19H42, Luca sait que dans un journal comme le Times, l’heure est importante. Qu’après 19h tapante, toute information rentrant est reléguée au surlendemain, que les presses sont déjà chargées des casses pour imprimer les dizaines et des dizaines de feuillets et que les news des sites web sont déjà programmées. Il sait aussi qu’en débarquant à cette heure-ci, il n’embêtera pas trop Rachele Vogh, qu’elle aura eu le temps de finir ce qu’elle devait faire et qu’elle sera plus à l’aise pour discuter avec lui. Il ne l’a pas prévenu, il aurait peut-être du mais depuis quelques jours, le sous boss de la Camorra se fait discret. C’est la colère, la rage, le mécontentement et aussi le sentiment de trahison qui embrasent son coeur depuis cette réunion. Il n’a jamais hurlé, jamais explosé Luca. Depuis qu’il est adolescent, on le sait bruyant mais seulement dans des draps, jamais ailleurs, jamais contre ses supérieurs. Apprécié pour son calme, ses talents, sa différence, ce jour-là, il a laissé Eros le dévorer et le calme de l’italien a été noyé sous la puissance du dieu primaire. Ils se sont foutus de lui, d’eux, Augustin et Alcide, n’ont pas demandé leur avis aux autres sous-boss quant à la torture d’O’Reilly. Et cette façon de procéder… Digne de la Calavera. Et le potentiel passage de Salvatore en sous-boss alors qu’il méprise les femmes autant que le Don. Jamais il n’a osé en parler Luca, mais ce côté machiste de la Camorra commence sincèrement à lui courir sur le haricot.
Alors après quelques jours de silence, la découverte de son nouveau don l’ayant épuisé et rendu anesthésié de toute émotion, il a enfilé un joli costume trois pièces, a coiffé ses cheveux qui commencent enfin à reboucler et s’est rendu au Times pour en discuter avec Rachele. Il sait ce que pense sa collègue, est conscient qu’en tant qu’humaine et femme, elle a du trimer plus que beaucoup d’entre eux pour en arriver là. Et rien que pour ça, il la respecte bien plus que ses homologues masculins. Loin du QG, loin de Little Italy, Rachele est surement la seule avec qui il veut discuter en ce moment Luca, la seule qui serait capable de comprendre sa réaction et sa prochaine décision.

Il entre dans le Times, se présente, passe la sécurité et prend l’ascenseur vitré. Un sourire, une oeillade amusée et déjà, l’assistant lui demande d’attendre sur le canapé.  « Madame Vogh arrive dans quelques minutes. » il attendra le temps qu’il faut, si ça lui permet de mettre en ordre ses pensées et de ne pas exploser comme la dernière fois.

Le temps que la machine à café crache son liquide noirâtre lui semble n’être que quelques secondes. A l’inverse, la longue entrevue avec le directeur de la section internationale lui a paru interminable. Elle aimerait prendre une pause, pense à tout ce qu’elle doit encore faire. Pas le temps de ralentir, elle repart déjà avec empressement vers son bureau.
Elle se plonge à nouveau dans la conversation, cassée, tiraillée entre deux parts d’elle-même. La section internationale a toujours eu sa préférence. Couvrir les problèmes, enjeux et évènements mondiaux, s’ouvrir à l’étranger, comprendre d’autres cultures et les faire découvrir à ses lecteurs, c’est pour ça qu’elle s’est lancée dans le journalisme. Mais la plupart des fonds et potentiels des matières grises passent dans la résolution de maux bien différents et beaucoup plus proches. La Nuova Comorra attire la plupart de son attention.
Elle savait à quoi elle s’engageait, il y a quelques années, en acceptant le contrat avec la mafia. Mais plus les décennies passent, plus ça la dérange.
La réunion qui a eu lieu quelques jours plus tôt n’a rien arrangé. Alcide a décidé d’agir seul, en solo, avec un ego trop grand de dieu qui ne doute de rien. Augustin l’a suivi, le fils divin sans doute bien trop heureux de suivre le père. Elle se rabroue. Ce ne sont que des regrets et accusations amères. Les divinités ne contrôlent pas (encore) les deux hommes, de telles pensées ne servent à rien. Le jour viendra où ce sera le cas et alors Rachele commencera à s’inquiéter pour elle et le Times. Elle connaît Zeus, n’a pas besoin de le voir éclore dans son hôte pour savoir ce dont il est capable.
Elle n’a pas encore repris contact avec Aislinn. Le temps guérit bien mieux les blessures que les mots parfois et même Rachele sait reconnaître leur impuissance. Et puis que dire ? « Désolé, mon patron ne sait pas réfléchir avec autre chose que sa testostérone ». Ridicule. Elle n’a guère envie de défendre Bellandi Junior.
Les informations fuitées sur Ezra lui posent également un soucis bien plus grand, l’empêchant de grogner après du don comme elle l’aurait voulu. Son fils, agent du gouvernement ? Les Parques ont été bien cruelles. Elle balaie la colère et le doute qui arrivent avec ces pensées.
Quant à la Calavera … Rachele ne fera guère d’efforts pour trouver une manière de mieux faire passer la nouvelle après de leur commandante si on ne lui demande pas. Elle ne cautionne pas cette alliance, a conscience que la Nuova serait sans elle dans une situation impossible, mais devoir couvrir indirectement les agissements des sud-américains ? C’est plus que de l’agacement qui naît au creux de sa poitrine, c’est de la colère. Costilla est un monstre et si lui ne traite pas avec les femmes sans respect, c’est à tous les êtres vivants qu’il n’accorde pas la moindre valeur. Cet homme vendrait sa mère pour un combat clandestin fructueux de plus.

