Ce n’est pas qu’il n’aime pas Arcadia. Ce n’est pas qu’il ne tienne plus à la Camorra, et aux gens qui travaillent avec lui. C’est juste qu’il a passé une bonne grosse semaine de merde, à manquer de crever sous les doigts d’un malade mental, à tuer des gens et ne pas pouvoir en buter certains qui l’auraient mérité, à ramasser les cendres d’un entrepôt et vider les caisses de la banque pour participer à la couverture du bordel de la soirée. Sans parler du sommeil qui s’est résumé au strict minimum, à une consommation intensive d’alcool pour oublier tout ça et aux excès physiques subis par un corps qui n’a plus vingt ans. Trop, c’est trop. Au bord de la crise de nerfs, l’échappatoire proposée par Sybille lui est apparue tout d’abord comme une occasion à ne pas manquer – il a bien failli sauter dans le premier taxi pour l’aéroport, c’est dire – puis comme un doux rêve à vite oublier au vu des complications auxquelles ils avaient à faire face. Et puis la décision s’est portée sur un départ retardé, le temps de tâter le terrain. Sauf que Augustin n’était pas le seul à friser le burn-out. Il l’a compris dès qu’il a revu Alcide le jour d’après. Pas besoin de mots, les regards blasés ont parlé pour eux. Un haussement de sourcils inquisiteur, pendant une réunion de crise barbante, un hochement de tête las de la part du Don. Le lendemain, il avait acheté deux billets pour Mykonos, mais Alcide avait fait un geste vague de la main. On ira en jet.

C’est dans ces moments là qu’on est bien content d’avoir cliqué sur la case assurance annulation.

Ils se retrouvent alors dans le jet, tôt le matin avant le lever du jour. Qui sait si l’absence du Don bien que courte sera remarquée en dehors de la Camorra, mais si ces pensées tracassent peut-être Alcide, Gus lui s’en contrefout pas mal. Il lui tarde juste de poser les pieds sur le sable chaud, d’oublier la colère et la rage qui bouillonnent dans son sang depuis une semaine, et d’avoir simplement à s’inquiéter d’avoir bien pris le couteau pour couper le saucisson. Le Maine est une région sympa, mais faut avouer qu’il y fait assez moche, et froid. Augustin est un frileux de base, et le soleil lui manque. Surtout quand il n’est pas de bonne humeur.

Ils prennent un café, ne parlent pas beaucoup parce qu’il est vraiment tôt. Augustin fait une sieste, et puis ils bavardent un peu après, commentent les résultats du baseball. Après un moment, le silence retombe et il regarde les nuages par le hublot. Les minutes tournent, il se sert un whisky. Il leur reste encore au moins trois heures de vol. Il allume la télé, Alcide et lui passent en revue les films qui sont disponibles. Augustin se rend compte qu’il n’en connaît pas la moitié, car la plupart sont des dessins animés et qu'il ne regarde plus de dessins animés depuis longtemps. Il s’arrête sur un Pixar qu'il a déjà vu avec Nina, et qu'il avait bien aimé. « Nemo, ça te va ? »

Il avait oublié à quel point Nemo était un super film. Nina adorait. Il ne sait pas vraiment si c’est le film ou le souvenir qui lui font briller les yeux, mais dans tout les cas il prétend que c’est à cause d’une poussière. Le sourire d’Alcide lui indique qu’il n’est pas crédible, mais en bon ami, il n’en dit pas plus.

…….


La première bouffée d’air à la sortie de l’avion est pleine d’odeurs d’essence, mais son esprit heureux d’être en vacances le convainc que ça lui fait un bien fou. Le soleil est au rendez-vous, et les amis aussi. Sybille et Lucas, en tenues estivales, l’air reposé des gens apaisés par la chaleur et l’air marin. Les lunettes noires sur le nez, il leur adresse un sourire ravi et descend les quelques marches pour les rejoindre. Il voit Sybille faire un pas en avant puis hésiter en voyant Alcide arriver derrière lui – ah oui, il avait omis de préciser l’identité de son invité, trop pris par les récents événements. Le moment de confusion passe, et Augustin sourit en voyant l’air surpris de Luca, qui sourit encore plus après coup. Puis Sybille semble arriver à une décision rapide, et elle se tourne vers lui pour le prendre dans ses bras et l’accueillir avec une tendresse qui lui réchauffe tout de suite le cœur. Ses bras l’enserrent, la sentir de nouveau près de lui, saine et sauve, lui hôte instantanément un lourd poids des épaules. « Toi aussi tu m’as manquée. » Ils s’écartent et Augustin lui adresse un sourire affectueux avant de se tourner vers Luca qu’il retrouve avec plaisir et un soulagement certain en voyant son visage qui a repris des couleurs. Il ne sait pas ce qu’ils ont fait depuis leur arrivée ici, mais Sybille et lui ont dû prendre grand soin l’un de l’autre et c’est heureux. Augustin s’approche de lui et lui serre la main avec chaleur avant de le serrer lui aussi dans une accolade qui se veut plus… masculine, dirons nous. « Luca. Content de te voir. » En vie. Avec le sourire.

