La nuit avait été longue, le club chargé. La plupart, après l'arrêt des danseurs et danseuses étaient partis se coucher, dans leur lit ou dans celui d'un autre. Rares étaient ceux qui étaient restés.
Mais cet homme là restait. Sirotant un breuvage que mon collègue du bar avait préparé avec résignation, mais la flamme professionnelle éteinte. Il était tard pour tous le monde, sauf pour lui.
Lui, il avait l'air seul. Mais pas le seul qui a envie d'être seul. Seul comme un enfant paumé au milieu d'une foule et qui scrute chaque personne en cherchant ses parents, détaillant vainement les vêtements reconnus, l'oeil inquiet ou l'appel d'une voix familière.
Son appel muet me poussa à m'assoir sur la chaise la plus proche sans un bruit, comme une reconnaissance qui n'a pas besoin de mot. Une main tendue en somme.
Le barman me tendit un verre, et je lui souris: c'était une façon de dire "Hey, copain d'infortune, reste avec moi pour la fermeture", et j’acquiesçais.
Finalement, je romps le silence.
"Vous êtes resté toute la soirée ici, à boire. Vous avez quelqu'un pour vous raccompagner?"
Une journée de plus à avoir la tête dans des papiers, il ne se souvenait même plus à quoi ressembler son bureau tellement la paperasse prenait de la place. Ce soir il avait décidé de se vider un peu la tête en allant dans un club. Certaines connaissances lui avaient parlé du Silver Arrow, il n’avait jamais eu de réel occasion d’y aller, mais il était curieux. Il voulait voir ce que ce club avait de si bien pour avoir autant de clients. Une fois à l’intérieur du club il devait bien avouer qu’il n’était pas déçu, son regard se promena partout, observant les danseuses et danseurs...Il y avait du monde, parfait, il pourrait se changer un peu les idées.
L’avocat s’installa au bar et commanda un premier verre au barman, étonnement ce n’était pas de la tequila. Oui il avait beau avoir un crâne tatoué dans le dos, ce n’était pas un cliché ambulant, il avait donc commandé un simple verre de whisky, sec.
Toujours assit sur son tabouret, il ne cessait de scruter le club, il ne savait pas trop pourquoi il restait là, après le deuxième verre il aurait dû rentrer chez lui, mais non, il garda ses fesses sur son siège. Le club se vida au fur à mesure, tout comme le verre d’Ismael, il avait arrêté de compter...Il savait que maintenant il aurait droit à une belle gueule de bois au réveil et qu’il passerait sûrement sa journée chez lui à regretter sa nuit.
Alors que le barman venait de remplir de nouveau son verre, l’homme entendit une voix féminine, au début il n’était pas certain qu’elle s’adressait à lui, mais lorsqu’il la vit à ses côtés il comprit.
-Personne, je suis assez grand pour me raccompagner tout seul.
Il avait mal pris la remarque, son ego mal placé pensant qu’on le prenait pour un gamin incapable de boire. Il détourna le regard et se concentra de nouveau sur son verre, il était venu pour se changer les idées certes, mais pas pour discuter et faire le pilier de bar. Une fois son verre terminé il fit signe au barman de le remplir de nouveau, après tout il était client, il avait bien le droit à un autre verre...Autant de fois qu’il le souhaitait, du moment qu’il sortait la carte de crédit à la fin, où était le problème ?
My fingers claw your skin, try to tear my way in. You are the moon that breaks the night for which I have to howl
La voix est rude et peu engageante, et je prend sur moi, lançant un regard tranquille sur le serveur prêt à répliquer aux mauvaises manières du garçon.
"Très bien, mais il en va de la responsabilité de l'établissement, si nous te laissons sortir comme ça, ça donnerais une mauvaise image de nous, surtout si tu pars avec ta voiture et que tu te plante. Donc, en tant que personnel, je suis désolée, va falloir dealer avec nous, et si tu préfères parler avec mon collègue plutôt qu'avec moi et qu'il te raccompagne... Alors soit!"
Je m'écarte avec mon verre d'un geste gracile, et colle un sourire sur mes lèvres en me disant mentalement: Mon collègue était un gentil gars, mais les piliers de bar ne l'intéressait pas. Ce qu'il voulait, là tout de suite, c'était son lit, et même si je ne refuserais pas non plus une nuit de sommeil, j'étais plus diplomate et plus sereine que mon acolyte, et surtout j'avais comme une valeur de ne jamais laisser les gens seuls, surtout ivres. Naïveté ou gentillesse, à eux d'en juger...
Lorsque l'homme devenu silencieux après son unique phrase de la soirée redemanda un verre d'un geste de la main, le barman montra la bouteille vide, et répliqua sans appel:
"Ce soir, on ne changera pas la bouteille: on ferme monsieur."
J'espérais que ça se passe bien, parce que la violence n'étais clairement pas mon fort, et que si le type s'en prenait à l'homme devant lui derrière son bar, je ne serais pas la première à riposter. J'appellerais certainement la police, dans l'espoir qu'ils se manifestent à la seconde pour les séparer...
