Sophia.
Il était une fois une famille dont le père avait été muté au Mexique, pas plus de deux ans d'après sa boîte. Deux ans ce n'était rien, il emmena sa famille avec lui.
Elle s'amusait à couvrir ses cheveux de boue, ses cheveux blonds, ses cheveux longs. Et les autres enfants se moquaient quand même, parce qu'elle était “la Grecque” ou "l'Américaine" et que cela ne suffisait pas. Elle avait honte, honte lorsque sa mère l'appelait, que son prénom ne portait pas la même intonation que celui des autres...
Elle avait honte et puis elle prenait la guitare trop grande de son père quand elle-même était trop petite, trop féroce, trop furieuse. Elle jouait, jouait jusqu'à ce que ses doigts saignent.
“Parce que je serai la meilleure mariachi un jour...”Dans le miroir, elle ne ressemblait pas assez aux autres.
Ceux qui prononçaient son prénom à l'espagnol c'était bien, c'était mieux. Son père savait faire (il était bilingue pour son travail après tout) , et il lui montrait comment pincer les cordes de la guitare (le premier cadeau qu'ils lui avaient fait en s'installant au Mexique, la guitare), placer ses doigts, placer sa voix.
Quand sa mère parlait en grecque, elle se bouchait les oreilles, n'écoutait pas, chantait plus fort. Chantait les chansons du pays où son père avait décidé de travailler et elle, petite fille, de vivre.
Et les cours de danse où on lui répétait toujours que non, que ça n'allait pas. Qu'elle n'avait pas le “truc”, qu'elle ne danserait jamais bien, jamais comme eux. Eux qui? Eux qui étaient nés. Elle, elle ne se souvenait même plus des Etats-Unis...
Une petite fille de vide et de bruits dans la banlieue de Mexico, arrivée dans un pays pour n'y être qu'une étrangère.
A dix ans, elle perdit tout : son père, sa mère, la normalité de sa vie. Un accident, un stupide accident parce que la voiture avait quitté la route. La voiture avec ses parents dedans...
Elle, elle était à l'école, entre deux rêveries, entre deux leçons. L'école où juste l'espagnol était parlé, où elle ne pouvait tout comprendre, où elle essayait, elle essayait...
Et la première chose qui lui manqua après l'accident, ce fut les intonations grecques que sa mère avait parfois en parlant, comme venant de nulle part (on avait toujours parlé grec chez elle).
La fillette pleura à l'enterrement, elle pleura pour la boue sur ses cheveux, pour tout le bruit qu'elle avait fait, pour les yeux de sa mère, pour le rire de son père.
Elle ne pleura pas pour elle-même, encore trop jeune pour cela.
La soeur de son père l'emmena vivre avec lui. Avec eux. De retour aux Etats Unis. Son pays natal même si la fillette ne s'en souvenait plus vraiment...
La tante était marié et le Mexique, son homme venait de là bas. Il avait le teint mat, les cheveux sombres, sa femme aussi un peu. Entre eux, Sophia (qui ne savait plus prononcer son nom comme sa mère le faisait), blonde, pâle. Ils n'avaient pas d'enfants, l'élevèrent comme la leurs. Ils payèrent tout pour elle : les plus beaux jouets, les voyages, les cours particuliers.
L'argent, jamais un problème...
”Pourquoi, Tio?”
“-Parce que je connais des gens importants.”Et que cela marchait comme cela, avec l'argent.
Dans les rues de cette nouvelle ville (
Arcadia), il y avait une violence qui jamais ne finissait. Cela lui rappelait chez elle, le “chez -elle” de Mexico. L'oncle participait à cette violence, elle ne demandait pas, elle savait juste. Des histoires de famille (une autre famille?) l'obligeant à toujours rembourser en retour.
Grandir lui apprit un nouveau mot : Calavera. C'était comme ça qu'on appelait la Famille ici, qu'on appela la Mafia. Leur Mafia. Ce que l'oncle y faisait, elle ne savait pas et cela était mieux. Oui, acquiesçait la tante en lui tressant les cheveux,
Si...
De temps en temps, Sophia voulait jurer encore. En espagnol, comme si ses poumons contenaient le Mexique entier, ce pays qui lui manquait. Sauf que cette langue, elle l'oubliait un peu.
Pire que tout, lorsqu'elle la parlait, l'accent américain revenait, son oncle se moquait.
A part ça, l'adolescence se passa bien.
