Reprendre contenance. L’exercice est terrible, au delà du difficile. La douleur encore vive par endroits, surtout hantant les souvenirs, la sylphide darde un dernier regard à son reflet dans le miroir. Ses vêtements sont tâchés ici et là, crasse des pavés, traînées d’hémoglobine coagulée, et ses cheveux tout juste relevés, comme à son arrivée. Elle y passe une dernière épingle, et contemple le tableau, le visage grimaçant. Ce dernier a perdu ses couleurs et son fard, tout comme les traces de lutte et de coups, que le dieu médecin vient de faire disparaître. A bien la regarder, on ne devinerait pas qu’elle vient de subir un passage à tabac. Les traits fermés et durs ne laissent rien transparaître. Seul l’océan de ses yeux parle à ceux qui savent le déchiffrer ; le bleu azuréen a laissé place à la tempête, et l’oeillade est cendrée. Tantôt assombrie, tantôt pâle, surtout témoin des humeurs intenses qui l’animent, entre incompréhension, traumatisme et colère.

On ouvre la porte derrière elle, pressant la trafiquante d’achever sa toile pour paraître sinon fraîche, du moins correcte au regard du Patron. « El Commandante vous attend ». Elle récupère ses affaires, sans un mot à l’égard du cubain venu la requérir. Elle quitte en suivant la salle d’eau du Mezcal, au sein duquel on lui a offert asile après l’altercation. Plus d’une heure s’est écoulée depuis, et tandis qu’elle serpente dans les dédales de couloirs en compagnie du subalterne, elle discerne les voix aux accents aiguisés qui s’élèvent. Un air sud-américain se joue sur les baffles de la pièce principale, dont elle respire les émanations, mélange de sueur mâle et fumée de cigares, qui lui soulève le cœur.

« C’est là ». Et elle franchit le seuil, poussée par le gorille qui ne lui laisse pas le choix. Costilla n’est pas seul, mais sa silhouette est celle qu’elle distingue en premier. Il lui tourne le dos, posté en retrait, tel un félin en traque prêt à bondir de sa pénombre. Un des hommes qui l’accompagne lui désigne un fauteuil sur lequel elle s’installe, face au large bureau, qui forme un rempart. Les meneurs d’un côté, toujours, et la commerçante à sa place, en position de dominée. Règle d’or à laquelle l’orgueil de la divine a su s’habituer.

Les yeux rivés au sol, elle se passe d’un salut, attendant qu’on la cueille en premier. Sa respiration mécanique et sibilante vient trancher le silence qui pèse sur l’assistance. Chaque inspiration est un supplice à endurer, ses côtes endolories déchirées par le feu que le Dieu guérisseur, fort occupé à résorber d’autres blessures, n’a pas su étouffer. Elle déglutit péniblement, quand un claquement de langue lui fait relever les yeux.  

Un regard insistant fixe la surface sur laquelle trône un verre rempli d’un alcool fort, compagnon d’une bouteille. La bouche pâteuse, la gorge sèche, la sylphide comprend le message, et prête à se laisser tenter, elle porte la coupe à ses lèvres, humant d’abord les effluves du fluide couleur rouille. Le liquide s’agite et tourbillonne, révélant l’imprécision de la divine sous le produit de sa poigne tremblante. Éreintée. Nerveuse. Agacée. Pétrifiée au fond d’elle, mais cela, elle ne le montrera pas.

Elle avale d’une traite, la liqueur infecte, qui ravage son palais délicat, incendie son gosier. Pour un peu, elle s’en resservirait, encore, et ce, jusqu’à ne plus rien ressentir.

« On a fait interroger l’homme qui vous a agressée ». A ces mots la sylphide se redresse, et déglutit péniblement. Les regards dardés sur sa personne la mettent ce soir mal à l’aise. Alors qu’elle les affronte, d’ordinaire, les soutient sans ciller. Sans défier, jamais, ni surtout provoquer. Elle sait y mettre juste assez de morgue et de fermeté pour prouver aux mafieux qu’elle est de taille à collaborer, et qu’elle a les épaules. Qu’elle comprend et connaît les rouages de la gangrène mécanique qu’ils instillent partout où ils savent se faufiler, car elle est fille de l’un d’eux. Kearney, qui lui a appris le respect dans les œillades mais sûrement pas la sujétion. Qui lui a donné la valeur et l’aplomb de négocier avec les pires lascars, gangsters redoutables de la ville et de ce monde en perdition.

