Lever de rideau

@Jan Arsen & Ilyes

Depuis peu – une ou deux semaines tout au plus – Ilyes faisait ses premières armes dans une petite troupe de théâtre désargenté, dans un quartier tout aussi pauvre. C’était sans doute pour ça qu’ils n’avaient pas trop rechigné à le prendre en stage lorsqu’il avait rentré sa demande sans trop y croire, ses espoirs s’amenuisant sous le coup des nombreux refus. Déjà quelqu’un. Pas de temps. Pas le bon profil. C’était un peu le théâtre de la dernière chance à ses yeux, lui qui avait rêvé de studio d’enregistrement et de scènes de grandes envergures.

Et pourtant, chaque soir de représentation, il était fidèle au poste et faisait de son mieux. Au début, il avait craint mourir d’ennui en observant la programmation des plus classiques. Ça l’étonnait pas que son prédécesseur se soit cassé sans demander son reste. Une saison grand maximum. Deux, quand on était un peu timbré. A la troisième, on cherchait mieux payer, plus intéressant. Et pourtant, Ilyes avait fini par se prêter au jeu. Les comédiens étaient tous plus intéressants les uns que les autres, l’abreuvant de leur culture sans qu’il ne le demande et chacun avait essayé de lui faire une minuscule place dans laquelle il pouvait se glisser.

Et puis, comme certains soirs, il alla se poser à la buvette, se mêlant aux habitués aux salariés. Pendant que les bulles roulaient sous les langues, le mineur y commanda un thé, sachant pertinemment que les sachets vendus étaient immondes. Mais à défaut d’autre chose… Les yeux fixés sur l’infusion, Ilyes ne manqua pas la remarque de l’homme à ses côtés. Ses phalanges se resserrèrent  légèrement sur la tasse brûlante. Mauvaise, sa balance ? Vraiment ? Peut-être pas la meilleure de la ville mais il faisait ce qu’il pouvait. Il était jeune et sans expérience et ce foutu théâtre l’avait foutu derrière une console aussi vieille de lui certainement , tout seul. Alors ouais, quand Dune hurlait un peu plus fort que ce qu’il avait prévu – sans doute parce qu’elle avait remarqué son ex, Ian, dans le public – il se foirait un peu.

L’homme l’interpella, lui évitant de maugréer encore tout seul pendant de longues minutes. Ilyes le regarda de ce regard morne, vide, qui caractérisait si bien les jeunes de son âge, l’écoutant parler. Il ne confirme pas qu’il était le nouveau, ni ne donna son prénom. Il n’eut pas le temps de réagir sur la place de rêve que l’adulte enchaîna sur une histoire de disparitions. Leurs mines sérieuses ne lui disaient rien qui aille et le jeune homme était légèrement perdu. Il n’était pas certain de comprendre le but de la discussion et encore moins si on se foutait de sa gueule ou non. La présence de son directeur – et il tenait vraiment à garder cette place – l’empêchait de s’éloigner sans demander son reste, à défaut de s’énerver.

De plus, il avait parlé d’enquêtes. L’homme ayant un certain charisme devait donc être un flic. Le gamin avait eu sa part de déconvenues avec les forces de l’ordre et il avait plutôt intérêt à faire profil bas, dès lors.

Mais quand ils parlèrent d’Adriel, Ilyes ne put rester sérieux. De ce qu’il avait trouvé dans la Loge – comme il aimait appeler la pièce depuis laquelle il opérait – le gars devait pas être le plus clean du monde. Super dérangé. Un peu drogué. « Il a de la famille dans le coin, Adriel ? J’aimerais bien leur retourner le stock de capotes à la banane qu’il a dû abandonner… » demanda-t-il d’un air faussement peiné. Le bordel laissé par l’ancien régisseur traînait encore, colorant de mille-et-unes surprises le moindre espace de rangement ?

