J'avais entendu plusieurs fois parler de lui. En bien et en mal. Un trouble-fête, un agent de mauvais augure, un fêtard invétéré, un homme du monde, un voyageur... Avec tous ces qualificatifs que j'avais reçu à son encontre, j'aurais presque pu jurer qu'il s'agissait d'Odin en personne. Mais le Père de Toute Chose ne serait pas resté passif tout ce temps. Il aurait planifié, préparé, orchestré je ne sais quelle plan machiavélique pour acquérir à nouveau du pouvoir. Bah ! De toute façon, il n'était pas là. C'était à moi de mener la danse pour une fois, pas d'obéir aux ordres. Heureusement d'ailleurs...

J'avais choisi un resto asiatique pour notre rencontre, après lui avoir fait passer le mot par un intermédiaire. Déjà parce que j'aimais bien ça, la bouffe japonaise. Et ensuite parce que c'était un territoire neutre, ou du moins où je n'avais aucun grief, aucun problème et où personne ne faisait de vague. Certes, on passait pas inaperçu, mais au moins, les personnes qui auraient pu nous en vouloir (surtout à lui, j'étais pas encore dans la merde moi) sortiraient forcément de la nasse.

J'avais commandé du poulet au caramel, ainsi que des nouilles et une grosse quantité d'autres petits plats. J'avais faim ! Mais il se faisait attendre. Se faire désirer, c'était une tactique pour mettre celui d'en face mal à l'aise, le faire rapidement sortir de ses gonds. Classique, mais efficace. Heureusement que je pouvais encore commander.

Fafnir... ou du moins sa réincarnation. Je ne me serai jamais attendu à négocier directement avec lui. Mais Nerthus ne le connaissait pas, et si je voulais rassembler tous les Norses, je devais aussi chercher son soutien. Les mythes à son sujet étaient nombreux, mais comportaient tous des différences dans leurs énoncés. Dans certains, Fafnir était un Nain. Dans d'autres, un Elfe Noir. Tout ce qui était sûr, c'était qu'il avait la capacité de se transformer en dragon. Et qu'il aimait l'or. Je devais rester vigilant. On ne s'attire pas la colère d'un dragon sans en payer un lourd tribut.

Lorsqu'il pénétra la pièce, je me levai d'un bond et lui tendis la main directement à son approche, le saluant en ces termes.

Salut. Merci d'être venu. J'espère que vous allez bien.

Ouais, c'est p'tet vachement poli, mais au moins, on pourra pas dire que j'essaie pas d'y mettre un poil les formes.

Je fus tout d'abord surpris par la réaction de l'individu qui se trouvait en face de moi. Il dégageait une certaine prestance, ainsi qu'une classe indéniable. Le vocabulaire qu'il utilisa et la tournure de ses phrases eurent pour effet de perdre la jeune serveuse qui s'occupait de ma table, ainsi que de me renfoncer dans mon siège tout en me demandant si je n'étais pas tombé sur un ambassadeur ou je ne sais quel autre type d'officiel issu d'une antique maison aristocratique. Son reproche fut comme un coup de poing en mon ventre (mais en même temps, il m'avait fait attendre, et j'avais faim !).

Je restai quelques instants abasourdis, incapable de parler, les yeux comme ceux d'un merlan frit. Mais le pire, c'était que j'étais très loin du compte. Juste après ça, il reprit la parole, employant cette fois-ci le ton d'un homme simple, plus proche de moi que d'un nobliau quelconque. Il effaça de quelques mots le reproche qu'il venait de me faire, ainsi que toute la grandeur que sa première tirade avait apporté avec elle. Mes yeux ne s'agrandirent pas plus, mais si ça avait été possible, ils l'auraient fait. Je secouai la tête, reprenant ainsi un visage normal avant de passer ma serviette sur mes lèvres et de nous servir à tous les deux un verre de vin. Je pris à mon tour la parole.

Encore merci d'être là. J'vais pas passer par quatre chemins et me lancer sur le petit blabla de début de conversation. Comme tu l'as dit, c'est un déjeuner d'affaire. Alors autant s'y mettre.

J'avalai un nouveau nem au poulet et m'essuyai les doigts avant de reprendre.

Je crois que t'es ici depuis plus longtemps que moi. Mais je ne sais pas si tu es intéressé par la situation des nôtres par ici. Et par nôtres, j'entends tous ceux qui sont affiliés au panthéon nordique.

Ouais c'était assez direct comme propos. Mais bon, encore une fois, c'était Julie la diplomate, pas moi. Et puis, vu le caractère qu'il montrait, j'étais sûr qu'il préférait avoir le rôle de celui qui tergiversait. Je doutais qu'il ait envie de rentrer dans une conversation alambiquée où on ne parlait que par codes incompréhensibles.

