far from home.

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Son esprit bouillonnait ; son cœur était bouffi d’angoisse, mais la déesse restait paisible en apparence. Une tasse de thé fumant entre ses doigts gantés, les cheveux flamboyants rabattus sur l’épaule, elle s’octroyait une pause en ce milieu de matinée. Postée devant la baie vitrée de son bureau, Siobhàn observait ceux de ses collègues de l’autre côté de la serre et du jardin, englouti par la neige. Comme ici l’électricité était prioritaire aux salles de production, elle n’avait pas allumé le chauffage, mais portait toujours son manteau. Malgré quoi, à la vue du froid et sous l’effet de sa morsure près de la vitre, la Belladone se mit à frissonner.

Elle était fatiguée. Ses inquiétudes ne prenaient jamais fin, et elle avait toujours des milliers de raisons de se trouver préoccupée. Ici, en plus de tout le reste, les souvenirs l’assaillaient. Quand elle levait les yeux par-delà sa fenêtre, le bureau de l’ex-Sénéchal s’exhibait à sa vue. Cela faisait des mois que ce dernier avait quitté la distillerie fers aux poignets. Des mois qu’elle-même prenait ses marques dans cet endroit qui avait été le sien, même si elle y limitait ses passages et les cantonnait aux sous-sols où les alcools étaient produits. On lui avait offert ce bureau. Petit mais confortable, bien exposé en dépit du panorama qui faisait remonter toute une flopée de sentiments à la surface. Et elle peinait toujours à s’y sentir à l’aise. Elle le fuyait en règle générale, mais depuis le début du blackout, son emploi du temps était bouleversé. Elle apprenait à limiter ses déplacements, avait aménagé les horaires de l’Emeraude et ceux de l’Elixir ; il lui restait ainsi du temps à consacrer à la production de nectar et au Royaume. Elle pouvait gérer ses magasins à distance d’ici, comme elle le faisait désormais et depuis quelques jours, en profitant des générateurs de la distillerie.

Ses yeux s’arrachèrent enfin du dehors. La Belladone fit demi-tour dans son espace réduit,  posa sa tasse brûlante sur un guéridon libre, et reporta son attention sur les plantes exposées. En prenant un instant pour contacter son élément, elle chassa les pensées fielleuses de son esprit, étouffa la peine et la haine, le désir de vengeance aiguisé par l’hybris, et laissa derrière elle ses fiançailles ratées avec l’ex-directeur. Cette histoire tenait du passé et elle n’avait plus de raison d’y accorder de l’importance. Il lui fallait se concentrer sur le présent, sur les évènements lourds qui ne cessaient de se produire et concernaient tout Arcadia. Sa famille était devenu sa priorité ; elle devait le rester. Et sa vie retrouvait du sens ainsi, aussi s’efforçait-elle de faire le nécessaire pour la mettre à l’abri.


C’était la raison pour laquelle elle avait convoqué le vétéran. Plus gradé qu’elle dans l’organisation, on l’avait toutefois missionné pour assurer sa protection. Le duc était en charge des stratégies à adopter et des ressources à déployer pour mener à bien cette opération. Sa position un peu particulière, de même que les conditions négociées pour son ralliement au Royaume, lui conféraient ce privilège. Siobhàn n’allait pas s’en priver. Un entretien lui permettrait d’apprendre à mieux connaître l’homme auquel incombait sa sécurité, et d’en discuter avec lui - puisqu’après tout, elle restait maniaque du contrôle. Sur certaines choses, elle n’aurait aucun mal à déléguer et à lui faire confiance. Mais elle avait cette fois une demande urgente à lui faire, qui concernait sa nièce, et ne pouvait repousser l’échéance. Même si de loin, elle avait reconnu le dieu qui habitait l’ex-militaire, et redoutait les retrouvailles entre Ormiach et Airmed.

On frappa à la porte, et la divine jeta un coup d’oeil à l’horloge perchée au dessus des fauteuils. Il était pile à l’heure. Les bras serrés autour de ses épaules, dans l’illusion de maintenir la chaleur, elle s’approcha de quelques pas sans toutefois accourir sur le palier. Immobile, elle examina la poignée et s’éclaircit la voix. « Entrez ».  

