Charlie avait ce drôle de jeu, pendant ses jours de congés : il devait suivre le plus de personne possible en un temps record, suffisamment pour essayer apprendre ne serait-ce qu'une information sur eux sans même avoir à le leur demander.
Il avait commencé au pied de son appartement avec une petite dame rondelette au bonnet mauve. Elle marchait très, très lentement. Beaucoup trop lentement pour les jambes interminables de Charlie. La seule chose qu'il en avait tiré c'était qu'elle avait sans doute des problèmes aux genoux : elle n'arrêtait pas de s'arrêter tous les dix mètres pour se les masser mollement en grimaçant. Il se décida sur un quarantenaire en smoking par la suite. Celui-ci marchait soudainement beaucoup plus vite. Il hurlait au téléphone que personne ne lui marcherait dessus, personne, pas même ce sale... Lovecraft n'avait pas bien entendu son nom.

Il se disait alors qu'au prochain tournant, il suivrait la personne qui passerait
à sa droite. Il s'agissait alors d'une jeune femme. Elle marchait plutôt silencieusement et ses cheveux flottaient dans son dos. Il y avait un parfum sucré qui la suivait de très près - à tel point que Charlie se sentit obligé de presser le pas pour mieux en capter les subtilités. En vain, d'ailleurs, puisque son odorat se voulait toujours aussi médiocre et quand bien même il pouvait atteindre des sommets en matière d'étrangeté, il ne se sentait pas à l'aise à l'idée de mâcher les cheveux d'une parfaite inconnue dans le simple but d'en comprendre l'odeur.

Reprenant très vite de la distance, Charlie se fondait un peu plus dans la masse sans jamais la quitter des yeux. Il avait regardé son reflet dans les nombreuses vitrines qui les entouraient et il l'avait trouvé jolie. Mais se dire qu'elle était jolie n'était pas une information suffisante pour changer de cible. Alors, dans l'attente d'un appel, d'une rencontre soudaine, il continuait de fouler de ses pas.

Le ton qu'elle avait pris était incroyablement différent de la force avec laquelle elle venait de plaquer Charlie contre le mur. Il sentait son épaule s'écraser avec puissance contre la façade - il pouvait même jurer entendre ses os commencer à craquer sous la pression de sa poigne.
La panique le rattrapa très vite comme pouvait le témoigner son rythme cardiaque et la cadence de sa respiration, si bien qu'il ne se posa pas de question quant à la violente embuscade dans laquelle il s'était jeté tête baissée.

La jeune femme le jaugea du regard avec tant d'intensité que Charlie se sentit obligé de la fuir du mieux qu'il le pouvait. Tantôt ses iris se posaient sur le mur en face, tantôt ils cherchaient ses pieds. Il lui avait fallut trente bonnes secondes avant de se résigner et l'affronter droit dans les yeux - c'était toujours étonnant de voir Lovecraft, du haut de son mètre quatre-vingt douze, s'écraser face au premier conflit.

« Rien. » Affirma-t-il en oubliant de respirer.

« Je... ne faisais que marcher. »

Sans qu'il le cherche, le ton de Charlie devint plus inquiétant qu'à son habitude. C'est souvent les airs qu'il portait dès qu'il se faisait remarquer. Comprenez-le, cela ne lui arrivait guère souvent depuis l'éclipse. Il s'était accoutumé à être invisible à sa propre manière, alors, une fois devant le fait accompli, il n'avait plus aucun repère. D'ailleurs, comment avait-elle même remarqué ? L'idée même que ses capacités s'amoindrissent ou ne soient plus aussi efficaces d'un individu à l'autre fit germer une forme de frustration au sein de son estomac.

« Lâchez-moi. » Lovecraft ordonna à mi-voix, sans grande autorité. Il osait espérer que ses airs louches suffiraient pour s'en tirer.
« Je ne vous ai rien fait. Ce n'était que du hasard. »

Que du hasard...

Disait-il en posant fermement sa main sur son poignet pour tenter de lui faire lâcher prise.

La plupart des fois où il se faisait remarquer dans ses jeux étranges et malsains, les victimes accéléraient le pas sans poser de question et si, par le plus grand des hasards, elles possédaient assez d'audace pour le confronter, elles se contentaient de lui lancer une soufflante avant de partir, agacées. Pour la première fois, Charlie confrontait une jeune femme qui avait beaucoup de questions pour lui - si bien qu'il ne savait désormais plus quoi répondre pour se trouver des excuses. En soit, il avait bel et bien dit la vérité : tout ça n'était que le fruit du hasard mais les gens normaux ne faisaient pas ce genre de chose. Qui plus est, Arcadia n'était pas réputée pour être un havre de paix, les magouilles gonflent dans les rues, à l'instar du danger.

« Je suis Charlie. »

Il avait eu en tête l'idée de donner un autre prénom mais aucun ne lui avait traversé l'esprit cet instant précis, malheureusement. D'ordinaire, le regard de Charlie était plutôt fuyant mais dans des situations pareilles, il voulait toujours garder un maximum le contrôle, si bien qu'il clignait à peine des yeux en la fixant.

« Et je ne veux rien. » Balbutia-t-il.

Charlie se décolla du mur, espérant qu'elle ne revienne pas aussitôt à l'attaque. Il en profita pour bomber le torse et balancer ses épaules vers l'arrière, soulignant davantage son mètre quatre-vingt-douze.

« Pourquoi ? Alliez-vous dans un endroit où l'on ne doit pas vous suivre ? » Son ton était glacial. « Vous n'avez pas l'air d'avoir peur. Vous avez l'air en colère. »

Un instant de battement plus tard et Charlie entrouvrit la bouche, comme pour enchaîner provocation sur provocation. Cependant, sa mâchoire ne fit que trembler de plus belle, comme s'il venait de réaliser avec quel toupet il avait pris la situation - voilà bien quelque chose qui ne lui ressemblait pas. Ses épaules se rabaissèrent aussitôt et ses yeux finirent par dériver pour se perdre quelque part sur le trottoir d'en face. « P-Pardon. » Dans un murmure à peine audible, il baissa la tête. Rongé d'angoisse et de honte.