Elle a à peine passé la porte de son bureau quand on lui annonce l’arrivée de Luca Salducci. Elle hoche la tête, fait signe qu’on le fasse entrer en passant une main distraite sur ses plis de son chemisier. L’entrevue ne sera pas un repos, elle le sait, ni une bulle de calme dans la tempête des évènements. Mais trouver quelqu’un avec qui elle partage ses avis est un soulagement, surtout dans la mafia italienne qui dit amen à tout ou presque de ce qui sort de la bouche de Bellandi.

- Luca ! Je t’en pris, assieds-toi.
Quelqu’un leur demande s’ils désirent quelque chose à boire. Elle repose les yeux sur son café industriel. Celui d’Italie lui manque, mais il est bien plus long à faire.
- Non, ça ira pour moi. Luca ?
En attendant la boisson, Rachele vient s’asseoir sur le petit canapé au fond de la pièce. Inutile de s’installer à son bureau, la discussion ne sera pas professionnelle. Ou du moins, elle ne le sera pas vis-à-vis du Times.
- J’ai entendu dire ce qui s’est passé après la réunion. Ils ont dû être secoués.
Amusée, elle ? Elle aurait payé cher pour voir ça.

Le bureau est élégant,  simple mais avec de belles pièces sûrement  dénichées chez des antiquaires. L'oeil curieux de l'Amour ne peut s'apprécier, lui qui aime les histoires contées à travers les détails. Et Rachele obtient le même regard de Luca, la tenue de la directrice du Times et ses yeux gorgés d'intellect racontant milles et une histoires sur elle. Salducci a toujours apprécié la sous boss. Éclairée, confiante et capable de taper du poing même  face au Don, elle ne la jamais déçue. Mieux, elle la toujours surprise, gérant d'une main de fer l'édition du journal et son rôle dans la mafia italienne. Humaine, peut être mais qui n'a rien à envié a ses homologues divins, au contraire même.
Coup de menton, acquiescement accompagné d'un sourire, les traits sont tirés et la mine plus fragile. Luca n'a rien de l'homme qu'on  connaît en habitude, bien qu'il réussisse à garder la face et à tromper tout ceux qui ne le connaissent pas. Mais Rachele ne tombera  pas dans ses filet, Salducci est un sacré acteur mais Vogh le connaît bien. Non ça ira, j'ai bu trop de café cette nuit et j'ai mal à l'estomac.Et c'est bien là seule chose qu'il ressent depuis hier soir. Pas une once de tristesse, ni de culpabilité.  Pas de colère, ni de douleur, rien. Comme si en lui, la mécanique du coeur était enraillée, que la ritournelle était monocorde, sans soubresaut, ni beats entraînant. Comme sil était vide Luca.

Assis sur le canapé, les genoux serrés, les yeux d'azur se referment quelques secondes sous la remarque de Rachele. Tu parles de l'orgasme ou de la démission ? C'est dit avec un sourire faux, qui ne ressemble pas à l'amour. Émotion absente, contrecoups qu'il ne comprendra que plus tard, Eros a haussé la voix hier soir  pillant le coeur de Luca en passant. Pour la seconde option, je ne sais pas si c'était une bonne idée mais... Car il y a toujours un Mais avec Luca et jamais il ne prend de décision pour ensuite revenir en arrière. Leur orgueil est à la hauteur de leur inconscience. Il ne voit que le profit et leur score au golf alors que nous sommes dans une merde mémorable. La voix est clair, les mots afflux et le coeur se réveille. Pratiquement 10h de torpeur et il lui faut parler de ce qui s'est passé pour redevenir enfin lui-même. Rachele, ils m'inquietent... je ne suis pas parti pour fuir, je suis parti pour les faire réagir. Un petit électrochoc pour le dieu des dieux et son messager favori. Ce n'est pas eux qu'il quitte Luca, mais bien les humains. Il croit en son panthéon plus qu'en la mafia depuis quelques temps, comprend que les deux peuvent coexister mais ne doivent pas se laisser dévorer par un pan ou un autre. Luca croit en les siens, il a juste besoin que les dieux ouvrent un peu les yeux et comprennent qu'ils ne sont plus ceux qu'ils étaient sur l'Olympe. Ils n'ont plus l'omniscience du passé ni les temples pour les prier. Mais Zeus est-il capable de comprendre qu'il n'est plus le puissant des rois ? Que sa couronne est depuis longtemps tombée au profit de l'humanité ? Qu'ils sont des dizaines a se battre pour les mêmes choses, les mêmes marchés, les mêmes conneries alors qu'il y a plus important en ce moment ? Et Rachele, en tant qu'humaine, n'est-elle pas la seule à se rendre compte du bourbier dans lequel ils se sont empêtrés? Jouer aux dieux dans une cour d'humains, oui... Mais jouer aux dieux sans faire attention au caïd qui ne se cache pas loin, non. Ils ne peuvent pas.