bien se donner la peine…

Je lui retire le verre des mains. De toute manière ça n’a pas plus d’effet que du jus de pomme, désormais. Je retrousse mes manches sur mes avant-bras lardés de coupures parallèles.
Indulgence d’une punition intime face à l’incontrôlable.

Haussement de sourcil. Je déglutis.
A quoi est-ce que tu joues ?
Tu nous as cru dans une comédie romantique ?

- Madame est capricieuse...

Pourtant, docilement, je réduis la distance entre nous. Mon pouce glisse sur la pulpe de tes lèvres, s’invite dans l’interstice, joue avec le charnu. Ta bouche s’entre-ouvre, abandonnée à mes gestes. Une fourchetée s’invite sur ta langue, le jus sirupeux des légumes caramélisés coule à la commissure de ta lippe. Ma langue vient étancher la larme d’épices.

- Alors ? Souffle délictueux à ton oreille. Mon nez flirte avec ta joue. La nourriture est à ton goût ?

Petit ricanement, alors que tu en reviens à ta violence coutumière. Visiblement n’importe quelle arme fait l’affaire, du moment qu’elle s’interpose entre nous.

- Oh, moi... fais-je en ne la quittant pas des yeux, j’essaie juste de deviner les règles du jeu. Parce que c’est ce qu’on fait, n’est-ce pas ?  Plissement de paupières. Jouer. Rictus ironique. Que peut-on faire d’autre ?

Ma poigne se resserre autour de cette fourchette menaçante. Je la dégage fermement de mes reins.

- Mange, ça va refroidir.

Je retourne m’asseoir à ma place. J’ai mal au cœur. Consciencieusement, je verse le contenu de mon assiette dans un tupperware.