Depuis l’arrestation d’Alcide, Saturno passe de plus en plus de temps au quartier général de la mafia. Il renoue avec une vieille habitude, abandonnée pendant quelques mois. Après les semaines de captivité au sein de la Bratva, il s’est détourné de la Camorra. Il lui était difficile d’accepter qu’une fois de plus, Alcide l’avait abandonné. Que son frère avait préféré partir en vacances plutôt que de chercher à le faire sortir de là. Ajouté à la puissance de la drogue administrée par les Russes, ce sentiment d’abandon avait eu raison de lui. Des semaines durant, il avait préféré se consacrer à la constitution d’un réseau hétéroclite d’alliés, œuvrant dans l’ombre à la destruction de la Camorra telle qu’ils l’ont connue jusqu’à maintenant. Alcide entre quatre murs, il doit maintenant afficher une loyauté sans faille, liguer derrière lui les opposants au régime provisoire d’Augustin et se présenter comme un héritier à envisager. Une opération délicate, qui requière sa présence régulière dans l’hôtel de sa sœur.
Mais pour aujourd’hui, c’est assez. Il a passé une partie de la nuit et de la journée à travailler avec ses hommes. Ses yeux rougis témoignent des heures passées penché sur des documents. Il a pourtant mis un point d’honneur à arranger sa mise avant de quitter le bureau et de se diriger vers l’ascenseur qui le ramènera au parking souterrain. Face aux portes closes, il sort son paquet de cigarettes et glisse l’une d’elles entre ses lèvres, prête à être allumée sitôt qu’il sortira du cercueil de métal. Devant lui, les portes s’ouvrent dans un ding sonore et il relève lentement la tête. Et découvre Annalisa, accompagné de son fils aîné. Comme à chaque fois, il est frappé par la ressemblance physique entre lui et Cyrus. « Bonjour Saturno ! » Surpris une seconde, il finit par se secouer et entre dans l’ascenseur. « Anna, Cyrus… Ça me fait plaisir de vous voir. » Précipitamment, il range la cigarette pendue à ses lèvres, la chiffonnant sans ménagement dans le fond de sa poche. « Je suis contente de te voir, je voulais te parler justement, beaucoup de choses ont changé depuis qu’on s’est vus ! Tu es disponible ? » Etonné, il lance un regard à son fils. Les changements qu’elle mentionne le concernent-ils ? Sont-ils positifs ? Doit-il s'inquiéter ? « Oui, bien sûr. – il frotte ses yeux irrités, pince l’arête de son nez avant de poser à nouveau son regard sur la mère de famille. – Allons au bar, d’accord ? Nous y serons tranquilles. » Sans attendre, il appuie sur le bouton du rez-de-chaussée, où se trouve le bar de l’hôtel.
Seize ans. Un âge fatidique pour quiconque est susceptible d’abriter une divinité. Il se souvient encore de son propre anniversaire, du sourire gonflé de joie de Leonida Bellandi, du mépris dans le regard de son époux. Il se souvient aussi des prophètes dépêchés à la fête, pour savoir qui il serait. La prédiction était tombée comme la foudre sur un arbre. Hadès. L’ironie de la situation n’avait échappé à personne, à l’époque. Et le mépris de Scipio Bellandi n’avait fait que s’accentuer à partir de là. Parce que l’adopté avait l’audace d’être le parfait Némésis du fils prodigue. Parce qu’il n’était pas resté sagement dans l’ombre, comme on l’attendait de lui. Oui, Bellandi se souvient de son seizième anniversaire et des conséquences. Alors le regard qu’il lance à son fils est compatissant. Parce qu’il sait à quel point il est compliqué d’être l’enfant d’un divin. « Je suis sûr que tout se passera bientôt… mieux. » Le ton se veut rassurant. Les premiers temps sont durs, c’est certain. Mais avec les mois, les années, il devient plus facile de cohabiter avec la divinité millénaire qui se terre entre les côtes. Du coup de l’œil, Saturno observe l’adolescent dégingandé qui dépasse sa mère d’une tête. Il se revoit au même âge, renfrogné et taciturne. Un peu rebelle aussi, résolu à faire payer à Scipio le mépris qu’il avait récolté dès son arrivée au sein de la famille du Don. En frayant avec les ennemis de la Camorra, il avait joué la carte de la provocation. Et n’avait finalement fait qu’accentuer encore la haine du patriarche à son égard. Un geste qu’il ne regrette cependant pas. Il n’a rien changé à la décision du Don de choisir son fils biologique pour lui succéder à la tête de la mafia.