Ils se retrouvent, Sybille leur propose la suite du programme et Luca leur promet une moussaka à faire tomber les dieux. Augustin échange un regard avec Alcide, hausse un sourcil d’un air à moitié effaré, à moitié amusé. Faire tomber des dieux. Si seulement ce n’était qu’une moussaka géante qui avait attaqué l’Eden Manor, ils sauraient peut-être un peu mieux comment réagir – en mangeant tout, certainement. Enfin, tout ça est derrière eux le temps de quelques jours. Ils sont venus ici pour tenter de s’en détacher, alors ils suivent Sybille et Luca avec grand plaisir. Augustin passe un bras dans le dos de sa Némésis, se laisse guider par ses pas jusqu’à sa voiture, rassuré de la sentir fraîche et rayonnante à ses côtés.


…….


Ils arrivent à la terrasse d’un restaurant en bord de mer. Augustin sent l’odeur salée de la méditerranée envahir ses poumons, et ce qu’il voit lui redonne l’impression d’être en vie : les couleurs vives et chaudes du ciel et des maisons baignées de soleil, les gens qui parlent fort et qui rient, heureux d’être là, sur cette île où le bonheur semble régner en maître – en tout cas aux yeux des touristes qui sont venus le chercher ici. Ils ont laissé les valises dans la voiture, profitent simplement de marcher sur le front de mer tous les quatre, sans parler plus que ça. La chaleur sur sa peau est vivifiante et il s’en délecte avec une euphorie toute maîtrisée. Après le gris d’Arcadia et ses ennuis, le soleil de la Grèce est un changement bienvenu. Ses doigts trouvent naturellement ceux de Sybille et il est juste content de marcher en lui tenant la main, regarde les vagues tranquilles au loin, les vacanciers, les mouettes et les bateaux.

Elle leur indique une place et ils s’assoient tous les quatre à une table. La terrasse est jolie, traditionnelle, et les odeurs qui s’élèvent de l’intérieur lui font doucement gargouiller l’estomac. Il n’avait pas mangé ce matin là, l’estomac encore barbouillé par l’espèce de cuite prise avec Flores la veille – c’est pour ça que le whisky dans l’avion était bienvenu, histoire de faire passer le tout en soignant par le mal. Ici pourtant, il se sent un peu plus près du pays, alors il serait bien tenté par un petit Spritz, en bon italien. D’ailleurs on ne tarde pas à venir les accueillir : c’est une dame un peu plus âgée que lui mais encore pleine de charme qui vient prendre leur commande, en s’adressant à eux dans un anglais un peu rustique. Augustin sourit, intrigué, comprend sans qu’elle le dise qu’il s’agit de Madame Dousmanis. « Bienvenue à Mykonos ! » les salue-t-elle avant de lancer un regard malicieux à Sybille. « Dites donc trois homme pour ma fille c’est surprise ça alors ! » Elle rit, adresse un clin d’œil complice à Luca – eh bien, il a l’air de déjà faire partie de la famille – avant de continuer. « Ton amoureux c’est qui, alors ? » demande-t-elle en sortant son petit calepin pour noter les commandes. Elle a l’air ravie, et Augustin ne doute pas qu’ils doivent proposer un sacré tableaux, ces quatre dieux grecs attablés, clairement en manque de vacances. Hermès sourit, joueur, et pose la main sur celle de Sybille, adresse un regard pétillant à la gérante du restaurant. « Merci Madame. C’est moi, l’amoureux. » L’ami, le mari fictif, le copain de bringue, le père imaginaire, le futur supérieur peut-être ? Ça dépend des versions. Mais au fond ils n’ont pas besoin de mettre des mots sur ce qui les unit, les actions se suffisent bien à elles-mêmes. Il espère juste que Luca et Sybille n’ont pas décidé de jouer les fiancés avant, parce que ça risque de porter à confusion. Mais bon, si sa mère s’imagine qu’ils sont tous les trois les courtisans de Sybille, il imagine qu’elle ne plaindra pas sa fille, loin de là.