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La silhouette pénétra aussitôt dans la pièce. L’allure était puissante, sereine, déterminée, et alors même que la divine s’attendait à confronter l’homme - serrer sa main peut-être, ce dernier se posta en face d’elle sans même lui adresser un regard. A la place, il inspecta vivement la pièce, s’écarta pour tout observer, fouiller chacun des coins, avant de revenir se présenter. La posture droite et le ton monocorde étaient témoins de son passé de militaire, et contre toute attente, cette rigueur plut à la déesse. Les vétérans qu’elle connaissait s’étaient pour la plupart délestés de cette attitude, mais il lui rappela toutefois Torben, feu son garde du corps… Une pensée émue pour cet homme fit briller ses yeux pâles de façon tout à fait imperceptible. « Bien. Puisqu’il n’y a pas besoin de faire les présentations, je suppose qu’on peut aller droit au but, en effet ». Elle l’observa un temps, les sourcils haussés légèrement, peinant à s’accorder avec elle-même sur ce qu’elle pensait de lui. Le sentiment d’être entre de bonnes mains côtoyait son côté territorial et sa difficulté à voir son espace vital envahi. « Vous cherchiez quelque chose ? », demanda-t-elle, l’allusion faite à son entrée plutôt brutale. Elle se doutait de la réponse, mais la question, en quelque sorte, lui renvoyait la balle.

« Asseyez-vous », intima-t-elle en désignant un pan du mur orné de briques industrielles. Un divan bleu canard et des fauteuils douillets entouraient une table basse en teck recyclé dans le style global de la distillerie. Un effet loft très réussi avec des étagères en fer vieilli sur les parois, et un caisson retapé en mini-bar duquel la divine s’approcha.
Ici, et au Royaume en général, elle devait faire ses preuves. Faire profil bas d’abord, laisser passer le temps, puis s’assurer de faire du profit pour se faire accepter. Sa réputation la précédait ; les détracteurs de son père et de son ex-fiancé ne lui laissaient aucun répit. Même si en règle générale, on l’avait bien accueillie parce que c’était la décision du Roi et qu’elle bénéficiait d’alliés précieux dans cette enceinte, elle n’était pas en terrain conquis. Simple sujet, elle était en dessous des autres, de tout, et pourtant, son allure et son caractère refusaient de lui faire raser les murs et de baisser la tête quand elle croisait les autres. En particulier les gradés. Siobhan n’était pas femme à être à l’aise avec les concepts de hiérarchie et d'autorité, et pourtant elle savait garder sa place quand sa survie en dépendait. Mais combien d’années s’était-elle battue pour s’élever au dessus des autres, n’avoir aucun compte à rendre à personne, défiant sans arrêt l’homme qu’ici tout le monde craignait de contrarier ? Les habitudes étaient tenaces et ne s’enterraient pas en quelques mois. On la disait hautaine et prétentieuse, glaciale et insolente parfois, mais les gars d'An Riocht devraient faire avec. Dans ses autres business, elle était la patronne, et au bout de ses doigts, s’écoulait de l’or qu’ils seraient tous contents de pouvoir glisser dans leurs proches un jour prochain.

