Silence.

L’électricité était revenue, au grand étonnement de tous les habitants de la ville. Aura faisait partie de ceux-là, tout comme Hécate. Aucune des deux n’avait la moindre idée de ce qui se cachait derrière tout cela. Khaos avait-il décidé de passer à la vitesse supérieure ? Il ne disait rien, ne faisait rien depuis Août dernier. Un silence intriguant, étonnant venant de lui. Et l’italienne ne savait pas quoi en penser. Alors, elle restait sur ses gardes, continuait de faire jouer ses réseaux d’espions, en espérant pouvoir connaître les prochains mouvements de ses ennemis. Sans succès. Même Astrid ne lui disait rien, ce qui inquiétait l’avocate. Quelque chose lui échappait, et elle se doutait que les mois à venir n’en seraient que plus dangereux. Qui perdrait-elle cette fois-ci ? Serait-elle d’ailleurs toujours au sein de la Camorra ? La mafia tenait bon, mais à quel prix ? Même elle pouvait sentir les fissures et failles qu’elle tentait de colmater au mieux. Combien de temps avant la fin ? Tout accélérait, et finalement, ce serait peut-être mieux de voir les mafias chuter, se détruire. Ou alors s’unir, mais tout cela était faux, elle s’en rendait bien compte. Jamais ils ne pourraient être sous la même bannière, trop d’ego à concilier…

La nuit était tombée sur Arcadia. Nuit étoilée, nuit reposante, et le couvre-feu avait été levé. De toute façon, celui-ci n’avait jamais été un problème pour Aura. Ténèbres dont elle se jouait, dont elle s’enveloppait dans une illusion d’invisibilité. Désormais, ce n’était plus nécessaire, le don pouvait être maintenu au repos. Plus besoin de se cacher, même si l’italienne était suffisamment discrète pour éviter les quelques patrouilles restantes. Sortir au milieu de la nuit faisait d’elle une cible, quelqu’un d’étrange aux yeux des autorités. Et elles n’avaient pas tort. Que faisait une avocate brillante selon certains, vendue selon d’autres, dans les ruelles de la ville, là où les prostitués, dealers, tueurs se retrouvaient. Heureusement que la vérité n’était pas dévoilée. Personne n’avait besoin de savoir qui elle était, ce qu’elle faisait. Ah, qu’elle manquait cette période, celle où elle n’était qu’une rumeur, que ses responsabilités n’étaient pas de faire tourner la mafia dans l’ombre. Maintenant, tous les autres la connaissaient, tous les chefs avaient perçu son regard, ses traits. Rester derrière n’avait plus aucun intérêt, même si elle préférait toujours.

Elle s’arrêta soudainement. Rue étroite, et ses pensées furent interrompues par des murmures. Cela faisait longtemps que les fantômes ne s’étaient pas manifestés de la sorte, suffisamment puissants pour court-circuiter une partie de sa réflexion. Sans réfléchir, elle suivit les voix, légères, tremblantes. Si Aura devait discuter avec des âmes, elle en ressortirait affaiblie. Enfin, ça dépendrait leur nombre, ce qu’elles désiraient. Les pouvoirs étaient bien plus nuancés qu’il n’y paraissait.

Quelques pas, quelques mètres supplémentaires, avant de s’immobiliser face à une silhouette, tremblante, effacée. L’italienne la détailla, silencieuse, laissant l’autre se faire à sa présence, avant de demander. « Que veux-tu ? » Si quelqu’un arrivait à cet instant, il la verrait parler, échanger avec le vide. Enfin, la folie était quelque chose de bien relatif, et Aura se moquait de l’image qu’elle renvoyait aux inconnus, au milieu de la nuit. Et puis elle écoutait l’histoire de l’âme, la demande étrange. Elle voulait vengeance, elle voulait tuer celui qui l’avait condamnée à errer. Ce genre d’histoires, la déité les entendait depuis la nuit des temps. La trahison, la haine, l’amour, tout ceci était bien humain à vrai dire. Et l’avocate resta silencieuse. Elle n’avait jamais réfléchi si la voix lui parvenait dans sa tête, ou qu’elle était réelle. Cela lui importait peu, à celle qui avait toujours vécu avec.