Ilyes retira le sachet qui avait légèrement trop infusé – comme s’il n’était pas déjà assez mauvais comme cela – en prenant bien soin de l’écraser sa cuillère avant de replonger son regard dans celui du roux, avec son plus beau sourire taquin. « Mais j’ai de la chance, je suis pas très blond, je ne devrais pas disparaître, même si ma balance est vraiment mauvaise. »

Et puis, emporté par son élan, comme s’il avait oublié le malaise qu’il avait ressenti quelques minutes auparavant, pensant être en présence d’un policer, il se pencha vers l’homme comme pour lui glisser une confidence. « Mais vous savez, j’en ai entendu parler, de votre serial killer, dans les coulisses. Paraît qu’il a une loge ou une place préférée, dans la salle. Et qu’il est pas très commode avec les gens qui lui prennent – même avec les roux. C’était quoi, votre place, sans indiscrétion ? »

Par chance, Ilyes se souvenait encore très bien de Dune, complètement ivre un soir, lui racontant Le Fantôme de l'opéra avec ferveur.

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L’Homme connaissait ses classiques et Ilyes sourit un peu plus fort, un peu plus aimable. Pour une fois, il était content d’avoir écouter quelqu’un. Pour une fois, il appréciait de briller légèrement, de surpasser l’étiquette de crétin que les gens devaient certainement lui accoler sans se questionner. Parce qu’il était jeune. Parce qu’il était vivant. Parce qu’il était fougueux, agissant plus vite qu’il ne réfléchissait, parlant plus vite qu’il ne devrait, sûrement.

Sauf que rapidement, le sourire se tarit aussi vite d’une source d’eau en plein désert.

L’Homme ne s’arrêtait pas, enchaînant avec des détails, non pas sordides, mais perturbants. Ilyes ne savait plus dire s’il rigolait ou s’il était sérieux, si le théâtre avait vraiment fait l’objet de sombres histoires. Il l’aurait su si cela avait été le cas, non ? Une recherche sur Google lui aurait donné accès à quelques articles de presse, avides de faits divers morbides et aussi divertissant qu’une histoire de meurtre dans un petit établissement culturel d’un quartier appauvri.

Pourtant, il n’exprima pas ses doutes à haute voix. Non, Ilyes se méfiait toujours du roux. Beaucoup trop instruit dans le domaine, deux possibilités de profession s’offraient à lui : policier, comme il le redoutait de la conversation avec le directeur, et meurtrier. Il lui semblait beaucoup trop propre pour cette deuxième option. Mais ne lui avait pas toujours répété de se méfier de l’eau qui dormait ? Et des apparences ? Et d’un tas d’autres critères barbants que les enfants n’écoutait à moitié.

L’égyptien accueillit la question d’un sourire vorace. « Bien sûr. Y a une place plus haut qui m’est réservée. » Il aimait ses phrases ambiguës, où chacun comprenait ce qu’il souhaitait y voir. Une place de régisseur dans un grand studio. Une place de Chef en quelque chose, un titre bien ronflant qu’on lui trouverait alors. Une place de grand Directeur. Ou alors, la place de Père parmi les siens, les guidant vers la voie du pouvoir, sur les chemins du succès et de la reconnaissance. Il succéderaient à la génération de sa mère, qui elle-même aura briguer la tête des Enfants Terribles avant de lui laisser, à lui et celle qui serait juger digne.

Mais encore une fois, la suite n’augurait rien de bon. Le jeune ne comprenait pas l’animosité soudaine de l’adulte. Etait-ce une épreuve du feu ? Etait-ce un bizutage ? Le reste de l’équipe était au courant ou il avait juste l’art de s’attirer la poisse ? Et puis, c’était qui, ce gars ? Un mécène qu’il valait mieux avoir dans sa poche ? La famille de quelqu’un ? De Dune, peut-être ? Non, aucune ressemblance. « Pourquoi ? » demanda-t-il avant de terminer sa tasse et de la faire claquer sèchement sur le comptoir.

Pour une fois, il n’avait strictement rien fait et se retrouvait quand même dans les emmerdes.

Déjà, il se voyait devoir expliquer pourquoi il fallait encore venir le chercher au poste. Pourquoi il allait falloir le rafistoler, peut-être. Allait-il oser passer à tabac un gamin de 19 ans, même pas majeur ? « C’est quoi votre problème, en fait ? Vous avez pas encore mangé ? Ou vous avez pas encore eu votre quota d’arrestation non-fondée de la semaine ? » Les yeux dardaient sur l’homme, sans chercher à l’éviter, sans chercher à cacher ce début de colère qui pointait. « C’est ma tronche qui vous revient pas ? »