(non).
***
Pelo Rubio, la Rubia...” Ils l'appelaient comme ça, tous, et ils riaient. Certains mâchonnaient leur cigare avec flegme, comme pour mieux exhiber des dents en or, d'autres se contentaient de gencives noires toutes tâchées de tabac à chiquer.
Elle n'était même pas la
Sobrina, la nièce, juste
la Rubia, la blonde...
Plus poétique que dire “l'étrangère”, on pouvait pas leur enlever ça à la Calavera. D'une certaine façon, cette mafia avait le coeur sensible... ou pas.
Elle voulait les rejoindre, être des leurs. Eux, ça les faisait rire évidemment. On lui confiait des choses à faire quand même, des choses absurdes, sans importance. Humiliantes.
Elle ne se plaignait pas, pas devant son oncle, pas devant eux. Pas même devant son miroir...
Et l'on continuait à se moquer de ses cheveux.
En 2017 vint l'orage. L'apparition de son hybris aggrava encore la manière dont on percevait Sophia, ce besoin irrépressible d'être nue, les rumeurs que cela engendrait...
Parce que elle ne savait pas à quoi cela pouvait être lié, que cela sonnait comme une folie étrange qui s'en venait, ne partait pas. Un psychologue parla du traumatisme refoulé de la mort de ses parents, d'un besoin d'intention.
D'une volonté de faire cela, d'être comme cela.
Vulgaire, disait-on en ricanant. On disait autre chose aussi, mais pas tout fort, pas tout haut par respect pour l'oncle. L'oncle qui était un vrai Mexicain, lui...
Septembre 2018, l'attaque du Mezcal. Sophia y perdit son oncle, mais il ne fut pas le seul à mourir dans les flammes. La jeune femme voulut en profiter pour faire valoir sa voix, son envie de violence et de mort. Personne n'écoutait
Pelo Rubio évidemment...
Elle pleurait un proche, et on ne la croyait pas.
D'autres vengèrent les morts, pas elle.
On lui confia une mission cependant, une vraie. Une qui nécessitait de partir, du moins un peu...
Il y avait des doutes en effet (des doutes, il y en avait toujours). Un homme, un médecin, un de ceux ayant cédé à la corruption juste assez pour se retrouver pieds et poings liés par la Calavera en aidant au trafic d'organes.
Pour aider cet homme à travailler mieux (“une simple histoire de coup de pouce à donner,
Rubia”), on chargea Sophia de surveiller sa famille. Une famille qui vivait en dehors d'Arcadia...
La jeune femme se fit engager comme coach à domicile par l'épouse du médecin et celle-ci étant originaire de Los Angeles, avec le mode de vie allant avec, ce ne fut pas difficile. Commença alors une routine d'entraînements ainsi que d'apéros végétariens et sans gluten avec cette famille qui ignorait tout d'elle, de son appartenance à la Calavera, elle qui avait des cheveux si blonds, et de tromperies.
Plusieurs fois le mari tenta également de coucher avec. A la Calavera, dans ses rapports, on pensait qu'elle le faisait. Parce que Sophia avait ce genre de réputation...
Et ce mari, médecin à Arcadia, désirait-il vraiment trahir?
Le prévoyait-il?
Oui, souffla Sophia finalement après plusieurs mois d'observation intensive au plus près de cette famille. Oui...
On lui demanda d'attendre l'arrivée d'un Sicario pour qu'elle communique au mieux les emplois du temps et allées et venues.
Le Sicario travailla proprement, du moins autant qu'il était possible pour le massacre d'une famille entière, enfants compris. Un instant, Sophia douta, persuadée qu'il allait la tuer aussi là qu'elle avait mené sa mission. Qu'elle redevenait inutile.
Il se contenta de ricaner devant son air effrayé.
”On rentre, la Rubia” On rentre.
Les gros titres accusèrent le médecin, rendu fou à cause de ses dettes. Le Sicario avait su distiller assez d'indices pour cela...
Et la Calavera avait un nouveau boss, Sophia le savait. Il avait son allégeance bien sûr, elle qui savait toujours si peu de choses d'elle-même. Elle qui ne leur servait à rien de nouveau. Qu'importe...
Elle était
Pelo Rubio, cela et d'autres noms moins jolis que l'on disait parfois un peu trop haut. Et tout cela, Sophia y survivait...
Elle monterait en grade, deviendrait quelqu'un. Le leur prouverait...