J'avais passé une mauvaise journée. Comment ? J'en savais trop rien. Mais j'avais été d'humeur exécrable tout le long. J'avais bien essayé de me déchaîner sur les arbres qui croisaient ma route au boulot, mais ça n'avait rien changé. Aussi, après de trop longues heures passées à maugréer dans ma barbe et à hurler sur tous ceux qui osaient venir me causer, j'avais décidé d'aller me pinter la tronche, histoire de très mal finir cette journée bien merdique.

Accoudé au comptoir, enchaînant pintes après pintes, je laissai mon esprit divaguer au rythme de la musique dans mes oreilles (la musique en question), ne souhaitant rien d'autre que de finir ivre mort et de repartir le lendemain en direction de mon appart' moisi et d'y croupir en prétextant une indigestion pour ne pas aller bosser. Ouais, c'était un bon plan. Etrangement, il y avait une personne qui était au courant de ce projet. La serveuse, derrière le zinc. Une jeune femme, au moins vingt ans de moins que moi, assez mignonne et qui gérait son boulot comme une pro. Des rares fois où j'avais discuté avec elle, on en était venu sur nos origines dans nos carrières. Elle avait commencé à bosser ici dès qu'elle avait pu, et avait continué depuis. Maintenant elle en connaissait les moindres rouages, les moindres tâches d'alcool incrustées dans les tables. J'appréciais sa dignité et sa volonté de s'en sortir sans tricher, sans faire de conneries. Si j'avais pu être un peu plus comme elle... J'avais préféré la prévenir de mon projet, et elle m'avait promis d'appeler un taxi lorsque je lui demanderais, ou lorsque je ne serais plus en état de le faire.

Des mains vinrent percuter mes épaules, faisant sauter mes écouteurs de mes oreilles. Je voulus immédiatement corriger l'enfoiré qui venait de faire ça, aussi je fis volte-face, un rictus enragé aux lèvres, le poing levé prêt à s'abattre sur le petit con qui osait me déranger. Mais en reconnaissant la voix, et surtout le visage dudit petit con, je le rabaissai. Pancras... Un Djinn, une grande gueule. L'archétype du gars qui fout dans la merde tous ceux qu'il fréquente, mais qui s'en sort toujours sans une égratignure. Un jour, faudrait que je le cogne, juste pour qu'il voie la couleur de son sang. Je finis ma pinte et en recommandai une aussitôt, tout en lui répondant.

Salut couille vierge. Et ouais, fidèle au poste. Et toi ? Dans quelle merde tu t'es foutu pour venir courir dans mes basques ? Il est où le connard que t'as énervé ?

L'avantage avec lui, c'était qu'il ne prenait rien de mal. Ou alors c'était avec moi qu'il le faisait... J'en savais rien. Néanmoins, il me fit part de son désir de traquer de la donzelle. A sa remarque, la serveuse eut un haussement de sourcil. Avec quelques gestes, je la rassurai, lui expliquant qu'il ne la toucherait pas.

Quoi d'neuf ? Bah pas grand chose. La vie continue et on... Et là tu m'écoutes pas en fait !

Effectivement, la seule chose que ce brave Djinn faisait était de traquer une donzelle pour le soir. Sauf qu'il m'en montra une qui, selon ses dires, pouvait m'intéresser. Je me retournai lascivement, ne souhaitant pas plus que ça participer à son jeu, avant d'écarquiller les yeux en m'exclamant.

Oh le mammouth !

A cet instant, j'eus une idée. P'tet que cette soirée allait s'annoncer meilleure que prévu. Je me levai, plus poussé par les relents de sang dans mon alcool, et me dirigeai vers l'abomination féminine qui se trouvait de l'autre côté de la salle. En arrivant près d'elle, je lui chuchotai à l'oreille.

Hey ! Désolé de te déranger mais... Mon pote là-bas Je désignai Pancras du doigt. il te trouve à son goût. J'crois qu'il aimerait bien engager la conversation, si tu vois ce que je veux dire, mais il est un peu timide et n'ose pas.

Je revins à ma place, laissant éventuellement à la dame le loisir de venir. Néanmoins, je fus sûr d'une chose. Ce furent de sacrés regards lubriques qu'elle lui lança. Je fis, à l'attention de mon pote, tout en engloutissant la moitié de ma bière.

Je crois que t'as une touche...

Je contemplai d'un oeil ravi la scène qui se déroulait sous mes yeux. Le Djinn dans la merde, en train de se faire draguer par un croisement entre un éléphant et une autruche. Et le pauvre qui peinait à s'en dépatouiller. L'insistance de la donzelle également était quelque chose de bien drôle. Elle voulait vraiment dévorer un homme ce soir. Pathétique... Quand on voulait quelque chose, on travaillait pour l'obtenir. Réclamer de l'avoir sous un prétexte quelconque n'était que du chantage inutile et stupide.