Cela ne fait même pas une heure qu’ils ont atterri et déjà il se sent revivre. Revoir ses amis en bonne santé, des sourires sur le visage lui apporte une satisfaction et un apaisement que rien d’autre n’aurait pu lui procurer. Même Alcide bien que fatigué, reprend déjà du poil de la bête – il n’y a qu’a voir le petit numéro qu’il joue à Madame Dousmanis. S’il se remet à charmer tout ce qui bouge, c’est qu’il est redevenu lui-même, on est donc sur la bonne voie. Et du charme, il y en a chez les Dousmanis. Après la délicieuse mère, le père vient les saluer, puis le fils qui fait une apparition avant de s’envoler sous l’apparence d’un pigeon. Stupéfiant. Augustin a beau vivre à Arcadia depuis douze ans, il sera toujours surpris en découvrant de nouveaux pouvoirs chez de nouvelles personnes. C’est là tout l’intérêt de leur monde.

On leur a promis une moussaka, et les Dousmanis ne déçoivent pas. On se régale à leur table, tout a un goût divin et la fraîcheur des spécialités locales, qui changent de la bouffe lourde et grasse des Etats-Unis. Luca encense les olives, approuve l’idée du bateau. Augustin a bien envie d’aller faire du bateau aussi, mais en entendant Luca dire les mots olive et nu dans la même phrase, il lui lance un regard salace, un sourire amusé. Eros, décidément. A moins qu’il n’ait juste l’esprit mal placé, mais il connaît assez bien son ami pour savoir que c’était l’effet recherché. Il attrape une olive pour la peine et la croque à pleine dents en adressant un sourire goguenard à Luca. Ils vont bien rire, pendant ces quelques jours. Déjà, il sent la tranquillité pointer le bout de son nez, c’est presque éreintant de ne plus avoir à s’inquiéter de tout et de rien. Les nerfs lâchent la pression, il a juste envie de s’amuser avec ses amis, de rire, de danser aussi.

…….


Le repas terminé, ils montent les valises à l’étage, Sybille les conduit jusqu’à sa chambre. Apparemment, ils vont devoir dormir tous dans la même pièce, Augustin n’avait pas pensé à ça. Ce n’est pas le luxe mais il y a de l’espace et ils s’en accommoderont bien, même s’ils ont plus l’habitude des hôtels étoilés et autres suites paradisiaques. Il pose sa valise, observe le décor qui indique bien qu’il s’agit d’une chambre d’adolescente. Les mains dans les poches, il fait le tour, regarde les bibelots, les médailles d’enfant, les quelques photos accrochées au mur.
« Tu as des matelas en plus ? » demande-t-il sur le ton de la conversation, avant de s’arrêter devant un poster de Justin Timberlake torse nu. Il observe un moment le chanteur sans rien dire puis se tourne vers Sybille, hausse un sourcil d’un air de dire alors, Justin, hmm?.


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Ils ont prévu d’aller faire un tour sur le bateau du père de Sybille, mais ils doivent attendre que le service de midi soit terminé, ce qui leur laisse encore deux bonnes heures à tuer. Leurs estomacs bien remplis, et les deux nouveaux arrivés encore claqués par le voyage et la semaine chaotique, une bonne sieste à la plage s’impose. Parasols, sacs de plage, serviettes et crème solaire, tout est prévu. Augustin a même demandé à sa belle-maman s’ils pouvaient emmener une petite glacière pour garder l’eau au frais. Bon à marier, qu’elle avait répondu avec une petite tape sur la joue.

Sybille les emmène dans un coin tranquille pas vraiment accaparé par les touristes, une petite crique entourée de rochers, où les vagues s’écrasent doucement sur le sable chaud. Augsutin enlève ses claquettes avec bonheur quand ils arrivent, se noie dans la sensation fabuleuse du sable sous ses pieds nus. Il avait oublié à quel point c’était bon. Simple. Fantastique.

Les serviettes sont vite étalées, ils plantent tranquillement les parasols et font attention à laisser la glacière à l’ombre. C’est un peu étrange de se retrouver à faire toutes ces tâches de touriste, c’est bizarre de se mettre en maillot de bain – il a du mal à se rappeler la dernière fois que ça lui est arrivé. Il tique en pensant à l’Argentine, vire cette idée de sa tête avant qu’elle ne revienne envahir son esprit qui a besoin de vacances. Il a bien dû aller à la piscine à Arcadia. Une piscine chauffée, sûrement. Certainement.

