L’Obsesja n’était pas très actif, en cette période de fête, contrairement à ce qu’on se serait attendu d’une boîte de nuit. Tu rechignais à organiser les incontournables soirées à thèmes, comme si tu redoutais de te retrouver coincé entre un canon à neiges et trois Santa Klaus en petite tenue. Aussi, tu passes le plus clair de ton temps à laisser Gysin te courir dans les pattes, prétextant des maintenances bidons pour décaler les festivités.
De mauvaise foi, tu marmonnes finalement un truc du genre « Qu’est-ce que j’ferai pas pour m’tirer d’ici », à croire que tu avais oublié que Gysin était à l'affût du moindre voeu que tu pouvais formuler, histoire d’écouler ton inépuisable stock.

Tu digères toujours aussi mal la téléportation du génie. D’autant plus que ce dernier avait tendance à ne pas ménager tes atterrissages. Aussi, cette fois-ci, c’est la gueule dans la neige que tu te retrouves. Autour de toi, tu ne comprends pas ce qui se dit, mais il devait sûrement s’agir de marmots demandant à leur parent si le clochard écroulé dans la neige était mort. Tu relèves finalement la tête du sol pour croiser le papier que te tend Pancras. Et c’est là, pour de bon, que tu vois rouge.

Furibond, et la gueule anesthésiée tant elle avait froid, tu bondis sur tes pieds, faisant peur aux quelques passants qui s’étaient attroupés autour de toi. Et tu découvres avec horreur que tu as été catapulté au milieu d’un village de Noël, rempli de joyeuses familles et de marmots jusqu’à ras bord.

Faisant des tours sur toi-même, comme un diable, tu finis par repérer Gysin qui s’en est retourné dans le chalet dans lequel il avait vraisemblablement élu domicile pour les festivités. Tu te précipites à l’intérieur avant qu’un incident ne se produise au dehors. Le djinn ne se doute de rien, à réchauffer ses pattes au coin du feu. Tu l’agrippes par le col, lui piquant par la même sa place, le cul face aux flammes. C’est que pour l’instant, tu n’as pas l’air très crédible en grand méchant vilain, avec ton nez rouge et tes lèvres bleues.
« On peut savoir à quoi tu joues ??? » Depuis le début, vous aviez une notion bancale de l’espace personnel, aussi, tu le secoues si proche de ta gueule que vous pouvez vous regarder la morve couler. « Il débloque ton pouvoir ou quoi ?? A quel moment tu t’es dit qu’c’était une bonne idée d’m’envoyer ici ! »

Comme à son habitude, le djinn ne se laisse pas démonter par ta tentative d’intimidation. Tu es certain que tu pourrais être en train de faire revenir son mollet gauche dans une sauce à l’ail que l’animal ne broncherait pas. Ça pourrait être vexant si tu avais encore un peu d’amour propre. Tu lâches prise, sans trop capter où il voulait en venir avec sa liste de Noël de quartiers rouges.

Interdit, tu arraches le programme qu’il t’avait balancé à la face, jetant un oeil agacé au programme, et plus encore, aux visuels qui décoraient le flyer. Bon, depuis le temps que tu marinais dans ton humeur pourrie, tu pouvais vraisemblablement lâcher le morceau. De toute façon, avec ta patience aussi courte qu’un bras tranché, tu n’allais pas faire long feu.

En deux pas, t’es de nouveau dans ses pattes, le papier tendu à bout de bras. « Est-ce que t’aurais un peu oublié ce que je suis, Pancras ? Hm ? » Tu ne lui laisses pas le temps de répondre. « Un ogre. Je suis un ogre. » T’es armé d’un sourire flippant. « Et ils font quoi, les ogres, à ton avis ? » Tu appuies ta question d’un haussement de sourcils exagéré, tapotant le prospectus du bout du doigt sur la tête rosie d’un marmot. « Les ogres, ils a-dorent bouffer les enfants, tu vois ! » Toujours avec cet air sidéré, tu te déplaces désormais jusqu’à la fenêtre, désignant les joyeux lurons et autres hors-d’oeuvre patinant dans la neige. « Et toi tu me largues au pire endroit à la pire période de l’année ! »