Par contre, je ne remarquai pas sa disparition, trop occupé à me replonger dans ma bière et mes pensées. Je ruminai les infos et événements des derniers jours, mes projets personnels pour les prochains et l'absence (le manque, fallait l'appeler par son nom) de cette foutue arme à ma ceinture qui me pesait de plus en plus.

Je fus cependant ramené à la réalité par un bourre-pif bien calculé en pleine poire de la part du mammouth. Elle insinuait que je venais de la toucher. Mais qui aurait voulu approcher ne serait-ce qu'un doigt de ce tas de charogne radioactif ? Puis, la voix de Pancras résonna, alors qu'il n'était pas visible. Putain ! J'avais oublié qu'il pouvait faire ça ce con. Je répondis d'abord à l'espèce de monstruosité féminine devant moi.

Désolé, mais c'était pas moi. Sans doute un petit con qui a voulu m'incriminer en passant derrière vous avant de prendre la fuite et de disparaitre pour me faire passer pour coupable.

Voilà, c'était propre et correct, tout en envoyant une petite pique à l'attention du Djinn. Le mammouth s'éloigna et je pus enfin répondre à l'ordre de Pancras de lui offrir un verre.

Qu'est-ce que tu dirais de considérer ça comme un match nul ? Chacun paie son prochain verre à l'autre.

Je repris une gorgée de ma bière, finissant la chope au passage, avant de reprendre.

Même si... je pense que j'ai tout de même plus de mérite que toi. J'ai pas eu besoin de magie pour te foutre dans la merde, moi.

Discrètement, je repérai quelques prises électriques disposées à proximité, au cas où il aurait une mauvaise idée derrière la tête. Avec lui, même si je ne sentais aucune intention malveillante, on ne pouvait jamais être sûr de ce qu'il planifiait.

Je bougonnai un instant, reprenant une grande gorgée de ma pinte, ne réagissant pas tout de suite aux remarques de l'insupportable djinn. Je n'allais pas m'offusquer sur la moindre pique qu'il me lançait, sinon j'en avais pour toutes les nuits des douze prochaines années. Et puis, j'avais beau être susceptible, je savais qu'il ne faisait ça justement que pour provoquer des réactions. Aussi, je jouais son jeu au minimum.

Il s'éloigna à nouveau. Je laissai un sourire apparaître sur mon visage, satisfait de n'avoir rien dit. Je venais de saisir une belle opportunité de me taire, pour une fois. Je repris un petit moment ma discussion avec la serveuse, revenant sur des sujets plus bateaux, plus simples et en même temps plus relaxants. L'avantage de ce genre de discussions, c'était qu'on avait pas à se soucier de ce qui se disait. On pouvait se montrer sous son vrai visage, éloigner les masques, arrêter de jouer un jeu quelconque. C'était plus sain, plus agréable.

Mais toutes les bonnes choses ont une fin. Et celle de ma conversation avec la serveuse fut caractérisée par le retour du Djinn à mes côtés. Il voulut savoir ce que je disais, comme si je m'étais adressé à lui durant tout ce temps. Il exhiba ensuite ses trouvailles, ou plutôt le fruit de ses mains beaucoup trop baladeuses. Il annonça que le contribuable allait payer nos consommations de la soirée. Mon regard passa sur la serveuse, occupée avec un autre client, et sur son histoire, sur son envie de s'en sortir honnêtement, sans tricher. Je poussai un long soupir bien marqué et déclarai.

T'es sérieux là ? Tu veux vraiment jouer à ça ? Maintenant ? Et avec moi ?

Mais il ne m'écoutait pas, déjà reparti dans ses blagues et son côté versatile et irrévérencieux. C'était à la fois quelque chose de sympathique chez lui, mais qui pouvait aussi vous courir rapidement sur le haricot dès lors que votre patience se retrouvait entamée. Fallait pas avoir fait un doctorat en psychologie pour comprendre que tout ceci n'était qu'un masque qu'il se donnait pour cacher ses insécurités. Dommage. C'était du potentiel gâché à mon avis. Mais après, c'était un grand garçon qui pouvait assumer ses choix. Et il devrait forcément le faire.

Alors qu'il tendait les billets pour payer sa tournée, je posai d'un geste ma main derrière sa tête avant de la rabattre brusquement vers le comptoir, puis de le lâcher et de le laisser tomber au sol mollement avant de commander, à mon compte, un verre de whisky avec deux glaçons pour lui, que je payai aussitôt avec mes propres deniers.

Allez, t'arrête tes conneries maintenant et tu rends à ces gens leur pognon. C'est mon dernier avertissement.