« Il semble dément. Et ce n’est pas l’un des nôtres. Il voulait vous tuer. Parce que vous voulez le « buter » selon lui ». Trop d’informations qui se succèdent et s’agglutinent aux souvenirs mauvais. Combien de fois t’as voulu me buter ? Ca résonne dans le crâne en même temps que les coups. Ca la fait sursauter. Serrer les dents si fort qu’elle pourrait bientôt sentir sa mâchoire se briser.

L’empoisonneuse trouve un repère dans les prunelles sombres aux reflets mordorés. Son contact familier au sein de la Calavera, le négociant des fournées et de leur livraison. Il y a moins de raideur dans son comportement que dans celui de Costilla, et aussi inconcevable que ça puisse paraître, ça l’apaise qu’il soit là.

Mais la divine ne parle pas. Elle songe. A ce que peut bien signifier la folie évoquée. Aux raisons qui auraient pu pousser un homme extérieur aux factions à vouloir la tuer. Et elle n’en voit aucune. Finit par se dire que ce n’était peut-être pas voué à s’achever en meurtre, et qu’on a pu simplement vouloir l’intimider. Lui donner une leçon. Ce ne serait pas la première fois.

« Vous le connaissiez ? ». Un silence. Écrasant. Pas même en fond la mélodie sourde et lointaine qui s’est tue. « Non ». Elle siffle entre ses dents, parce que ça lui broie les entrailles de se remémorer les traits furieux du visage inconnu. Si elle ne l’avait jamais vu auparavant, elle sait désormais qu’elle ne l’oubliera jamais plus. « Et je ne sais pas ce qu’il a cru mais c’est faux ». Trop occupée ces derniers temps pour planifier des assassinats, et pas vraiment son genre non plus.

La démence, elle n’y croit qu’à moitié. L’hybris commence doucement à s’éveiller après le traumatisme, et la rancœur se fait plus virulente. Elle ne peut pas s’empêcher de soupçonner celui qui lui fait face, même si beaucoup trop de paramètres semblent discordants dans cette histoire. Les mains posées à plat sur ses genoux, elle lutte soudain pour demeurer de marbre et surtout s'éviter de paraître nerveuse, irritable. Mais craint malgré tout de se montrer instable. « Comment s’est-il justifié de son attaque sur votre territoire ? » Échappée, la question qui la brûle. Et cette fois, l’océan de ses yeux déchaîné ne se refuse pas de fixer El Commandante.

« Vous étiez seule, dans un endroit peu fréquenté. Ça aurait pu arriver ici ou ailleurs. C’est un fou, il n’a pas réfléchi à l’endroit, sans doute juste au moment ». La tension est palpable. Derrière son rempart de fortune, la divine redressée affronte el Commandante. Elle soupçonne et accuse, bien qu’indirectement, et ça ne lui plaît pas. Elle peut le lire dans son regard, ressent la rudesse dans sa voix, comme elle peut aussi bien deviner que tout chef de mafia ne souffrirait pas de se faire ainsi incriminer. Pas devant ses hommes, et pas venant d’une étrangère à sa faction. Le simple pourvoyeur qu’elle est, malgré les circonstances, ne devrait pas insinuer ce genre de choses avec la morgue dont elle vient de se parer.

L’hybris a parlé à sa place, et si la question a pu paraître anodine, la forme et le ton eux ne l’étaient pas. La réponse de Costilla ne semble pas lui convenir. « Il sera mort avant demain. On reporte la rencontre prévue ». Elle cille aux mots du négociant, dévie le regard du patron pour accrocher celui beaucoup moins froid de l’homme dont elle détient la vie entre ses doigts. « Mort ? » Une partie d’elle admet qu’il ne mérite que ça. Le désir de vengeance attisé rêve de la voir châtier elle-même celui qui a osé. Mais la raison est toujours là, malgré le traumatisme, et l’esprit souffre de n’y rien comprendre. « Qu’a-t-il dit exactement ? » Elle doit absolument savoir. Une fois trépassé, puisque tel est le sort que la Calavera semble lui réserver, son agresseur ne pourra plus parler. Et Costilla sera le seul à détenir la vérité, avec peut-être quelques hommes.

Elle coule une oeillade inquisitrice à l’attention de son capitano. La relation qu’ils ont tissée, étrange, elle n’est pas assez stupide pour la pensée bâtie sur la confiance. Pourtant, et comme il semble vouloir lui montrer, elle veut croire qu’il a pour elle un peu plus de considération que son terrible supérieur. Conscient de ses faiblesses et la dépendance qui les lie, aurait-il pris le risque immense de la perdre ? « Je veux le voir ». Elle siffle tandis que le corps s’appuie de nouveau au dossier de sa chaise. Les paroles prononcées l’ont surprise elle-même, et elle n’est pas certaine de savoir où puiser la force de confronter l’assaillant. Elle en est presque à regretter sa revendication, quand sa main prend appui sur son front.