Je cherche à les retrouver. Ou du moins le maximum. Et à les rassembler. A nous réunir, en faisant table rase des griefs qui ont pu secouer nos vies antérieures. L'union serait notre meilleur moyen de nous en sortir dans cette ville.

Ouais ouais, ensemble on est plus fort, l'union fait la force... blablabla... Je croyais à fond dans ce genre de discours, mais étrangement, ça sonnait toujours mal à l'oral. Maintenant, je n'avais qu'à espérer qu'il soit enclin à participer à ce projet.

Je ne savais pas vraiment à quel jeu il jouait. Sur certains points, il semblait se montrer intéressé, sur d'autres il feignait l'indifférence. A un moment il montrait de l'arrogance, à l'autre, la crainte... Etais-je tombé sur un nouveau Loki, ou un équivalent ? Je n'en savais rien. Mais à ce compte-là, on allait pas vraiment avancer niveau unification. Et puis c'était quoi cette remarque sur ma façon de fonctionner soi-disant à "l'américaine" ? J'ai rien détruit ! Je ne répondis rien à cette remarque, excepté un simple grognement. Je n'allais pas me le mettre à dos dès le début de la conversation.

Avait-il le choix ? Position de force ? Pourquoi parler de ça ? Je n'étais pas en train de le menacer ! Ni même de lui imposer quoi que ce soit ! A croire qu'il jouait la victime juste pour me mettre mal à l'aise. C'était p'tet ça sa tactique. Me mettre mal à l'aise et me faire perdre mes moyens. Fallait que je reste calme, et surtout immuable. Il jouait l'anguille, à tournoyer et à chercher des failles, je devais être un rempart inébranlable.

Néanmoins, ses mots n'étaient pas dénués d'intérêt. Lorsqu'il évoqua les rixes millénaires qui caractérisaient les dieux, je savais que ça allait être là mon plus gros obstacle. Comment réagirait la réincarnation d'Odin si elle arrivait ici sans avoir le trône ? Comment réagirait Heimdall s'il voyait Loki comme l'un de nos bras droit ? Merde, même moi je ne savais pas comment je réagirais face à Loki.

Les Celtes, les Grecs, les Aztèques... ils ont bien réussi eux à se réorganiser. Pourquoi pas nous ? Ils ont fait fi de leurs discordes et de leurs querelles, et on sait qu'ils n'ont pas à nous jalouser à ce niveau là. Pourquoi pas nous ?

Je marquai une pause et pris une gorgée d'eau avant de reprendre.

L'homme est loin d'être parfait. Mais nous aussi. Tu as entièrement raison en disant que nous devrions plus nous inspirer de sa faculté d'adaptation. Nous nous laisserions bouffer par les Slaves juste parce que nous ne serions pas d'accord entre nous sur quelques détails ? Nous valons mieux que ça. Nous pourrions accomplir tellement de choses en mettant un instant de côté nos différends et en nous unissant !

Vint la question fatidique. Celle du mercenaire. Qu'est-ce qu'il y gagnait... Je l'attendais celle-là. J'avais beau avoir grandi dans ce monde, j'avais beau savoir que les hommes étaient avant tout motivés par l'appât du gain, je me désolai à chaque fois que je le voyais passer en priorité dans le regard des autres. En même temps, venant de Fafnir, j'aurais dû m'y attendre. Lui qui ne désirait, dans les mythes, que protéger et agrandir son trésor... Je ne pus réprimer un soupir avant de lui répondre.

On y gagnerait tous. Ils fonctionnent comme ça maintenant. Dévotion, respect, puissance, protection. Voilà ce qu'un clan fournit aux siens. Ce qui fera la différence entre nous et les autres, c'est que nous obtiendrons ceci en incarnant les modèles que nous avons toujours été. En devenant le meilleur de nous même. En devenant les sources d'inspiration dont l'Humanité a grandement besoin aujourd'hui. En se tournant vers nous, ils verraient ce qu'ils pourraient devenir, ce qu'ils pourraient accomplir, à la fois pour eux-même et pour leurs semblables.

J'avais déclamé ça avec de plus en plus de conviction. J'y croyais, j'y rêvais à cet idéal, à cet objectif. Les dieux, les monstres, les héros, nous n'étions plus rien. Nous n'étions plus que des rapaces de bas étage qui se contentaient de miettes qu'ils grappillaient à force d'imposer la peur aux autres. Nous pouvions, nous devions être bien plus que ça.

Je suis parfaitement au courant que ce que je recommande n'est pas la voie de la facilité. Mais merde ! Depuis quand sommes nous réputés pour prendre les chemins faciles ? Nous sommes des guerriers ! Des conquérants ! Et si les batailles que je propose ne se mène pas par la hache et le fer, la gloire que nous en retirerions serait encore plus grande que tout ce que les autres panthéons pourraient espérer un jour obtenir !