Quatre jours. Quatre jours après la soirée maudite. Quatre jour à courir à droite à gauche, sans s’arrêter. Il a l’impression de n’avoir pas dormi depuis des semaines mais le devoir de garder un air serein et déterminé. Alors qu’au fond, il chancelle. La fatigue l’use, qu’elle soit physique ou mentale. La semaine a été longue, trop longue, et il a du mal à y croire, mais quand l’usure le prend il ressent encore le fantôme des doigts meurtriers sur son cou, le choc dans la poitrine à la vue des ciseaux qui se plantent dans les ailes de sa belle Némésis, la boule de colère qui remonte alors dans sa gorge, menaçant de faire exploser sa rage et son épuisement au grand jour. Il a eu le revolver facile ce soir là, l’envie de faire couler le sang simplement pour les punir d’avoir gâché la soirée. D’avoir craché au visage de la Camorra. Et le lendemain, les pieds foulant les cendres de l’entrepôt, les yeux constatant l’état du manoir où ils avaient eu l’audace d’inviter des traîtres. Les jours ont passé, les failles ont été adressées, les hommes recadrés, les dégâts gérés aussi bien qu’il l’ont pu. Difficilement. Mais avec l’efficacité qu’on leur connaît. Chacun a fait son travail et une alliance est en bonne route depuis le Trianon, et ce matin Augustin a pris sa décision. Deux billets d’avion en main, il en a laissé tomber un sur le bureau d’Alcide, les yeux des deux quinquagénaires claqués reconnaissant le burn-out quand ils le croisent – mais aussi l’attrait de réponses, quoi qu’elles puissent être. La Grèce. Allier repos et utilité, peut-être. Mais le repos déjà serait un luxe qu’ils doivent s’offrir avant de péter les plombs. Quelques jours seulement, histoire de revenir plus forts. Ce sera vite passé. Personne n’est indispensable ici-bas.
Il pianote sur son clavier, essaie de répondre à un mail qu’il a dû mal à vraiment suivre. Il est 19h, c’est compliqué de répondre à un client quand son cerveau se refuse à se remémorer tout à fait le dossier en question, perturbé par des pensées bien plus illégales. Il s’y reprend deux, trois fois puis finit par abandonner et transférer le mail à son assistante, accompagné de quelques vagues directives. De toutes façons elle saura répondre bien mieux que lui à la demande, il n’est plus du tout opérationnel à cette heure-ci – ce qui ne lui est pas tout à fait habituel. On toque à la porte, et la bouille toujours un peu timide de Karen, la secrétaire, passe dans l’entrebâillement. Il lève les yeux et la gratifie d’un sourire un peu forcé mais qu’il veut tout de même sincère. Karen est une bonne employée, elle fait toujours de son mieux. « Monsieur, votre rendez-vous est arrivé. Monsieur Salvatore. » Il hausse les sourcils, le sourire se dessine un peu plus naturel cette fois, et il se lève, fait le tour du bureau pour sortir et aller accueillir son collègue. Il ne tarde pas à voir la grande silhouette du jeune homme à la carrure imposante et à l’ambition au moins aussi baraquée. Il sourit à Silas et lui serre la main de l’air à la fois officiel et familier qu’il emploie avec ses clients les plus importants, ceux avec qui il partage des repas et des parties de golf pour leur faire signer des emprunts. « Silas, quel plaisir, » lui dit-il, comme s’ils ne se voyaient pas tous les jours. Pour Karen, Silas est un restaurateur fortuné qui a choisit de donner sa confiance à leur banque, rien de plus. Il l’invite à entrer dans le bureau, ferme la porte derrière lui et se dirige vers l’armoire en chêne qui trône fièrement contre le mur. « Comment tu vas ? » demande-t-il en ouvrant une porte pour en sortir une bouteille de whisky. « Je t’offre un truc à boire ? J’ai des bières aussi, au frais. »