Ses lunettes sur le nez, il sourit en voyant ses amis faire de même. Quel tableau improbable et pourtant plaisant à voir, ça semble aussi incongru qu’absolument parfait. Ils sont beaux à voir, eux et leurs auras qui retrouvent une lumière plus chaleureuse sous le soleil Grec. Pourquoi n’ont-ils pas fait ça avant ? Des vacances, de temps à autres, loin d’Arcadia. Ça changerait du golf, même si le golf est sacré. Son regard se pose sur Sybille qui sort la crème solaire, Sybille et son corps aussi beau que réconfortant à ses yeux. Les marques dans son dos sont toujours là mais paraissent moins douloureuses, apaisées par l’air marin. Il prend la crème dans ses mains, lui adresse un sourire joueur. « Allons allons, ma colombe. Laisse ton fiancé te crémer le dos avec amour. »

Sybille a tartiné tout le monde de crème, sa mission est un franc succès. Si l’un d’eux chope un cancer, ce ne sera pas de sa faute en tout cas. Gus sourit, amusé, et la regarde finir de se préparer au soleil, crème sur les jambes, un joli chapeau sur la tête et des lunettes pour protéger ses beaux yeux. Elle est belle Sybille. Et c’est bon de la voir relaxée, tranquillement installée sur la plage pour essayer de dorer un peu sa peau laiteuse. Ça l’amuse Gus, lui qui après un quart d’heure au soleil est déjà bronzé à outrance. Si Sybille ne l’avait pas voulu, il n’aurait pas mis de crème, mais il ne s’en plaint pas. Il a eu le droit à des petites papouilles gratuites, on ne dit jamais non à ça.

Allongé sur sa serviette, Augustin regarde tranquillement la mer devant lui, redressé sur ses coudes. Luca et Alcide échangent quelques mots un peu plus loin, vers le parasol mais Augustin ne les entend pas avec le vent, et puis de toutes façons il n’écoute pas. Le bruit de la mer est bien trop apaisant, et il est juste content d’être là avec ses trois amis. Arcadia est déjà loin dans son esprit. « J’aurais bien pris une bière fraîche, en fait, » remarque-t-il distraitement, phrase pas vraiment adressée à Sybille en particulier mais c’est forcément à elle qu’il parle. Soleil, chaleur, détente, bien évidemment l’image d’une bière sortant de la glacière s’impose à l’esprit. Il a été raisonnable, ils n’ont emporté que de l’eau. Tant pis. Il tourne la tête et sourit à Sybille, la regarde de derrière ses lunettes noires. « On se fera un apéro en terrasse, ce soir ? » demande-t-il, à peine remis de l’alcool de la veille au White Hare. Mais là ça sera différent. C’est plaisant.

Il voit Luca se lever, cul nu bien sûr, et courir vers la mer comme un gosse. Alcide le suit, pas à poil lui. Luca a l’air bien trop content de lui. Il les regarde barboter dans l’eau sans rien dire, sourire aux lèvres. On y resterait bien toute la vie, sur cette plage. Au bout de quelques minutes, Augustin tourne la tête, cherche une bêtise à faire. Il ne tient jamais bien longtemps dans ces conditions là. Il s’adresse à sa partenaire de coups foireux préférée. « Bon, qu’est-ce qu’on fait ? On va les couler ? On leur cache leurs affaires ? » Il se lève, regarde ce qu’ils ont emmené dans le gros sac de plage. Il y a un petit ballon gonflable. Super. Il le prend et cherche des yeux les vêtements de Luca qu’il ramasse pour aller les planquer cinq mètres plus loin, derrière un gros rocher. Quand il revient vers Sybille il lui lance le ballon dessus. « On va leur proposer une partie ? » Sourires complices échangés, les deux se dirigent à leur tour vers la mer qui les attend les bras ouverts.

La promesse d'une soirée tranquille dans un lieu agréable est très plaisante, et Augustin a hâte d'y être, mais ce genre d'imaptience tranquille car l'instant présent est tout aussi délicieux. Le sable sous ses pieds, entre ses orteils le comble de bonheur tout comme le rire de Sybille et les expressions amusées de ces deux amis qu'ils rejoignent. Il résiste difficilement à l'envie d'arroser Luca et de déclencher une bataille d'eau dès le départ, car une partie de ballon s'organise - tant pis, il aura bien le temps de les arroser après. Et ce serait un déshonneur de n'avoir coulé personne avant d'être ressorti. Il pose un regard malicieux sur Sybille, promesse informulée d'une bagarre amicale à venir.

Il acquiesce à la proposition de la grecque ainsi qu'à celle de Luca. « Ok, va pour le massage. » Il se recule de quelques pas, récupère la balle quand Alcide lui fait une passe, puis lui renvoie. « Ca tombe bien, je crois qu'Alcide et moi on en a bien besoin. » Un sourire totalement serein sur les lèvres, l'assurance de gagner cette partie qui se traduit dans les gestes désinvoltes et toujours trop assurés.

L'histoire ne dit pas qui remporta le jeu, mais il y eut beaucoup d'écaboussures, de rires et un brin de mauvaise foi dans tout cela - ce qu'il faut en retenir pourtant, c'est que cette journée entamait de la meilleure façon ces courtes vacances au doux parfum de l'été.