Evgenia était repassée par la case prison. Et quoi que Jennie tente de faire, elle n’avait pas pu la faire sortir de là. Les militaires refusaient d’écouter les preuves qu’elle avait cherchées à leur transmettre, soulignant que les investigations étaient en cours mais que pour l’instant, personne n’était transférée devant le tribunal. Il n’y avait plus qu’à attendre, qu’à croiser les bras pour les jours à venir. Chose que la jeune femme avait toujours refusé de faire, puisqu’elle se considérait comme meilleure que la populace.

Allongée sur son lit, les yeux rivés sur le plafond, elle avait même laissé tomber l’ordinateur et le plan de bricolage de sa chambre. Rien n’avait été créé depuis des jours, alors que le stress rongeait les entrailles. Les cent pas faits la veille n’avaient servi à rien, seul le silence répondait à ses interrogations. Même Alessio osait l’ignorer, pour une raison qu’elle ne connaissait pas. Elle le lui ferait payer. Frère ou non, il devait être présent pour les aider, et Jennie n’accepterait pas son manque d’implication, et le fait qu’il l’évite depuis qu’Evgenia était interrogée par les forces de l’Ordre. Pourvu qu’elle s’en sorte bientôt.

Ca ne lui ressemblait pas. Les mains tapèrent les joues, de quoi la réveiller un bon coup. Jamais l’italienne ne laissait le stress, la peur, l’incompréhensible prendre le pas sur sa volonté, ses actes. Enfin, elle avait surtout suffisamment agi de la sorte par le passé. Elle s’était promis de toujours se battre pour elle-même, puisqu’elle était la meilleure. Ne pas croire en elle briserait tout, et elle n’était pas assez enfoncée dans le désespoir pour en arriver à de telles extrémités. Sourire aux lèvres, elle se détacha enfin de son matelas, attrapa le téléphone négligemment posé sur la table de chevet et retrouva sa place sur sa chaise de bureau. Un soupir de soulagement quitta sa bouche. Effectivement, cette place était sienne, beaucoup plus que ce lit utilisé simplement par nécessité.

Quelques gestes, pour allumer les écrans, les tours et tout le reste du matériel. L’électricité était revenu depuis quelques mois maintenant, elle avait retrouvé ses habitudes. Et tant qu’elle avait le réseau internet dans sa poche, elle était invincible. Et invisible. Il était donc inconcevable pour elle de s’être comportée de la sorte, renfermée sous prétexte que sa sœur était derrière les barreaux. Si les flics ne voulaient pas voir les preuves (fabriquées de toutes pièces certes), elle n’aurait qu’à faire en sorte qu’ils ne puissent pas trouver autre chose. Donc, détruire les vidéos de surveillance, ou plutôt modifier leurs contenus pour corroborer une nouvelle version des faits. Créer des alibis, en devinant les lignes de défense qu’Evgenia ou Alessio mettraient en place… Elle les connaissait suffisamment pour approfondir les défenses offertes aux forces de l’Ordre par ces deux-là. C’était le seul avantage à être restée en arrière tout ce temps, d’avoir pu les observer, connaître leurs habitudes et leurs failles.

Les doigts faisaient rouler la souris sur son tapis, tapotaient par instant sur le clavier. Elle chantonnait, retrouvant son entrain et son insouciance habituelle. La carte d’Arcadia sur un des écrans, elle repérait les lieux où inclure Evgenia, pour lui créer son alibi. Un chemin bien lointain de ce que les militaires l’accusaient. Elle ne pouvait que s’en sortir. Une fois tous les détails définis, elle entreprit de se connecter à diverses caméras de sécurité, publiques ou privées. C’était le principal avantage qu’elle trouvait à cette psychose qui avait envahi les Etats-Unis : les particuliers cherchaient à se protéger en pouvant voir tout ce qui se passait autour et chez eux. Pour elle, c’était une aubaine, vu que les données étaient bien plus facilement trouvables et exploitables grâce à eux.

Plusieurs minutes à faire le tour des quartiers, ne s’attardant que peu sur les silhouettes se déplaçant. Pour être honnête, la plupart l’ennuyait ne serait-ce que par leur apparence. Aucune passion dans les pupilles, aucun intérêt dans la vie qu’ils menaient… Pourtant, dans une envie soudaine, elle détailla les passants d’une rue parmi tant d’autres. Juste pour observer toutes ces petites fourmis, incapables de savoir ce qui se tramait dans l’ombre… Jusqu’à ce qu’un visage l’attire. Jusqu’à ce qu’un nom lui revienne. Il n’était pas supposé être ici. Les doigts serrèrent les accoudoirs de son fauteuil, tandis que le regard suivait le cheminement de la silhouette.

Le cerveau calculait à toute vitesse les possibilités du chemin qu’il emprunterait. Puis, après réflexion, elle se contenta d’attraper son téléphone, de verrouiller son ordinateur et de partir à l’assaut des rues d’Arcadia. Il n’était pas si loin…

Course-contre-la-montre, elle arriva dans les rues où elle avait aperçu la silhouette. Les pupilles fouillèrent les environs, les ombres comme la lumière. Quelques regards se tournèrent sur son passage, mais elle n’y prêta guère attention. Elle avait appris qu’en ne répondant pas, les gens l’oublieraient après son passage. Elle ne marquait pas les esprits par sa présence tant qu’elle ne l’ouvrait pas.