Elle n’aimait pas être dérangée. Non pas qu’elle en avait quelque chose à faire du regard des gens sur son comportement, juste parce qu’elle tenait à ses secrets. Et au vu des armes qu’elle portait, du sang qui tâchait régulièrement ses vêtements, de la légalité dont elle se jouait d’un claquement de doigts, elle se devait de rester discrète. Un autre point sur lequel Hécate et elle était d’accord. L’un des nombreux à vrai dire. Cependant, l’influence de la déesse poussait Aura à discuter avec les âmes en peine, les âmes à guider. Et plus les souvenirs revenaient, s’emparaient d’elle, plus l’italienne se perdait dans les histoires de meurtres et de vengeance. Les âmes qu’elle percevait étaient de celles qui ne trouvaient pas le repos, ne le trouveraient pas tant qu’un fragment d’elles serait lié à ce monde. Et la divinité se sentait presque obligée de tendre la main ou, au contraire, les punir pour avoir tenté de jouer avec la Mort. Hécate, autant bénéfique que maléfique, drapée dans son mysticisme habituelle… Et Aura s’en jouait, se blottissait dedans, donnait l’illusion de prendre sans jamais avoir à donner. Ca avait été le cas pendant si longtemps. Aujourd’hui néanmoins, il lui faudrait se plier aux réclamations de la grecque…

Les mots étaient sortis à l’encontre de l’inconnu, avant d’être rembarrés sans la moindre pitié. Les yeux roulèrent dans leurs orbites, heureusement pour lui que l’avocate était d’une humeur passable en cette douce soirée. Pour un peu, l’arme à feu à sa ceinture n’aurait pas juste servi à effrayer…

Un coup de feu n’aurait pas été des plus discrets après.

Elle grimaça doucement, à la lumière de la nuit, avant de reprendre ses traits froids habituels. Les iris détaillèrent la tenue de l’homme, plus âgé qu’elle, le visage plus marqué par la vie. Ou alors était-ce elle qui ne ressentait ni culpabilité, ni stress, ni amertume envers cette société qui l’avait façonnée, et les atrocités qu’elle avait commises ? Elle était en paix avec elle-même depuis bien longtemps, elle qui vivait au milieu du sang et des fantômes. C’était ça, entre ceux qui la hantaient et ceux qui voulaient réparation pour le crime qu’un autre avait commis sur eux… Heureusement qu’elle avait su faire la part des choses, les ignorer la plupart du temps.

Et il se mit à échanger. Pas avec elle, non, c’était trop demandé. Mais avec l’âme. Alors, curieuse, Aura se laissa à observer l’aura, qu’elle avait comme toujours ignoré jusque-là. Une aura grise, une créature grouillante sous la chair. Une assez rare ces derniers temps, ou alors l’italienne ne s’était juste jamais intéressée aux autres mythologies, tant qu’elles ne lui apportaient rien. Ah, l’ethnocentrisme…

Bref, si elle voulait échanger avec cet inconnu, sourd mais entendant les âmes errantes, il lui faudrait donc passer par le fantôme. Ce fut par ailleurs à celui-ci qu’elle s’adressa. « J’accepte de t’aider, si tu me sers à échanger avec cet homme. » Une promesse, aussi futile soit-elle, pour plier l’âme à sa volonté. Puis l’autre avait l’air d’avoir des questions, d’après ce qu’on lui transmettait. Donc, à partir de maintenant, un tiers, créature à peine physique, se chargerait de transmettre les mots de la mortelle à l’homme. Et comme Aura n’était pas connue pour tourner autour du pot, elle mit les pieds dans le plat dès le premier mot. « Je peux la voir car c’est un fantôme, et que cela fait partie de mes attributions. » Pause. Elle aurait pu hausser les épaules pour ajouter une touche de je-m’en-foutisme, mais son ton – ou les propos – devaient largement suffire. « C’est un pouvoir comme un autre, et si tu peux communiquer avec eux aussi, tu dois en posséder un similaire. » La tête se pencha sur le côté, les iris grisâtres s’accrochèrent à celles de l’homme. « A moins de refuser de le voir ? » Il s’agissait d’une idée, d’une possibilité qui ne lui effleurait même pas l’esprit. Puis bon, dans un tel cas où il s’étonnait qu’elle voit quelque chose, il devait bien se rendre compte qu’il avait une capacité supplémentaire, non ?