Au diable cette place, si c’était le prix à payer. Il trouverait ailleurs. Il commencerait même à renvoyer son CV dès ce soir, dès qu’il serait rentré. S’il rentrait un jour. « Mon thé est fini. Vous vouliez me montrer quelque chose, que j’aurai besoin de force ? » Ilyes se leva de son siège, déployant sa haute taille dans toute sa splendeur et d’un geste de la main, indiqua le reste de l’établissement. « Faut-il que je prévienne ma mère que je ne rentrerais certainement pas ? »

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@Jan Arsen & Ilyes

Les « Adultes », puisque c’est ainsi qu’il fallait les nommer, ne comprenaient vraiment rien à ce monde. A se croire supérieurs, ils en oubliaient que le reste – les petits, les mômes, les marmots, cette foutue génération Z ou il ne savait quelle autre lettre le concernait – était doté des mêmes envies, des mêmes sentiments dans des intensités plus ou moins différentes. Et comme eux, quand ils posaient des questions, ils voulaient des réponses.

Des réponses, Ilyes n’en avait aucune. Le roux niait savamment ces interrogations, ne dévoilant rien de sa propre personne. Flic ? Pas Flic ? Il devait comprendre que pour l’égyptien, cette information détenait une importance capitale, comme s’il jouait sa vie entre les doigts certainement marqués par la vie, en plus de l’âge. Était-ce si tabou, ces histoires de profession ? Il ne lui demandait pas quel chiffre figurait sur son compte en banque. Peu lui importait que la somme soit indécente – même si une pointe d’envie motivée par ses entrailles le tiraillerait.

« Je sais pas, c’est à vous de me le dire. Moi, je le trouve plutôt charmant si vous voulez vraiment mon avis.» Un jeu de chat, de souris. De lion et de… truc pas trop bien défini. Deux entités qui se faisaient face, chacune avec sa colère, chacun avec sa haine. Mais ça, Ilyes, ne le savait pas. Il n’y avait que ces tripes face à l’injustice du monde, face à cette rancœur millénaire dont il se sentait victime.

Depuis des siècles, c’était toujours sa faute.

Une histoire répétitive, trop de fois entendue. Comme des histoires sur les mamans, qu’on entendrait encore et encore, de la cour de recréation à la salle de pause en entreprise. Ramener les mères dans l’histoire, ce n’était jamais joli. Après tout, il n’y avait que lui qui pouvait s’en moquer, de la maudite génitrice, de cette folle aux chats qu’il allait décevoir, encore. Était-ce elle qui lui envoyait, pour lui faire abandonner des études qu’elle n’osait désapprouver au grand jour ? « C’est plus ce que c’était les mamans, j’y peux rien. » La voix se voulait sèche, à la limite de la fracture. Comme une danse mal maîtrisée, où il écraserait bien vite les pieds de son partenaire.

Et puis enfin, le coup de tonnerre tant attendu. « Je n’ai besoin de la pitié de personne, moi. » L’orage éclatait, dans une splendeur perdue. C’est un poing qui volait, pour s’écraser sur un comptoir qui n’en voyait que rarement, dans ce lieu de décence. Des pas précipités pour réduire une distance faible, mais qui contenait les maux. Des attaques insipides, sans fondement, puisque l’homme ne s’ouvrait pas, ne se dévoilait pas. « Mais vas-y, tape. T’attends quoi ? T’as peur ? T’as peur que j’invoque la légitime défense ?Oh voyons, tu sais bien que les sous-merdes dans mon genre, ça peut invoquer ce que ça veut, on les écoutera quand même pas. » Une parole effrénée, butant sur certains sons, le sifflement d’une avidité voulant à tout prix percer. Une force brute qui lui serrait les poings, les yeux dardant sur les spectateurs de cette farce où il pouvait lire la désapprobation.

Soit, la suite se déroulerait en coulisses.

Il s’éloigna, toujours frénétique.   « Mais on avait pas parler de se taper dessus, de base. Je croyais qu’on allait chasser votre tueur en série ? C’était pas ça, l’idée ? On sacrifie le gamin pour enfin mettre un terme à cette histoire vieille comme le monde ? » Une histoire sans fin, pourtant. Parce que la violence et ses dieux, ses créatures, ses suppôts auraient toujours une place de choix dans le cœur gangrené des hommes.