 « Je pensais qu’une rencontre serait nécessaire pour faire le point ». Sa main glissa sur les bouteilles, que des alcools produits par la maison dont elle ignorait totalement le goût. Aucune substance n’avait d’effet sur elle depuis longtemps, et leur saveur ne lui était pas assez précieuse pour qu’elle continue d’en boire malgré tout. Ca lui arrivait, parfois, seulement pour se brûler la gorge de désespoir ou pour accompagner quelqu’un. « Un verre ? », proposa-t-elle, maligne, histoire de voir jusqu’où sa mission lui tenait à cœur. « Je suppose que vous vous êtes bien renseigné sur ma personne, déjà. Si vous avez des questions à me poser pour faire au mieux votre travail, allez-y ». Elle s’éclaircit la voix, et posa son séant sur le bras d’un fauteuil. Comme si garder de la hauteur lui semblait important. « Je ne veux pas nécessairement savoir tout ce que vous faites. Je vous fais confiance pour me mettre au courant de ce que je dois savoir en ce qui me concerne ». Ses orbes étaient rivées sur lui, sur l’aura émeraude qu’elle percevait et qui lui criait qu’il était comme elle. L’instinct se mêlant aux mémoires, il était compliqué pour la déesse d’ignorer ce frère perdu au fil des âges. La botaniste pouvait la sentir en elle, calme pourtant mais le coeur agité, triste et inquiet à l’idée de s’y retrouver confrontée après des siècles de silence et d’amertume. « A vrai dire, je ne vous ai pas fait venir pour connaître l’étendue des moyens dépêchés, mais parce que j’ai une demande à vous faire ». Peut-être s’attendait-il à ce qu’elle soit pénible et qu’elle l’entrave dans ses fonctions ? Evidemment, une partie d’elle voulait savoir ; quels étaient les endroits qu’il surveillerait, s’il la mettrait sur écoute, ce qu’il avait prévu et combien d’hommes seraient chargés de mettre leur vie en péril pour protéger la sienne. Mais, elle la tint en retrait, décidant pour une fois de remettre sa vie et celle d’un être cher entre les mains d’un parfait inconnu. Ou presque. C’était étrange, mais cela faisait partie de ce “tout” qui bougeait et changeait radicalement sa vie au fil des jours. « J’ai besoin d’un chauffeur. D’un chaperon, si vous préférez. Pas pour moi, pour ma nièce. Je veux qu’elle soit votre priorité. Quelqu’un en qui vous avez toute confiance et qui soit capable de la défendre, de la protéger. C’est possible ? » Il l’avait dit lui-même : inutile d’y aller par quatre chemins. Et tandis qu'elle guettait la réponse, sa main gantée glissa machinalement dans ses mèches flamboyantes, lesquelles imprégnaient leur reflet sur la vitre en face d'elle.  

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Devant le refus poli de son invitation à boire, la divine ne laissa rien paraître. Intérieurement, elle nota cependant la réponse et cette dernière vint renforcer sa première impression ; elle n’en attendait pas moins mais les manières de l’homme lui donnaient définitivement le sentiment d’être entre de bonnes mains. Pour sûr, il viendrait un moment où leurs deux caractères forts entreraient en conflit, mais elle s’était promis de faire son maximum pour ne pas interférer dans ses missions et l’en laisser seul maître. Il n’y avait qu’un point sur lequel elle ne reviendrait pas, et c’était justement celui qu’elle avait l’intention de lui exposer. « Soit. Je me doutais que vous me demanderiez ça ». La déesse se pencha en avant pour attraper un dossier qui trônait sur la table basse. Sans prendre la peine d’examiner son contenu - qu’elle connaissait par coeur pour l’avoir rédigé - elle le tendit simplement au gradé. « J’ai pris la liberté de noter ce qui me semblait important. Je ne sais pas si c’est prudent mais au moins, ça nous fera gagner du temps ». Tout y était, ou presque : ses habitudes et son emploi du temps - y compris les chamboulements liés à l’absence d’électricité, les lieux où elle se déplaçait le plus souvent, les moyens de la contacter...
Comme de coutume, la botaniste avait de quoi surprendre par sa rigueur et sa prévoyance excessives ; mais nul doute que cette fois, ces qualités seraient plus appréciées que tournées à la dérision.

« Je vois ». Il y avait cependant des choses qui ne s’écrivaient pas, des choses pénibles et difficiles à raconter parfois, et la mention des mafias mit un terme à cette vague de fierté qu’avaient fait naître en elle les compliments du militaire. Elle n’y était jamais insensible même si elle demeurait de marbre, et son âme vibrait toujours de se savoir en quelque sorte respectée, tant pour son sens des affaires que pour sa stratégie ou son aplomb. Preuve en était, elle avait replongé dans le business - et même si les circonstances étaient différentes, qu’elles la plaçaient dans une position plus sereine, elle n’avait pas su se ranger complètement. Pas même pour l’enfant qu’elle avait adoptée.
Une partie d’elle avait besoin de se savoir utile et de jouer avec le feu. Elle n’avait pas fini de prouver sa valeur et ce jour n’arriverait probablement jamais. La Belladone était consciente du paradoxe de ses propres désirs - entre challenge et paix - mais apprenait chaque jour à vivre avec. Les choses évoluaient, il y avait du mieux, et certaines situations semblaient même s’arranger.