Déconnectés de la réalité durant quelques secondes, ses esprits sont difficiles à recouvrer. La vision embrumée, la pièce qui commence à tourner, lui rappellent le traitement qu’elle vient juste d’endurer. Elle n’est pas en état, et pourtant elle se bat pour tenir la tête hors de l’eau. Elle rassemble ses forces s’il lui en reste encore, se ressert un verre du liquide infâme, et l’engloutit aussi sec. « Puisque je suis là, autant enchaîner sur la négociation ». Elle contredit tous leurs plans, pour une simple et bonne raison : demain sera un autre jour, tout comme les suivants, et elle n’est pas certaine de vouloir remettre ça de sitôt. Autant s’en débarrasser tant qu’elle le peut encore. « Mais je veux le voir d’abord ». Elle insiste, soutenant le regard du souverain, et balayant ses doutes quant à la confrontation possible. « Je ne vous fais pas confiance ». Elle a conscience des conséquences terribles que son aplomb démesuré lui fera potentiellement subir. Pourtant elle veut lui faire comprendre, quitte à exposer les raisons de sa demande ; « Vous ne seriez pas le premier à vouloir m’intimider... »

Et si trop d’éléments semblent plutôt jouer en faveur du mafieux, l’Empoisonneuse perturbée n’est plus à même de réfléchir avec sa clarté habituelle. Tout lui paraît plausible, même ce scénario un peu fou, dans lequel la Calavera aurait risqué de perdre gros en s’acharnant sur elle…

« Nous n’y gagnerons rien de cette manière. Nous savons tous ici que vous nous approvisionnez et que vous aidez Jan ». Jan. Le surnom usité la surprend. Beaucoup trop familier, surtout inhabituel. Les méninges ravagées n’ont pas le loisir de nouer de lien plus concret quant à la signification de cette camaraderie soudaine. Elle note toutefois dans un coin de sa tête, pour percuter plus tard, peut-être. Si ce n’est pas vraiment le ton des réunions d’ordinaire, cette soirée n’est en rien routinière et d’autres éléments accaparent davantage son attention. Comme le refus constant, auquel elle s’attendait, et la hargne difficilement dissimulée de Costilla sous ses poings serrés. « Nous n’avons rien à gagner à ce que vous nous détestiez. Vous le sauriez si vous réfléchissiez ». Et c’est pourtant ce qu’elle fait. Beaucoup trop pour en tirer des conclusions pertinentes, et le Chaos de la situation n’est pas vraiment d’une aide profitable.

« Ne sous-entendez plus que nous sommes à l’origine de cette agression ». La migraine profilée sous son crâne lui arrache un rictus méprisant. Elle se retient de ricaner péniblement, tandis que ses doigts flageolants dessinent les contours de sa tempe douloureuse. « Vous n’avez rien à vous reprocher... » Elle en doute encore, elle en doutera toujours. Même si les arguments du Commandante sont convaincants, et qu’ils auraient été bien bêtes de la mettre dans cet état après les projets convenus et les prochaines livraisons à venir… A moins toujours qu’on cherche à la voir échouer, qu’importent les moyens d’autant s’ils sont tordus. Les lippes tremblantes s’entrouvrent à nouveau pour formuler la question demeurée en suspens ; « Alors pourquoi refuser la confrontation ? Si ce n’est parce que vous avez peur qu’il parle... »

Un regard appuyé au Capitano, la divine se borne à insister. Si les manières laissent à désirer, elle n’est pas en état de s’y prendre autrement. Sa demande est légitime. Après tout, n’est-ce pas elle l’agressée ? Bien sûr, elle n’a personne pour s’en occuper, alors, Costilla devra encore lui prêter quelques hommes pour tenir le fauve durant la rencontre improvisée. Elle n’est pas certaine de ce qu’elle fait, loin de là même, mais c’est tout ce à quoi elle a l’impression de pouvoir se raccrocher. Et prête ou non à affronter son bourreau détraqué, il lui faudra de toute façon faire illusion devant les mexicains. « Vous n’avez pas de preuve à m’apporter. Accédez à ma requête et je vous accorderais le bénéfice du doute ». C’est qu’elle exigerait presque. « Plus d’allusions à cette affaire après ça ». A moins que l’entrevue ne dévoile quelques détails croustillants. « Ce sera comme si rien de tout cela n’était jamais arrivé ». Pour lui, car révélé coupable ou non, elle n’est pas prête d’oublier l’épisode, et formuler cette promesse lui donne la sensation de s’arracher la langue.
Costilla, la balle est dans ton camp.