Je finis mon verre et recommandai à mon tour, tout en ajoutant, avec un grand sourire satisfait.

Et j't'ai pas fait la morale.

C'était ça qui était bien avec les génies. Ils obéissaient aux ordres. J'osai à peine imaginer ce que ferai un génie dans l'armée. Ça serait prodigieux, ou cataclysmique. Des soldats capables d'accomplir des prouesses. J'en vins presque à me demander pourquoi les Américains n'avaient pas commencé à chercher des djinns pour en faire un corps spécial. Eux ou les Russes, les Chinois, les Anglais ou même les Français... Ça provoquerait un renversement du rapport de force considérable. On a de la chance pour l'instant qu'aucun groupe de djinns ne se soit décidé à se lancer dans une invasion de grande envergure.

Pancras maugréa, gémit et se plaignit. C'était dans sa nature. En même temps, je contrariais sa soirée de la plus belle des manières. Bon fallait dire que je ne l'avais pas loupé. Le sang s'était répandu un peu partout, du comptoir au sol et surtout sur sa chemise. Bah ! C'était comme ça que les leçons rentraient mieux. Un bon rappel à l'ordre percutant suffisait souvent pour calmer un gamin un peu trop turbulent.

Ou bien tu te trouves un boulot honnête et qui paie bien. Si le pognon est ta seule préoccupation, j'connais des jobs où tu gagnes correctement ta vie sans forcément avoir à ruiner celle des autres.

Les toubibs étaient très bien payés ici.

AC/DC. Une bonne musique, une excellente rythmique et des paroles qui avaient su devenir hymne pour des milliers de personnes. Elle venait d'un téléphone proche. Pourtant, ce n'était pas du mien, et je doutais que Pancras ne l'ait comme sonnerie. Ou alors il dissimulait bien ses meilleurs aspects. Malheureusement ce n'était pas le cas. Un de mes congénères, une brute épaisse tatouée aux allures de biker vint m'exiger la restitution de son téléphone. Le djinn essaya de s'interposer, prenant ma défense par la même occasion, avant de se faire rembarrer sans la moindre politesse. Bien sûr l'esprit arrogant de mon partenaire ne se laissa pas faire et il répliqua avec une répartie... correcte compte tenu des circonstances. Mais bon, insultez un gros lard bourré et ses potes tout aussi rôtis que lui, et vous aurez...

Je pris le premier coup en pleine poire sans avoir le temps de rien faire. Cela eut pour effet de renverser mon verre presque plein. Je vis tout le houblon se répandre sur le sol. Une pensée attristée m'effleura, constatant que six dollars de délicieuse bière ne finiraient jamais dans mon ventre. Je reçus deux autres coups dans les côtes, les encaissant sans broncher. Tout ce que je sentais, c'était la rage qui montait dans mon ventre. Ma bière... MA BIERE !!!

Un poing fila droit vers mon crâne. Je l'interrompis de ma main juste avant l'impact. Lentement, je tournai le regard vers l'enfoiré qui osait m'attaquer. Je me relevai, dominant ainsi l'homme de toute ma hauteur. Apercevant la lueur dans mon regard, il comprit son erreur et un voile de terreur se déposa sur son visage. Mais c'était trop tard. Tu ne pouvais pas t'enfuir. Et tu allais avoir besoin de renforts si tu voulais t'en sortir.

Je décrochai un direct en plein dans son nez, enchaînant aussitôt par un deuxième, puis un troisième. Son collègue intervint et m'écrasa mon propre verre vide sur le visage. Les éclats vinrent lécher mes joues, y traçant de longs sillons sanglants. Je jetai d'un geste nonchalant le corps de l'autre, sonné et me retournai vers mon deuxième adversaire. Il recula et voulut se mettre en garde pour m'affronter. Je le chargeai, poussant un premier cri de guerre, avant de le plaquer et de l'entraîner au sol de tout mon poids. L'impact lui fit expulser tout l'air qu'il avait dans les poumons. je lui décrochai un coup de poing en plein torse, juste sur ses poumons, pour m'assurer qu'il aurait besoin de quelques minutes pour retrouver complètement son souffle.

Je me relevai et me plantai devant le chef de bande qui s'en prenait à Pancras. Frappant mon poing sur mon torse en geste de défi, je lui lançai.

Hey ! Lâche mon dessous de lit. Où j'te réduis à l'état de pulpe.

Mais, avant que je ne puisse mettre ma menace à exécution, le premier type que j'avais tabassé s'était relevé et vint écraser un tabouret sur mon dos.