« Je suppose que vous êtes au courant pour l’attentat de ma boutique ». Les bras de l’herboriste se refermèrent autour de sa propre silhouette. Sa voix avait baissé d’un ton, comme si elle redoutait d’être entendue, ou bien peinait à évoquer la tragédie. C’était un peu des deux en vérité ; parler de l’évènement éveillait son hybris et rajoutait à ses tourments. Et même si elle savait qu’elle devait se livrer, l’exercice demeurait difficile. Que dire ou non qui pourrait lui porter préjudice ? Parfois, même les informations les plus insignifiantes pouvaient renverser un doyen de la pègre, alors…

« J’ai travaillé pendant deux ans pour toutes les organisations en ville. A l’exception de la Bratva. J’ai honoré tous mes contrats et je pense que toutes mes affaires sont réglées. Quant à l’Emeraude… » son regard vagabonda au dehors, tandis qu’elle se remémorait l’avertissement de l’italien. « C’était une vengeance personnelle, et je n’ai pas répliqué ». Même si ce n’était pas l’intention qui manquait, cette fois elle s’était appliqué à contenir son hybris infernal. « En théorie j’ai remboursé mes dettes, mais vous savez comme moi que la théorie et les affaires ne font pas bon ménage ». Elle lança au soldat un regard appuyé, s’assurant que le sous-entendu était compris, juste avant de poursuivre. « Je me méfie toujours des italiens » - pas de tous à dire vrai, et si Mahoney faisait surveiller son immeuble, il finirait par découvrir qu’elle en fréquentait un. Mais qu’importait. L’intéressé n’était pas de la NC et le Roi était déjà au courant. Puis il faisait partie de ses patients, lesquels elle jugea bon de mentionner. « Je peux être amenée à rencontrer des clients ; le plus souvent dans mes boutiques, mais il arrive parfois que je doive en livrer certains ou qu’ils se présentent chez moi. Je limite toujours mes déplacements dans ce cas et je préfère les rendez-vous en lieux publics ». En réalité, il n’y en avait qu’un pour oser lui rendre visite - jamais elle ne communiquait son domicile, mais cela, elle omit de le mentionner. « Si d’autres choses me viennent, je vous en ferais part ».

Alors elle se leva, écoutant la réponse qui concernait Méabh, et se planta devant le militaire. Ses orbes glacées se fichèrent dans les siennes, noyées dans leurs jumelles, la divine refusant de lâcher prise. « Ecoutez... », elle hésita à dire Monsieur, mais le titre lui parut inapproprié et elle se ravisa. « Comment dois-je m’adresser à vous, au fait ? » Elle n’y connaissait rien et s’il y avait un titre auquel il préférait répondre, elle était disposée à se plier à l’exercice. « Je crois que vous ne saisissez pas. Je l’ai adoptée. Il s’agit presque de ma fille. Elle est plus importante que tout le reste ». Le discours dénué d’hésitation, la déesse appuyait sur les mots et le coeur qu’elle mettait à les prononcer suffisait à attester la valeur de l’adolescente à ses yeux. L’homme en face d’elle n’avait aucune chance de la faire changer d’avis, et elle ne comptait pas se laisser dissuader quoiqu’il en soit. « Quant à cette histoire de chaperon, vous vous méprenez. Je sais que vous êtes occupé et je ne pensais pas à vous personnellement. J’espérais plutôt que vous pourriez me conseiller quelqu’un. Quelqu’un à qui vous confieriez votre propre vie, ou celle de vos enfants ». Elle ignorait s’il en avait, même s’il était marié ou s’il pouvait comprendre. Elle ignorait tout de lui quand pourtant elle lui disait tout d’elle, jusqu’à lui révéler sa faiblesse la plus grande. « J’attends de vous que vous le mettiez au parfum et que vous me garantissiez qu’elle sera en sécurité. L’argent ne sera pas un problème, comme vous vous en doutez ».  

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Keenan, cela sonnait étrangement familier à ses oreilles. Nommer par son prénom l’homme qui se tenait devant elle était presque gênant ; ça la dérangeait même, pourtant, l’herboriste acquiesça, préférant lui épargner ses protestations et le discours d’explications qui devraient les accompagner.  