Lorsqu’ils sortent de l’ascenseur, Saturno suit sans un mot leur fils, jetant simplement un regard amusé à Annalisa. L’adolescent les fait zigzaguer entre les tables, jusqu’au fond de la salle. L’infernal approuve d’un hochement de tête et tire une chaise pour la russe, avant de prendre place à son tour. Il s’intéresse du mieux qu’il peut aux vidéos que lui montre Cyrus, n’ayant jamais été un grand passionné de sport. Mais le quasi fanatisme du garçon le fait sourire. Il remarque également les regards appuyés que jette Annalisa à son fils, regards que ce dernier s’efforce d’ignorer. « Dis lui Cyrus, il va bien falloir le faire à un moment ou à un autre. » L’italien lève un sourcil, étonné. Les changements mentionnés tout à l’heure, outre l’anniversaire si particulier de Cyrus, le concernent donc bien ? « Me dire quoi ? » Il s’efforce d’adopter un ton neutre, qui encouragera son fils à se confier. « Et ben j’ai rien de spécial je suis juste bizarre. » Les sourcils se lèvent un peu plus, tandis qu’un sourire amusé déforme les lèvres. Lui aussi s’est trouvé bizarre à son âge. Tous les ados, en fait. Mais plus encore lorsqu’on se découvre l’hôte d’un dieu. « Je vois des… Des gens qui sont morts, ils marchent partout, ils me demandent de l’aide pour passer de l’autre côté. » Le sourire s’évanouit au fur et à mesure que les mots franchissent les lèvres de Cyrus. Bien sûr, il se reconnaît dans ces paroles. Son don de médium n’est pas apparu tout de suite. Mais il a, indéniablement, une connexion avec les morts. Elle est liée à Hadès, bien évidemment. Quant à savoir qui sera Cyrus… Un rapide regard jeté à Annalisa. Tu es sûre que ce n’est pas de ton côté ? Un haussement d’épaules en guise de réponse, alors que le lycéen poursuit son récit. « Ils sont pas méchants c’est juste que… Pourquoi ce serait à moi de les aider ? Je sais pas comment faire, j’suis juste moi, je joue au baseball, j’ai trop à faire avec mes devoirs au lycée. » Enième regard, énième sourire. Cette fois il se veut rassurant, même s’il réfléchit à toute allure. Que dire à cet embryon d’homme qui ne comprend rien à ce qui lui arrive, sans l’effrayer ? « J’ai vécu la même chose… Tu le sais, je suis la réincarnation d’Hadès. Je vois également les morts, comme… Ofelia, par exemple. » Sa gorge se serre à l’évocation de son épouse disparue. Il n’a jamais révélé l’existence de Cyrus à la jeune femme. Ça n’était pas nécessaire, à ses yeux. Mais il avait parlé d’elle à son fils, un peu pour éliminer tout de suite la possibilité pour lui et Annalisa d’être un couple, beaucoup pour paraître normal aux yeux de Cyrus. « Il est fort probable que tu sois, toi aussi, la récurrence d’une divinité grecque. Et à priori, lié d’une manière ou d’une autre à Hadès. » Il écarte immédiatement la possibilité qu’il soit Macaria, née des amours du souverain infernal et de son épouse Perséphone. D’autres idées lui traversent l’esprit mais il préfère se taire pour l’instant.
Le désarroi de son fils le met mal à l’aise. Saturno n’a jamais été doué pour réconforter, pour rassurer. Cela n’a jamais fait partie de ses qualités. Pourtant, il imagine sans peine les tourments qui habitent l’adolescent. Il est passé par là. Très tôt, il a vu apparaître les morts. Et très vite, il a su en faire des alliés. Des fantômes qui n’avaient nulle part où aller, aucun souvenir de leur vie mortelle. Il a su éloigner les râles plaintifs, les gémissements glaçants, pour écouter les voix. Pour entendre la mélodie dissonante de la mort. Et les aider à s’apaiser. Seule Ofelia lui résiste encore, ombre hargneuse qui l’empêche de trouver le sommeil. Sans cesse, elle murmure à son oreille. Caresse d’un doigt froid sa joue creuse. Plusieurs fois par jour, elle appuie son corps mort contre le sien, le faisant trembler de tout son être. Il ne l’a pas tuée, et pourtant, elle continue de le hanter. Au moins l’aide de Luca a été providentielle, de ce côté-là. La culpabilité s’est effacée, laissant la place à l’ambition. Il parvient désormais à contempler son épouse disparue comme n’importe quel défunt. C’est pourquoi, lorsqu’il laisse tomber son nom dans la conversation, il n’est pas aussi bouleversé qu’il aurait dû l’être. Cela n’empêche pas Cyrus de sentir le malaise de son père. « Je suis désolé. » Avec un pauvre sourire, Saturno tend une main pour ébouriffer la chevelure sombre de son fils. « Ne t’en fais pas, mon grand. Avec le temps, ça ne fera plus mal. » Ce qui restera, en revanche, sera la douleur dans le regard de sa fille, qui grandira sans mère. Enfin, pas tout à fait. Elle aura pour elle les deux femmes les plus importantes dans la vie de Saturno. Toutes deux prêtes à combler le vide.