C’est bon, t’as fait ta petite crise de nerfs. C’est sûrement la menace de Gysin allant voir ailleurs qui t’a rabattu le caquet. Tu tires le rideau sur la fenêtre, soupirant sans fin. « Nan mais laisse tomber, on a qu’à rester ici. J’ferai attention où j’mets les pieds. » Et, comme pour signifier que tu te pliais à ses voeux (à croire que t’avais vraiment pas compris comment marchait votre contrat), tu enfiles un affreux pull de Noël qui était étalé sur le lit, mettant en scène des rennes de Noël se montant les uns sur les autres de manière suggestive. « Allez, trouve nous un truc à faire sur ton fameux programme, histoire de m’occuper l’esprit. »

Etonnamment, le raisonnement du djinn tenait la route ; il était scientifiquement prouvé que quiconque, et donc même un ogre, avec le ventre plein, pouvait difficilement y caler un marmot en plus. Soufflé par cette idée de génie (sans mauvais jeu de mots), tu le suis jusqu’au stand de dégustation, où il te largue comme une commission après un régime aux pruneaux.
Vorace, tu ne te fais pas prier pour dévorer tout ce qu’il te fait passer, le regard ailleurs. Tu grommelles lorsqu’il se plaint de la pauvreté de son terrain de chasse. Doté d’une attention de poisson rouge, Gysin se carapate aussitôt que les premières effluves de vin chaud vous titillent les narines.

Tu te dis que tu irais rincer toute la boustifaille dans ton bide, une fois ce dernier plat fini. Sauf qu’entre temps, une femme s’est assise en face de toi, à la place encore tiède de Pancras. Elle te fait les yeux doux, te demande si tu apprécies le banquet. Apparemment, la plupart des cadavres de plat à tarte devant toi proviennent de sa cuisine ; pas étonnant qu’elle t’aguiche. D’autant plus que, pour avoir autant de temps à passer à cuisiner, elle devait bien s’ennuyer. Repensant à la petite remarque désobligeante de ton comparse, quelques minutes plus tôt, un sourire goguenard s’aligne sur ta tronche, et tes coups d’oeil à l’intention de Katie se font plus insistants.

En un rien de temps, vous déboulez dans les toilettes avec Katie, lui dévorant la tronche comme s’il s’agissait d’une tourte. La main lourde sur ta ceinture, elle te pousse à l’aveuglette dans la première cabine de toilettes ouverte. Soudain, elle se met à hurler d’effroi. Par réflexe, tu jettes un coup d’oeil entre tes jambes, ne comprenant pas ce qui avait pu la choquer. Sauf que le souci ne se trouve pas devant mais derrière toi ; affalé sur la cuvette, le pantalon en bas des chevilles, le père Noël ronfle, la bouteille pendouillant encore au bout des lèvres. L’odeur qu’il dégage est nauséabonde, et coupe toute envie à Katie de baisser sa culotte. Elle déguerpit de là sans demander son reste, te laissant en tête à tête avec un Santa Klaus évanoui.

Ne perdant pas le nord malgré ta petite passade mise à mal, tu fouilles dans la veste de son déguisement de père Noël, dans l’espoir de lui tirer son portefeuille, comme dédommagement. « Hé, le vieux, on se magne ! Les gamins sont là, tu entres en scène dans cinq minutes ! » L’un des organisateurs de l’événement passe vite fait la porte pour te presser, te prenant en flagrant délit de faire les poches du pochtron. Sauf qu’il ne le voit pas, écrasé qu’il est dans sa cuvette, si bien qu’il pense que la star du show, c’est toi. Et merde. « Heu… ouais, ouais, j’arrive, le temps d’rafistoler ma barbe ! »

Tu lui piques le reste de ses fringues, ainsi que sa fausse barbe, et retournes dans la salle polyvalente. Tu sens déjà les regards des marmots papillonner jusqu’à toi. Oh misère, ça pouvait pas être pire ; enfin si, tu pouvais avoir le ventre vide. On t’escorte jusqu’à un faux trône rouge et or, dans lequel t’es vraisemblablement censé poser ton cul, en attendant que des tas de petits enfants viennent poser le leur sur tes genoux, le temps d’une photo… C’est pas possible, tu ne vas jamais tenir le coup ! Coincé sur ton trône, tu lèves le nez, cherchant ton génie de malheur pour qu’il te sorte de là…