Et la mâchoire se serre au discours attendu de Costilla. Il refuse, ne démord pas. Là où sans aucun doute, elle se montre arrogante parce qu’elle se trouve dans son droit, lui demeure impassible, alors que l’agacement clôt ses deux poings et bat ses tempes. Elle a failli mourir, la Calavera n’y est pour rien. Il répète sans arrêt, avec une telle assurance qu’il devient difficile de ne pas croire à son innocence. Mais à mesure que le temps file, la douleur et l’épuisement rendent la réflexion de plus en plus difficile. Et la divine en arrive à la conclusion qu’elle ne sera pas capable de trancher ce soir. Coupable ou non, Costilla est le maître en ces lieux et ses multiples tentatives pour essayer de le convaincre ont achevé de l’éreinter. Des arguments valables, elle en a pour les deux positions. Peut-être qu’il dit vrai et que tout n’est qu’un jeu de hasard. Ou peut-être qu’il ment et qu’il a perdu le contrôle de ses manipulations. Elle peut croire sans mal qu’il n’ait jamais été question de la tuer. Elle ne sera jamais certaine qu’il n’a pas voulu lui donner une leçon. Alors elle capitule. Les mains toujours emprisonnant le crâne en souffrance, elle a pour le Commandante un sourire qui se veut amer et dédaigneux. « Soit. Je ne lui parlerai pas ». Elle semble réfléchir, peinant à respirer toujours. « Mais j’aimerais voir son visage une dernière fois ». Pour être sûre qu’elle ne le connaît pas. Au cas où simplement des bribes de souvenirs remonteraient pour semer des indices là où elle n’en voit aucun. Elle sait d’avance que l’instant sera des plus difficiles mais elle se borne à l’envisager comme sa dernière chance.

Ses prunelles fixent celles de Costilla, qui fidèle à sa parole, finit par abdiquer. Un regard échangé avec son Capitano, et ce dernier disparaît derrière la lourde porte dans le dos du Commandante. Ce n’est pas celle par laquelle elle est entrée. Et ce n’est pas non plus derrière cette porte que l’attend celui qui l’a sauvée. Le dieu médecin dont elle ne sait presque rien mais qu’elle a pourtant hâte de retrouver.

En l’espace de quelques secondes, des lumières supplémentaires s’allument, un rideau mécanique est levé. Sur sa droite, une vitre teintée se dévoile, et bien vite, l’agitation gagne la pièce attenante. Des molosses mexicains retiennent le coupable des maux qui l’accablent. A sa vue, elle se dresse brusquement, une main agrippée au bureau, et l’autre autour du récipient qui se brise sous sa poigne sans contrôle. Débris de verre qui parsèment la surface, pénètrent dans la peau, et des perles carmines s’ajoutent bientôt aux écorchures. Qu’importe, puisqu’elle a vu bien pire. Et tout son être se fige, tandis qu’elle détaille son bourreau à travers la vitrine.

Profil accidenté qui la contemple sans la voir. Œil révulsé dans son orbite, palabres qui fusent, qu’elle entend mais qui n’ont aucun sens. Comme le lui a assuré Costilla. Et ça la brise une nouvelle fois de le revoir, quand bien même il soit inoffensif entre les mains des hispaniques. Fermement contenu, partiellement amoché, il reste l’être qui l’a sauvagement battue, presque laissée pour morte sur les pavés mexicains.
Le cœur au bord des lèvres, il lui faut détourner le regard et baisser un instant les paupières pour ne pas se laisser submerger par la vague de ténèbres croissant au fond de ses entrailles.

Comme elle feint un long moment de contempler le prisonnier, elle finit par se tourner péniblement, les bras tenant ses côtes endolories, pour capter les prunelles sombres du chef de mafia ; « Ca ira ». Simples mots pour stopper la confrontation, et par la même occasion, la lutte verbale qu’ils se livrent depuis son entrée dans la pièce. Elle se résigne, se soumet aux menaces et aux affirmations de Costilla, sans d’autre choix que celui de continuer à traiter avec la Calavera. Et de lui faire confiance.

« Pour le contrat » ; le discours amorcé demeure quelques secondes en suspens, le temps qu’elle se retourne complètement et retrouve ses affaires entre le bureau et la chaise. « Je ne crois pas être en état d’en discuter maintenant tout compte fait ». Changeant d’avis, elle s’apprête à prendre congé. Et comme on lui a déjà proposé un autre rendez-vous, on ne semble pas lui en tenir rigueur. « Semaine prochaine, sans faute », s’empresse-t-elle d’assurer en saluant amèrement le Commandante du regard.

Et en passant la porte, elle ne voit pas le téléphone perdu que le Capitano replace discrètement dans la poche de la veste pendue à son bras.