Ismael laissa échapper un petit rire en entendant la réplique de l’inconnue, il ne s’y attendait pas, enfin il avait bien envie de lui rétorquer qu’il savait parfaitement que l’établissement était responsable...Il connaissait un peu les lois depuis le temps, mais il ne dit rien et se contenta de réclamer un nouveau verre, qui fut refusé. L’homme serra la mâchoire, depuis quand on refusait d’ouvrir une bouteille ? Il allait lui payer sa foutue boisson, après un claquement de langue, l’avocat régla ses consommations et se leva. Il n’était pas d’humeur à foutre la merde ce soir, surtout qu’il n’était pas sur le territoire de la Cavalera, inutile d’attirer les ennuis, en particulier en ce moment. Il se dirigea vers la femme, elle avait l’air plus aimable que l’autre crétin derrière le bar.
-Toi là, tu sais pas où il y a moyen de boire encore ? Il est trop tôt pour rentrer et apparemment ici on refuse les clients.
Loin d’être aimable, il n’était pas non plus agressif, il avait juste trop bu et n’avait plus réellement les règles de savoir vivre en tête. Pendant qu’il s’était adressé à la femme il cherchait ses clés de voiture, s’estimant apte à prendre le volant...Mais très vite les clés et son portable firent le grand plongeon et s’échouèrent pas terre, clairement il commençait à ne plus avoir de très bon réflexe.
-Hé merde!
Après avoir récupéré ses possessions, il vérifia son téléphone, outil de vie bien trop précieux pour lui. Ismael releva le regard vers la femme, un petit sourire en coin.
-Alors ?
Est-ce que la femme allait l’accompagnait pour boire un verre ou deux, à moins qu’elle ne veuille pas l’accompagner et dans ce cas il finirait sa nuit en solitaire.
My fingers claw your skin, try to tear my way in. You are the moon that breaks the night for which I have to howl
Lorsque l'homme se décide a lâcher son verre, je suis soulagée: Pas de casse, pas d’engueulade, le damoiseau alcoolisé semble plus enclin à partir, et se décide à faire un pas vers moi. C'est déjà ça...
Je tique sur sa manière de s'adresser à moi, pour finalement prendre le même ton:
"Je sais où on peut boire, mais toi, là, tu as l'air mal en point. Je t'accompagne jusqu'au prochain et après j'arrête de faire du babysitting, ça te va?"
Le petit bar près du casino serait certainement encore ouvert, et c'était sur le chemin de la maison. Enfin... Plus trop, maintenant que j'avais aménagé dans ma maison fantôme... Qu'importe, j'avais ma nuit pour rentrer, même si ça me prendrait du temps à pied, et au pire je trouverais peut être un taxi.
Je regarde le ricain chercher dans ses poches avant d'en déverser le contenu sur le plancher, et après un juron, vois son regard dépité et ses mains peu sûres chercher le sésame de beaucoup, le sacro-saint téléphone, ainsi que ses clefs de voiture. Je fronce les sourcils:
"Vous ne pensez quand même pas à conduire? De toute façon je vous emmène au bout de la rue, on y va à pied, et si vous n'avez pas la force d'y aller avec vos palmaires, allez vous coucher!"
Pourquoi tous les alcoolos ne pouvaient pas s'empêcher de partir en voiture après s'être mis la moitié du bar dans le nez? ça relevait du suicide, autant pour les piétons nocturnes que pour eux même, sans que ça ne puisse jamais leur venir à l'esprit.
Je fait un signe rassurant au barman qui entre temps s'est changé, et passe par la porte des clients, le moustachu à mes côtés. Maintenant, c'était clair, je l'emmenait à son bar, passant le relais de la culpabilité à quelqu'un d'autre, et retournait à ma maison vide de sens.
à cette pensée, je m'attriste: les jours étaient passés, pas de nouvelles de l'homme attendu, et me voilà en charge d'un homme peu serviable, alcoolisé, en pleine nuit, seule.
Entendre la femme dire qu’elle connaissait un endroit pour boire tira un léger sourire sur la face de l’homme. Au moins il pourrait boire encore un peu avant de rentrer chez lui, il voulait repousser cet instant le plus possible, ne voulant pas rentrer dans son appartement tout vide. Cependant lorsque la femme insinua qu’il était mal en point, Ismael fit claquer sa langue, signe qu’il le prenait mal.
-T’inquiète pas pour moi, je gère très bien.
Après avoir farfouillé dans ses poches pour son téléphone et ses clés, il entendit de nouveau la voix de la femme.
-A pied ? Ok ça me va, de toute façon je devrais rentrer en voiture tout de même.
Lui et l’inconnue prirent la direction de l’extérieur, l’air froid contrastait énormément avec la chaleur du bar, ce n’était pas plus mal au final...Ça donnait un coup de fouet aux pensées de l’avocat.Une fois dehors, le mexicain alluma immédiatement une cigarette, plus par réflexe que par véritable envie, mais le geste avait quelque chose de rassurant et de familier.
-Bon bah j’te suit maintenant. Après une bouffé de nicotine, il tiqua sur le fait qu’il ne connaissait pas encore l’identité de sa compagne de boisson du soir.-Au fait, j’dois vous appeler comment?
Autant connaître son nom, ça serait plus simple s’il devait la retrouver plus tard...Au cas où il ferait quelque chose cette nuit et qu’il devrait s’occuper d’une éventuelle témoin, même si depuis l’accident avec Alexandra il avait réussi à parfaitement garder le contrôle. L’homme n’avait aucune mauvaises intentions pour ce soir, mais un accident pouvait si vite arriver...Enfin, il se concentra surtout sur le fait de suivre la femme, il ne pouvait pas faire grand-chose d’autre tant qu’ils ne seront pas arrivés dans ce nouveau bar.