Pour être franc, tu ne sais pas combien de temps le supplice avait duré. Tu n’as pas osé compter le nombre de gamins qui avaient grimpé sur tes genoux, bafouillant leur liste de cadeaux de Noël. Tu tachais de ne penser à rien, tandis qu’ils te dévisageaient avec leurs grands yeux bleus, les joues rouges et gonflées comme des petites tourtes. Les griffes fichées dans les bras du fauteuil en bois peint, la respiration suspendue pour ne pas sentir l’odeur appétissante des enfants. C’est qu’en ces périodes de fête, ils resplendissaient, dorés et joufflus, à force de se gaver de friandises et de dinde farcie.
Et le pire, c’est qu’en te voyant aussi tendu, la bouche maintenue fermée pour pas que tu salives sur la boustifaille ambulante, le gérant de l’événement s’est cru obligé de te faire un pep talk pour t’encourager à jouer davantage le jeu si tu voulais pas qu’il te fiche à la porte. Bah, en réalité ça ne t’aurait pas plus dérangé que ça. Alors, c’est vraiment de mauvaise foi que tu as affiché un sourire carnivore, faussement enchanté, à chaque fois qu’un petit te demandait comment tu faisais pour passer dans la cheminée tellement t’étais gros.

Tu en étais à ton énième Jean-Kévin te réclamant la dernière console de jeu vidéo (ou du moins c’est ce que tu imaginais, puisque tu ne comprenais pas un traître mot de tout leur babillage), lorsqu’une voix de pochtron vient empiéter sur les interminables listes des gamins. Tu lèves la tête, sachant pertinemment de qui il s’agissait. Tu ne sais pas si ce qui t’agite relève du soulagement ou de l’irritation pure, toujours est-il que tu ne te fais pas prier lorsque Gysin vire le marmot en chemin sur tes genoux.
Tu redescends bien vite quand le génie se met à faire le zouave, son haleine plus imbibée que son chandail. Tu essayes de le faire taire en lui plaquant une main sur la trogne, mais sa gestuelle chaotique lui permet d’esquiver. C’est qu’il a une grande gueule en temps normal, alors quand il a bu, on ne l’arrête plus. Tu l’attrapes par la peau du cou pour le décoller de ta gorge, comme on se débarrasserait d’une tique.
« Putain, qu’est-ce qui te prend, espèce de p’tit merdeux ! » Des parents trop proches collent leurs paumes sur les oreilles de leur progéniture. « C’est pas le moment de faire le nigaud ! »

Mais c’est trop tard, l’appellation taboue est lancée. Et les parents de ne plus savoir s’ils doivent se fier à cette lucide mais enivrée asperge, et ainsi admettre qu’ils avaient laissé leurs petits entre les pattes d’un dangereux criminel, ou plutôt de se fier à ton indolence qui commençait à se faire la malle, tant ton génie mettait ta patience à rude épreuve.
Résultat, on vous conduit à la porte de sortie, tandis que vous vous battez comme des chiffonniers, sous les sifflements outragés des parents et les pleurs des gamins qui ont vu l’image de leur idole de Noël s’effondrer, alors que tu prenais Gysin à la gorge.
« Et qu’on vous revoit plus, bande de dégénérés ! La prochaine fois, j’appelle la police ! »

Tu atterris lourdement dans la neige, la tête la première et le cul en l’air. Tu t’en extirpes sauvagement, comme d’un nuage de cocaïne, cherchant aussitôt à remettre la main sur ton compère. « C’est quoi ton problème, saleté ?? » Tu l’attrapes par le col et l’enfonces dans la neige, histoire de le dégriser un peu. A se débattre ainsi, il va finir par dessiner un ange dans la neige. « J’fais des efforts de dingue pour pas boulotter qui que ce soit et toi tu viens chier sur le respect ! Continue comme ça et c’est toi qui vas finir en dinde aux marrons ! » Tu le secoues comme un arbrisseau, un index sévère sur sa face. « Et t'avises pas de disparaître comme par magie, là, j'te connais et je saurais suivre tes traces de pas dans la neige ! »