Une porte qui s’ouvrait, dans un mouvement ample et le géant qui retrouvait la salle qu’il surplombait, quelques minutes plus tôt. Il déambulait parmi les rangs de siège, tout droit vers l’estrade, dans une foulée conquérante. A défaut d’être maître de ses émotions, autant se croire le maître d’un monde infiniment petit. « Ce lieu te convient ? Enfin, le démon arrivera-t-il bientôt ? J’espère qu’on va pas s’éterniser, j’ai pas très envie de rentrer à pieds. » Un sens de la mise en scène parce que le monde est théâtre qui doit le craindre.

Lui, l’engeance du chaos.

« Benhadi. Ça suffit. » Il n’avait pas entendu la porte s’ouvrir derrière l’homme. En fait, il n’était même pas certain qu’il l’ait suivi, ici, au coeur du dénouement. Le premier rôle féminin est décernée, venant réguler les colères des hommes, prêts à leur perte. « Ne siffle pas mon nom comme ça, voyons. Mais prends place, cela ne vaudra pas la pièce de ce soir mais... »

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Et ta colère ne changera jamais le monde.

Il devrait le savoir, Seth, pourtant. Que lui avait apporté sa colère, il y a de cela de nombreux siècles ?

Un instant de calme, sans doute, une fois l'oeil adverse arraché. Un sentiment de puissance éphémère. Il pourrait disserter pendant des heures sur les bienfaits de ces quelques secondes avant que tout ne s'écroule, sur ces hurlements qui naissent au fond de la gorge pour se gargariser dans une certaine suffisance.

Un sentiment de vide. Que leur reste-t-il, une fois l'objet de la colère assouvi ? Rien. Une vie soudainement sans but, sans feu. Des doigts qui se referment sur du néant, une nouvelle colère qui se crée, plus intime, plus personnelle.

Et puis surtout, les retombées. La colère ne lui avait jamais apporté bien de bon, mise à part sa chute, mise à part son humiliation. La perte de tant de choses. On est rarement récompensé, quand on cède à ses pulsions, surtout lorsqu'elles sont destructives. Soulagement d'un instant, poursuite millénaire.

« Ça tombe bien, je ne suis pas qu'un homme. Je me contenterai de ce seul sacrifice. »

Mais là, ce n'est pas Seth et ses leçons non apprises. C'est Ilyes, enveloppe charnelle, enveloppe ignorante. Gamin à peine sorti de l'adolescence, toujours plongé dans une vision dichotomique du monde : lui, et puis le reste. La colère comme seul moteur, la colère comme seule émotion. A-t-il un jour ressenti autre chose ? Oui. Comme tous. Mais dans ces instants, que la part gris obscur prend ce qui lui revient de droit, il oublie tout. Il n'y a plus que l'aveuglement.

Il n'y a plus que les cris parce que c'est cette vieille rengaine, lui contre le monde, lui contre l'univers.

L'entend-il encore, cette minuscule part qui aimerait le voir reprendre raison ? Le voir imiter l'homme de marbre face à eux, à lui ? Entendre la raison qui lui était soufflé. Rien ne changerait le monde. Rien ne servait de crier. Rien ne servait de se laisser submerger jusqu'à s'oublier. Il ne sait pas, pourquoi il entre dans une telle rage. Il ne sait rien. Et ne l'admettra pas, n'admettra rien.

Les ombres jouent sur un visage trop expressif, où même la lourdeur des paupières galvanisent un bouillonnement intérieur inhumain. Un sang échauffé que rien ne refroidit. C'est stupide. Ça le tiraille, parfois, quand l'orage l'encercle. Il sait qu'il court à sa perte. Mais c'est inhumain. Mais c'est plus fort que lui.

« Je crie pour ce qu'on a toujours crié. »

Deux mains qui se saisissent d'un col de veste. Non pas pour se hisser à hauteur - même si le gamin est plus bas que terre, au final - mais pour intensifier un rapport. Des flammes qui dansent dans des pupilles mordorées, qui savent déjà que rien de bon les attend. « Tape. » Aboiement rauque où se joue tout ce qui n'est pas retenu. « Tape. Tape fort. » Claquement de langue, grincement de dents, crispation de la mâchoire. Rien qui ne va, comme à l'accoutumée.

Enfin, les paupières qui se ferment, prête à l'impact. Il était - et l'est toujours - con Ilyes. Ponctué de bleus, de batailles perdues d'avance. Se faire taper pour mieux avancer, pour casser le dernier barrage qui retenait les flots boueux d'une future chute.