Rien de tel que le feu de la bataille pour se sentir vivant. Et l'avantage qu'avait celle-ci, c'était qu'elle n'avait aucune conséquence. Enfin, sauf si on finissait au poste. Ou si un taré se décidait à sortir une arme et à l'utiliser à tout va. Pancras m'impressionnait d'ailleurs. Je ne m'attendais pas du tout à ce qu'il fusse du genre combatif, mais il sut révéler une férocité et une loyauté envers moi qui me réchauffa le coeur. Il me dégagea d'un de mes assaillants, me permettant d'offrir à un autre un direct en plein pif qui le renvoya à terre. J'avais à peine capté que la mêlée s'était vue renforcée de plusieurs participants. Mais ce qui m'inquiéta plus que tout, ce fut la réalisation de ma prophétie.

Notre prime agresseur dégaina un couteau. Je savais parfaitement gérer un type bourré avec un couteau. J'avais vu bien pire durant mon temps dans l'armée. J'avais tué des types bien plus dangereux que ce gars ne pourrait jamais l'être. Néanmoins, je m'inquiétais surtout des autres et du Djinn. Dans une mêlée aussi confuse, il pouvait parfaitement entailler quatre personnes avant de me porter le premier coup. Je soufflai à Pancras.

On file à l'anglaise. Prépare nous un chemin d'évac' et je te suis. Mais d'abord, je m'occupe de Malabar.

Il me jeta un air de défi, que je lui rendis aussitôt. Éméché comme il était, ses mouvements étaient prévisibles, mais amples et potentiellement ravageurs. Il commença bien sûr avec un coup latéral destiné à m'ouvrir la tripaille. J'esquivai d'un bond en arrière avant de m'emparer du premier truc qui passait sous ma main et de le lui lancer au visage. Pas de chance, c'était une serviette en papier. Cela eut au moins le mérite de le faire rire avant qu'il ne relance un nouvel assaut. Cette fois-ci, je parai le coup de mon avant-bras avant de lui envoyer un crochet dans la tempe. Le coup le sonna direct. Je l'attrapai par le col et lui assénai une série de direct en plein visage, afin d'être sûr de laisser la marque de mes poings gravés sur lui mais aussi pour l'empêcher de se réveiller avant un moment. Une fois à terre, je m'emparai du couteau et le fourrai dans une poche, bien décidé à le balancer dans une bouche d'égout dès ma sortie. Je me retournai ensuite vers Pancras et lui lançai.

Repli stratégique !

Je commençai à me diriger vers la porte avant de m'arrêter brusquement, faisant signe au Djinn de m'attendre. Je sortis en vitesse un billet de ma poche et le jetai sur le comptoir avant de quitter les lieux, tout en lançant à mon partenaire.

C'est pour le pourboire.

A peine dehors, la situation échappa encore au peu de contrôle que nous avions dessus. Avec un Pancras à moitié présent au sens propre du terme, des bourrés qui nous en voulaient encore malgré la branlée que je leur avais collé et des téléphones portables brandis pour filmer la scène, cette merde allait nous rester au derrière pour un long moment si nous ne faisions pas quelque chose pour nous en sortir.

Et les flics qui allaient rappliquer en prime. Et le djinn qui me remettait la responsabilité de tout ça sur le dos. J'avais pas été piquer des portables moi ! Heureusement, lorsqu'il prononça le mot voeu, j'eus une idée qui pourrait nous sortir de là.

Pancras ! Je souhaite qu'ils nous oublient, tous autant qu'ils sont.

Et, sans attendre une seconde de plus, j'attirai à moi toute l'électricité contenue dans les batteries des téléphones. En un éclair (sans mauvais jeu de mot), les appareils s'éteignirent sans avoir pu enregistrer la moindre vidéo. L'énergie s'accumula dans mon poing, dont les veines prirent une teinte bleutée. Je me retournai vers le leader des emmerdeurs qui voulait nous rejoindre et lui décrochai un direct en plein sternum, libérant ainsi l'électricité retenue dans mon corps. Choqué, le gusse vola en arrière, percutant ses comparses et attirant désormais l'attention sur lui. D'un geste sec, je saisis Pancras par la taille, le soulevai du sol et me mis à courir dans la direction opposée.

Après avoir parcouru quelques mètres, je m'engageai dans une ruelle, la traversai et nous planquai derrière des poubelles. Reposant le djinn à terre, je lui lançai, en désignant sa jambe manquante.

Me dis pas qu'elle est restée dans le bar. Sinon, tu vas la chercher tout seul.

Mes nerfs lâchèrent, et je me mis à rire. Je me retins pour qu'il ne résonne pas dans toute la ruelle, mais je dus tout de même me pencher tant c'était fort. Je m'exclamai.

T'es un sacré fouteur de merde, tu le sais ça... Mais putain qu'est-ce que c'était drôle...

Je poussai un profond soupir puis cherchai à reprendre ma respiration pour me calmer après tant d'émotions.