« Madame. C’est parfait », lui répondit-elle à son tour, après quelques secondes d’hésitation. Ca lui correspondait ; se faire appeler par son prénom impliquait un certain degré d’intimité et ce n’était pas ce qu’elle inspirait à la plupart des gens. On s’adressait à elle par ce titre de civilité ou par son nom, quand le respect manquait parfois.

Son regard dévia et elle en profita pour détailler le militaire, presque surprise d’y voir son frère, tant il lui paraissait inaccessible, malgré leur discussion. Leurs deux divinités partageaient le même sang, pourtant, son hôte érigeait une barrière qui par moment, lui faisait oublier qui se terrait en son sein.
C’était peut-être mieux ainsi, au fond. Il y avait sûrement une raison au fait qu’elle ne sache pas comment se révéler à lui et qu’elle le redoute même ; peut-être qu’elle risquait de gâcher totalement leur collaboration, ou pire, de s’attirer ses foudres et d’en pâtir. Réussir à se concentrer sur leurs affaires quitte à en oublier leur lien était probablement ce qu’il y avait de mieux à faire, et aussi troublée qu’elle puisse être par instant, elle ne chercherait pas à saboter cette entrevue.  


A sa remarque concernant la confiance et sa franchise à ce sujet, l’irlandaise ne put s’empêcher de tiquer. Elle comprenait ce point de vue et le partageait même. Longtemps, elle ne s’en était remise qu’à elle, parce qu’elle avait cette tendance à vouloir tout contrôler et à se méfier de tout le monde, quelles que soient les circonstances. Depuis, elle s’efforçait d’apprendre à vivre, et cela impliquait de ne plus tout faire toute seule. Il lui était impossible de suivre Méabh à la trace et elle ne voulait pas lui imposer cela non plus. Si elle avait gâché son existence durant des décennies, il n’était pas question de faire subir la même chose à sa nièce en la privant de tout, voire même en l’étouffant. Le danger était là, partout, tout le temps, mais elle devait s’y faire, contenir sa terreur, trouver des solutions ; parce qu’après 40 ans, elle comprenait enfin qu’éviter tous les risques ne menait à rien, si ce n’était à une vie morne et triste, pleine d’amertume et de regrets.

« Dans ce cas, vous comprenez l’enjeu de ma demande. Il va falloir vous surpasser ». Elle-même n’avait aucun scrupule à être franche et à lui faire savoir ce qu’elle voulait. On lui avait vanté ses mérites, et lui n’avait pas l’air de se sous-estimer, alors ses attentes concernant son travail pouvaient bien être grandes.

Néanmoins, elle fut surprise de sa proposition, et aussitôt déçue par ce qu’elle laissait entendre.

« Vous ne voulez pas me recommander quelqu’un pour cette mission parce que vous n’avez confiance en personne, ou bien vous cherchez simplement à faire du zèle ? ». Elle voulait être sûre de bien comprendre, même si ses doutes sur cette question étaient infimes. « Il me semblait que vous étiez ici parce que je remplis ma part du marché. Je ne dois rien d’autre au Royaume que ce que je produis, et ma fidélité ». Son corps s’était raidi, et le ton de sa voix était désormais refroidi. « Au risque de vous décevoir, nos rivaux sont prudents et je ne possède aucune information qui pourrait bien les compromettre ». C’était peut-être faux, mais elle n’allait sûrement pas commencer à se poser ces questions là. Ni même envisager d’accepter cet échange. C’était de la folie. « Vous vous doutez qu’ils ne voient déjà pas d’un très bon oeil mon allégeance à An Riocht. Au moindre soupçon de leur part, qu’arrivera-t-il à votre avis ? » Elle risquait déjà gros à rallier la mafia irlandaise, et elle savait qu’elle ne devait son salut qu’aux relations entretenues par son cousin avec les autres gangs. L’accord sur la distribution de nectar envisagé avec les italiens pourrait peut-être la sortir de leur collimateur, mais rien n’était moins sûr. « Si je vous disais quoi que ce soit qui puisse leur faire du tort, je me mettrais plus en danger que je ne le suis déjà peut-être. Et ma fille avec moi. Ce serait stupide, vous ne croyez pas ? »