La discussion se poursuit et Cyrus s’agite. Saturno sent, au fond de sa voix, la peur qui le ronge depuis son éveil. « Comment je fais pour les aider ? Ils veulent même me payer pour que je les aide mais je sais pas comment on fait passer un fantôme dans l’autre monde ! Dans les films ils ont tous des manières différentes de faire. » Un sourire amusé aux lèvres, l’infernal hausse un sourcil. S’il correspondait vraiment à la vision des films, alors les membres de la Camorra aurait effectivement de quoi s’inquiéter. « Tu crois vraiment que les films disent la vérité ? Tu es plus intelligent que ça, Cyrus. Je suis sûr que tu trouveras ta propre voie, sans avoir besoin de tout cela. » Il croit à ses paroles. Car il est passé par là, et s’en est sorti. « Est-ce que tu avais peur aussi ? De les voir ? Ils te parlent ? » Cette fois, il a besoin d’un peu plus de temps pour répondre. Parce que ce n’est pas le genre de question à laquelle on peut répondre avec légèreté. Cyrus attend de la sincérité. Il attend d’entendre le souvenir de l’expérience de son père. A-t-il eu peur ? « J’ai été terrifié, au début. Mais tu ne dois jamais avoir honte de cette peur. Tu ne dois jamais avoir honte d’avoir peur. Ta peur t’aidera à trouver le bon chemin. Elle t’aiguillonnera pour trouver la solution. » Il laisse planer quelques secondes de silence pour laisser à l’adolescent le temps de digérer ses propos. « Je les vois et je les entends depuis plus de vingt ans. Ils sont sans cesse à mes côtés. Ils hurlent, mais si je fais abstraction de cela, j’arrive à entendre leurs murmures. Ils parlent à ceux qu’ils ont laissé derrière eux... » Il sait que cela diffère de ce que vit Cyrus. Mais leurs dons semblent assez similaires. Suffisamment pour qu’une idée précise se forme dans sa tête. Une idée qu’il ne formulera que devant Annalisa seule, pour l’instant. Même sans parler de films, les histoires qui courent sur le Nocher des Enfers ne sont pas jolies à entendre.
« Et toi tu te souviens aussi de ta vie comme maman ? Comment je sais quels dieux sont mes ennemis ou mes amis ? » Il lance un regard étonné à Annalisa, auquel elle répond immédiatement par une promesse silencieuse. Il ravale un sourire amusé. De son côté aussi, il y a eu du changement. La terre et les métaux commencent à répondre à ses ordres. Reportant son attention sur Cyrus, il se racle la gorge. « Mh, non, je n’en suis pas encore là. Mais j’ai su très tôt qui j’étais, grâce aux oracles de la Camorra. Et j’ai fait de nombreuses recherches, pour en savoir plus. Je n’avais pas la patience d’attendre. » Affirmation ponctuée d’un petit rire. La patience n’est en effet pas son fort, sauf lorsqu’il n’a pas d’autre choix. « Ah, ça… Tu ne peux pas. Tu dois te faire confiance, faire confiance à ce que te dis ton instinct. Celles et ceux que tu vas croiser ne seront pas définis par leur récurrence. Tu ne devras pas te baser sur ce que tu crois savoir d’eux, mais plutôt sur ce que tu vas découvrir. » Plus d’une fois, il a été surpris en appliquant son propre conseil. Pas toujours agréablement, il doit l’admettre. Mais ces histoires ne regardent que lui. Elles ne doivent pas influencer le jugement de Cyrus. Baissant les yeux, il jette un coup d’œil à sa montre. « Tu ne vas pas être en retard pour ton entraînement ? » Il ne veut pas le jeter dehors, mais visiblement sa mère et lui doivent discuter de choses dont ils ne pourraient pas parler en sa présence.