Elle finit par le voir, au détour d’une ruelle. Nouvelle course, pour pouvoir agripper son poignet, pour l’obliger à se retourner, et être certaine de ne pas avoir tort. « Je… Je pensais que tu avais disparu. » Les mots sortaient, derrière les traits essoufflés. Elle n’était pas faite pour faire du sport, définitivement… Néanmoins, elle ne le relâcha pas. Quitte à passer pour une folle, chose dont elle se foutait entièrement. Elle cherchait juste son regard, tout en ignorant la présence de la divinité en elle, qui avait décidé que le moment était opportun pour s’imposer davantage…

Les iris ne lâchaient pas les traits du jeune homme. Cela faisait si longtemps qu’ils ne s’étaient pas vus, si longtemps qu’ils avaient tous deux disparu… Pourtant, Jennie ne se mettait pas en cause dans cette disparition, alors qu’elle-même était partie. Aucune nouvelle des deux côtés, ils étaient chacun en tort de ne pas avoir su maintenir le contact. L’avaient-ils voulu ? N’était-ce pas dangereux de se retrouver maintenant ? Elle n’en savait trop rien, et s’en moquait comme de sa paire de chaussettes. La présence de Calix avait quelque chose d’agréable, de rassurant. Ca la replongeait dans la routine, dans un semblant de normalité, inventée ou non. « Certes. » Seule réponse, puisqu’elle ne réfléchissait aux actes de son frère aîné, lui qui les avait poussées, elle et Evgenia, à venir aux USA pour écourter la peine de la sœur. Elle avait juste suivi, sans trop en comprendre l’intérêt derrière. Maintenant, elle savait juste qu’elle avait abandonné une partie d’elle, que l’esprit s’était fragmenté depuis des années. Etait-ce lié à leur départ ? Ou à autre chose ? Les questions se bousculaient, même si l’esprit les cachait juste sous l’image de super-héros, super-vilains qu’elle s’était collée.

La demande, le contact puis le rappel de la réalité. Ne pas discuter ici. Un regard par-dessus l’épaule, elle ne se sentait pourtant pas observer. Avait-il plus peur qu’elle ? Enfin, Jennie n’était pas connue pour faire réellement attention, puisqu’elle était persuadée de pouvoir se sortir, seule, de n’importe quelle situation. Ce qui n’était pas le cas, comme le prouvait son petit passage par la case « gendarmerie » après avoir tenté d’infiltrer les réseaux militaires. Son jugement était troublé par le narcissisme qu’elle éprouvait à intervalles plus ou moins réguliers. Cela était-il toujours le cas pour les héros ? Avoir un ego démesuré ne pouvait être que logique quand les pouvoirs apparaissaient, dansaient sur le bout des doigts. Surtout quand personne ne peut vous blesser physiquement. « A quoi bon pratiquer du sport quand personne ne vous fait courir habituellement ? » Elle n’avait jamais aimé ça. D’ailleurs, lui répondre alors qu’ils venaient de reprendre leur chemin d’un bon pas était une mauvaise idée.

Elle reste donc silencieuse le reste du temps, privilégiant les regards autour d’elle, tentant d’ignorer la douleur latente de son esprit. Quelque chose clochait, mais elle ne parvenait pas à mettre le doigt dessus. Les autres corps étaient évités avec dextérité, sous l’impulsion de Calix. Jennie leur serait rentrée dedans dès le début, néanmoins, elle comprenait le besoin de rester discret. De quoi était-il inquiet ? Les iris s’attardaient sur l’arrière du crâne de l’homme, sauf quand le regard coulait vers elle, où elle en profitait pour accrocher les pupilles aux siennes. Quelques secondes, déconnectées de la réalité, avant que celle-ci ne reprenne ses droits, avec le bruit ambiant.

La cadence finit par mieux lui convenir, et elle finit par mieux gérer sa respiration. Au moins, les questions pourront s’imposer sans qu’elle s’étouffe à parler en courant. Le regard s’ancra dans celui de Calix, oubliant les présences alentours. « Tu penses être suivi ou mis sur écoute ? » Première question, par rapport à la fuite qu’ils venaient de faire. Y’avait quelque chose qui la dérangeait à ce niveau-là. Que s’était-il passé pour qu’il pense de la sorte ? Certes, ils étaient à Arcadia, ville de crimes, et Jennie était bien placée pour connaitre le nombre de caméras et de micros dans les rues puisqu’elle s’en servait elle-même. Etait-il poursuivi par une des mafias qui pourrissait les environs ? Par celle qu’elle soutenait indirectement ? Une ombre d’inquiétude voila ses iris. « Qu’as-tu fait pendant toutes ces années ? » Pourquoi ne l’avait-elle pas retrouvé ? Pourquoi ne s’étaient-ils pas retrouvés ?

Les doigts serraient toujours les siens. Parce que ça la rassurait. Parce que ça faisait taire la voix qui prenait soudainement place dans son esprit, elle qui hurlait un nom que Jennie refusait d’entendre…

De toute façon, tout allait bien, elle n’était pas sur le point de devenir folle, tant qu’elle pouvait se concentrer sur Calix et ce qui se passait autour d’elle.