Y a quelque chose dans son cœur, à la gamine. Une folie douce, un poison.

* * *

Les genoux écorchés. Du sang plein les narines. Et les paupières gonflées de la poussière des rues.

La silhouette immobile dénote sur le parvis de la basilique Sainte-Croix. Amassés autour d’elle, les badauds et croyants de Cagliari. On chuchote, on se presse, on s’enfuit. Et les plus courageux entraînent le petit malheureux à quelques lieues de là ; pourvu qu’il vive encore, Marie, aide-le.

« Eugenia ? ». La voix s’élève par-delà tous les sifflements. Celle d’un petit garçon, encore couché par terre.  

« Lève-toi. On rentre à la maison ».

Le clocher retentit. Et sur les derniers coups, des bruits de pas précipités résonnent sur les dalles ouvragées.

« Qu’est-ce que tu as fait Evgenia ?! ». Timbre brisé de la génitrice horrifiée, accourant les mains sur la bouche vers sa progéniture. Une mare de sang pour l’accueillir à ses pieds.

Dix ans à peine et la gamine sent bien qu’elle a merdé. On la regarde comme un fauve échappé de l’arène. Ses poings se contractent si fort que des phalanges finissent de se briser.

« Alessio s'défend jamais », elle crache en regardant la Mère.

Alors, elle s’en était chargée. Martelant de ses mains enragées la peau immaculée d’un morveux de trois ans plus âgé qu’elle. Jusqu’à ce qu’il s’effondre et qu’il saigne.

Jusqu’à ce qu’il s’effondre et qu’il saigne.




Les ongles déchirés tapotent nerveusement la surface abîmée. Vesari s’impatiente. Elle fustige du regard cette ombre nonchalante qui s’installe en face d’elle ; prend son temps pour ôter son écharpe, et épingler sa veste au dossier de sa chaise. Toujours il la ferait languir. Elle en cortège, lui le premier.
Ça ne changerait jamais.

D’un geste sec, brutal, elle soupire et décroche le combiné.

« Bonjour Eugenia ». Et l'avocat l'imite, aussi calme et posé qu'une étendue placide.

Ils ont peut-être dix minutes à partager. Dix minutes qui s’égrènent et que l’autre gaspille en gestes lents et inutiles. Ça la rend folle, elle pourrait l’étrangler.

« T'es sérieux là ? Tu veux qu'j'demande s'ils ont un fer pour repasser ta ch'mise  ?! ».

Elle aboie, la gamine, alors que le son métallique retentit dans son dos pour la rappeler à l’ordre. Mais les yeux pâles continuent de fixer leurs jumeaux, tandis que le parloir entier sursaute au coup donné par la matone.

L’un et l’autre impassibles, ils s’analysent longtemps de part et d’autre de la vitre qui les séparent.

« Comment tu vas ? ». L’homme aux airs flegmatiques scrute les bleus sur ses bras.

Elle tangue un peu, se dandine, dévoile un sourire carnassier. La Vesari ricane à sa question juste avant d’afficher une expression sérieuse ; elle en devient hostile, sinistre et menaçante. Puis les orbes glaciales avalanchent une kyrielle de poignards.

« Va t’faire foutre Alessio » ; elle lui vomit sa hargne.

Comme elle aimerait l'y voir, lui, à tourner en rond dans une cage. A taper sur les autres pour jouir d'un semblant de victoire ; rafler son territoire, et voir s'effondrer son empire sitôt que les gardiens font danser leurs matraques.

Il soupire, elle enchaîne.

« J'encaisse putain ».
Et c'est bien mieux comme ça. Elle plutôt que lui dans cet enfer sauvage, qui n'aurait pas tenu trois jours.

« Je sais ». Silence. « Tâche de continuer ». Ses yeux pâles distillent son autorité naturelle ; dégueulent cet art de donner des ordres et de tenir les rênes de sa furie de sœur. « 26 mois. 26 mois et tu sors Eugenia. Pas un de plus ».

Métronome hypnotique, elle s'agrippe aux mouvements de ses lèvres. Comprend tout ce qu'il n'a pas besoin de dire pour se faire obéir. Tu sais que j'ai tout fait pour te sortir de là. Tiens-toi tranquille, pour une fois. Ne me déçois pas, Eugenia.

Elle a toujours envie de l'étrangler quand il fait ça. Elle gueule souvent jusqu'à s'égosiller, ou l'harnacher d'insultes ; et puis elle s'exécute.
Mais cette fois elle se tait ; s'attarde sur les traits, en essayant de se souvenir des notes corsées de son parfum. La force de l'esprit, quand tout est impossible : elle sait se donner l'illusion que ses poumons s'emplissent de ces effluves. « Et après ? ».

« Tu suivras ton programme de réinsertion... et puis on s'en ira ».

Pas l'Italie. Pas la Floride. On oublie Cagliari, on oublie la mafia. Et on se reconstruit à trois. Comme on l'a toujours fait.

« Et Jennie ? ».

Oui, Jennie. Gosse adoptée qu'ils se trimbalent comme si leurs vies en dépendaient, dernier pilier de leur triade auquel les deux ne renonceraient pour rien au monde.

« Jennie va bien. Concentre toi sur ta sortie ».






Un sourire écarlate au milieu des ténèbres.

Des ombres qui s'élèvent en toute part d'Arcadia, renégats du Chaos, qu'elle s'apprête à rejoindre.

Le Maître a gravé son cachet sur sa peau. La Guerrière éveillée depuis un an à peine, a choisi son combat. « Penthésilée », qu'elle révèle aux silhouettes impavides, le sang campé à ses côtés. Lui aussi habité - d'un Titan libéré du Tartare, l'aîné l'a sifflée comme un chien de garde.  

Les ombres se détachent et se dispersent dans la nuit.

« Alors ? Par où vas-tu commencer ? ».

Les talons claquent sur les pavés crasseux ; il n'y a plus qu'eux dans la ville endormie, soldat-furie au bras d'un avocat verreux.

« Pourquoi pas Scully ». « Ton patron ? ».

Elle s'humecte les lèvres, regarde vers le ciel et les constellations qui parlent à l'Amazone. « Y a de la hargne en lui ».

Un sourire écarlate au milieu des ténèbres, elle revient à son frère, les prunelles aguerries. « Jennie saura se rendre utile ».

« Je n'en doute pas ».