Il voit la déception de Cyrus mais ne peut rien y changer. Les impératifs de ses activités extra-scolaires l’obligent à quitter le bar de l’hôtel pour rejoindre John – qu’il suppose être son entraîneur de base-ball – et à laisser ses géniteurs seuls. En tête à tête avec Annalisa, Saturno se détend un peu. Il n’est jamais totalement lui-même face à son fils, désireux de faire bonne impression. Désireux de se détacher de l’étiquette sombre qui lui colle à la peau. Avec Anna, il n’a pas besoin de faire semblant. Il n’a pas besoin de mentir. Elle sait faire la distinction entre lui et Hadès. Et elle l’a connu alors qu’il était encore plus sombre et obsessionnel qu’il ne l’est aujourd’hui. A une époque où l’amertume le submergeait tout entier, menaçait de l’étouffer. Il n’en est pas tout à fait débarrassé mais s’efforce de s’en détacher. De la dépasser, de ne plus la laisser dicter sa conduite. Avec un hochement de tête il accueille les remerciements d’Anna. « Je t’en prie. J’aurais aimé entendre les mêmes choses à son âge. » Mais Scipio ne s’est jamais inquiété de savoir quels tourments agitaient son fils adoptif. Tant et si bien que l’adolescent a fini par se tourner, pour un temps, vers les ennemis naturels de la Camorra. La Bratva, qu’Annalisa a visiblement fuie. Curieux, il l’interroge du regard. Et remarque enfin le ventre proéminent qu’elle porte.
Il la laisse dérouler ses explications sans l’interrompre. Même si elle ponctue ses mots d’un petit rire, il devine l’inquiétude qui la saisit. Fuir une mafia n’est pas anodin. Surtout quand on parle du diable rouge. Au fur et à mesure qu’elle parle, il porte sa main à ses lèvres, son bras appuyé sur un accoudoir. Il entend les sous-entendus. Si elle est en danger, Cyrus l’est aussi. Une grimace lui échappe. La Bratva lui a déjà trop pris pour qu’il la laisse s’attaquer à son fils, ou à sa mère. Quoi que la Camorra ait déjà offert, il s’assurera de leur protection, ainsi que de celle de leur famille. La question de la rousse ne le surprend pas. Elle est perspicace, Anna. Intelligente. Trop pour son propre bien, probablement. Un petit sourire amusé éclot derrière sa main. « Alcide Bellandi est mon frère. Adoptif, » s’empresse-t-il de préciser. Comme si les différences entre eux ne marquait pas déjà cet état de fait. Se redressant dans son fauteuil, il appuie ses deux coudes sur les accoudoirs et pose son menton sur ses mains croisées. « Tu n’ignores pas qu’il a été arrêté. L’avenir de la Camorra est, au mieux, conflictuel. » Parce qu’il compte bien profiter de l’opportunité pour se hisser au poste dont il rêve depuis vingt ans. Et il sait qu’il trouvera en face une opposition féroce. « Quoi qu’il arrive, tu pourras compter sur moi pour assurer votre protection à tous. Si tu as besoin de quoi que ce soit, n’hésites pas à me le dire. Je parlerais à Gisella. » Sa quasi sœur ne pourra rien lui refuser, s’il s’agit de son fils ou de sa mère.
Un doigt caresse les lèvres charnues, tandis qu’il réfléchit. Comme toujours, il est pragmatique. Si elle a dû tout abandonner derrière elle, alors elle a aussi perdu son emploi. L’idée folle qui lui traverse l’esprit le fait sourire, même un peu rire. Il n’arrive pas à savoir si elle acceptera, ou se moquera de lui. Cela ne lui coûte rien de proposer, néanmoins. « Ecoute, je pense à quelque chose… Mon comptable est parti et je n’ai pas le temps de m’occuper de ça. Est-ce que ça t’intéresserait ? » Il ne mentionne pas, pour l’instant, que la comptabilité du funérarium est à deux niveaux ; l’un légal, l’autre touchant aux affaires de la Camorra. Il le lui dira plus tard. Si elle accepte, et s’il peut lui faire confiance à ce sujet. Il reste suffisamment méfiant pour ne pas tout dévoiler maintenant. « Sinon… Je ne peux pas rester seul chez moi à m’occuper de ma fille. Et j’aimerais assez que Cyrus et Matilda se connaissent. » Il lui laisse le choix. Et surtout, ne l’oblige à rien. Libre de décliner ses propositions si elle le souhaite. Il ne s’offusquera pas, et ne retirera pas sa protection.
Les yeux clairs s’agrandissent sous la surprise. Pour une fois, il voit que cet étonnement n’est pas teinté de déception ou de haine. Pour une fois, il fait plaisir à quelqu’un. Quelqu’un qu’il estime, qui plus est. C’est un sourire sincère qui se dessine sur le visage de l’islandaise, en écho à celui de l’infernal. Délicate, elle lui expose sa situation, avant d’accepter sa proposition. Il ne peut s’empêcher de rire doucement lorsqu’elle évoque les couches et les jouets. Lui-même nage en plein dans les premiers, commence peu à peu à remplir des listes au Père Noël avec les seconds. Il faudra encore plusieurs années avant que Matilda commence réellement à jouer mais il veut lui offrir tout ce qu’il peut, tant qu’il le peut. Car la donne a changé à la Camorra et sa situation est plus instable que jamais. Demain, il pourrait être roi comme il pourrait être mort. Il refuse d’abandonner sa fille comme lui-même l’a été. Alors il cherche une famille à offrir à Matilda. Annalisa et ses enfants lui semblent la meilleure solution. Un clan soudé, uni par l’amour et que rien ne pourra ébranlé. Un clan que les mafias n’ont pas encore divisé. Alors il énonce une nouvelle proposition, d’un ton désinvolte. En espérant de tout cœur qu’elle acceptera à nouveau.
Il la voit réfléchir un peu, remuer ses mots dans tous les sens. Envisager toutes les possibilités, sûrement. Tous les avenirs, toutes les issues. Puis finalement, c’est à son tour d’être surpris. Au tour d’Annalisa de lui proposer quelque chose. Et pendant quelques secondes, il tombe des nues. N’essaie même pas de maquiller l’étonnement qui se peint sur son visage. Ce n’est pas à cela qu’il pensait. Mais maintenant que l’idée est lancée… Il se met à y réfléchir. Pas encore avec beaucoup de sérieux. Il aura besoin de plus de temps pour cela. Mais il y pense. « Je ne veux pas m’immiscer. Je sais qu’il y a quelqu’un… » Qu’il y a eu plusieurs hommes, en vérité. Plus ou moins bons avec Annalisa et ses enfants. Au moins l’un d’eux a pu avoir une influence positive sur Cyrus, occuper la place du père. Il ne veut pas empiéter sur ces souvenirs. Voler un droit qu’on lui a refusé il y a seize ans. Mais Annalisa apaise ses inquiétudes. Le fait même sourire. « Il ne me l’avait pas dit… » Il est un peu ému. Il n’imaginait pas que la naissance de Matilda aurait autant marqué Cyrus. Il n’imaginait pas pouvoir concilier ces deux aspects de sa vie. Son passé et son présent, unis pour former un avenir.
Finalement les souvenirs submergent Annalisa et il pose sur elle un regard rendu vague par l’émotion. Si elle avait pu lui dire, tout aurait été différent. Peut-être se serait-il désolidarisé de la Camorra, rangeant sa rancœur et sa haine très loin au fond de son cœur pour élever ce fils inattendu. « J’aimerais beaucoup être son père, je crois. » La voix se brise. Il ne croit pas, il est sûr. Il aimerait devenir ce père qu’il n’a pas eu. Il aimerait devenir ce père qu’il n’a pas pu être pendant toutes ces années. Rattraper le temps perdu, un peu. La lèvre inférieure menaçant de trembler, il détourne le visage. Ne veut pas montrer la moindre faiblesse, alors qu’Annalisa compte sur lui. Une main vient masquer le bas de son visage, alors qu’il pose à nouveau son regard d’acier sur la mère. « Anna, si les choses… tournent en ma faveur, tu dois savoir une chose. Il est très probable que je fasse de lui mon héritier. Mais je ne le ferais qu’avec son accord – et le tien. » Il n’ignore pas qu’elle a aussi fui pour préserver ses enfants de l’influence des mafias. Il ne mettra pas leur fils au cœur de cette guerre moderne sans lui en parler. Sans lui laisser la possibilité de se rétracter.