Artyom s’est préparé avec attention, a - comme d’habitude - soigné les moindres détails. Rien dans le comportement du monstre ne laisse présager ses pires penchants: ce soir le diable se parera de ses atours les plus terribles pour faire plaisir à la Madone. Les fiançailles n’ont pas été demandées, non. Elles ont été exigées par la pakhan. Le détail a toute son importance aux yeux de celui qui ne connaît comme religion que la loyauté. Le maître des maudits se plie sans mal aux exigences de la Bratva, joue de leurs codes tel un virtuose. Le second marche sur les pas de la vision de Malkina la douce, se conforme aux prédictions de la prophétesse.
La protégée n’a pas parlé d’amour, juste d’héritiers. Au plus grand bonheur du concerné. Artyom n’est de toute façon pas capable d’aimer grand chose de plus que quelques bouts de chair.
Il revêtira le masque pour ce soir si nécessaire, prétendra entrevoir telle ou telle bribe de futur au fond des yeux de Yuliya. Il fera semblant, pour quelques minutes au moins. Tentera, surtout, de discerner ses faiblesses. Parce que Tchernobog ne peut aimer que les brisés, ne peut supporter que ceux dont l’âme est déjà morcelée. Artyom visualise déjà la belle Yuliya remodelée entre ses doigts violents: s’il n’est pas capable de la supporter telle quelle, alors le diable la façonnera selon ses envies.
De sa promise, Artyom ne sait que le nécessaire à ses fonctions au sein de la Bratva, rien sur sa vie privée. Il a bien glané quelques bribes d’information à son sujet à droite à gauche depuis qu’il sait leurs destins liés. Tout, de la robe qu’il a envoyée plus tôt chez elle au restaurant choisi pour la soirée, a été pensé et choisi avec soin. Le monstre a revêtu ses plus beaux atours, a planqué le vicieux marionnettiste derrière un costume couleur nuit. Les crocs du diable n’en restent pas moins aiguisés. Les intentions d’Artyom n’en restent pas moins aussi peu louables que son coeur. Yuliya n'a pas besoin de savoir tout ça.
Le menteur arrive quelques minutes à l’avance afin d’être présent pour l’accueillir à l’heure convenue, règle les derniers détails de la soirée avec les serveurs de l’établissement. Artyom a cette capacité de prétendre être chez lui n’importe où, le panache de ceux qui se savent dangereux et qu’on sait capables de tout. Le prince de la lune repère Yuliya au travers des vitres du restaurant avant même qu’elle n’ait franchi les portes de l’établissement et lisse le revers de son costume d’un geste de la main. Artyom porte peut-être les ténèbres en son sein mais il n’en reste pas moins diablement élevé.
Le voilà qui se lance dans la comédie de sa vie, le voilà qui prétend encore être humain alors qu’il porte la main de la belle à ses lèvres dans un sourire en demi-lune. « C’est un plaisir de te voir. »
Comment pouvait-elle refuser ? Une robe, un repas dans un des plus beaux restaurants, et enfin, un fiancé. Yuliya a terriblement envie de grimacer. Après la mort de Victor et les événements de l’Eden Manor, la jolie blonde espérait profiter des quelques moments de répits. Elle se doutait, savait qu’ils n’allaient pas durer. Sa valse moribonde lui avait fait comprendre bien des choses : déjà, qu’elle ne désirait pas mourir. Ridicule, pour l’égérie des morts qu’apporte l’hiver, elle en était consciente. Ensuite, qu’elle avait besoin de cette chaleur. La Bratva était sa famille, sa seule religion dans ce monde étrange ; mais la братва était aussi férocement frigide. Yuliya a envie de rire, elle, déesse de la mort et de l’hiver, terrifiée à l’idée de mourir et avide de quelques flammèches. Mais ce n’est pas le moment, sa passion brulante attendra encore un peu. Elle retouche une seconde son rouge à lèvres carmin, vérifie que pas une mèche blonde ne dépasse de sa coiffure serrée. La russe sait exactement ce qu’on attend d’elle, ce qu’on attend d’eux. La prophétesse, Malkina, n’a promis qu’un héritier et s’il le faut, Yuliya est prête à l’enfanter. Prête, est peut-être un bien grand mort, mais la mafia l’attend, sa Pakhan l’attend, et elle ne décevra jamais Oksana, pauvre petite danseuse effrayée par le regard terne de leur Reine sanglante. Elle s’observe un instant et se permet un sourire ; son ‘cher et tendre’ n’a pas si mauvais goût que cela. Le rouge profond du tissu ne la surprend pas. Elle a terriblement envie de le faire patienter, arriver quelque peu en retard, pour mieux apprécier le regard de l’homme qui l’attend ; mais la blonde sait aussi que ce n’est pas n’importe quel repas et que ce n’est pas n’importe qui, assit bientôt en face d’elle. Elle a aussi, quelque part au fond de son cerveau, le regard déçu et strict de Zmeya ; ce qu’elle ne désire pas voir de ses yeux glacés.
Elle ne se souvient pas bien d’Artyom ; Yuliya le connaît, certes, comme toute la Bratva connaît l’enfant de leur favorite. Elle sait aussi que c’est lui qui l’a porté en grande partie hors du Trianon, lui qui l’a sauvé en l’emmenant loin de ce cauchemar. Elle sait qu’il est plus âgé qu’elle, mais que cela ne fait qu’ajouter à son charme froidement russe. La déesse n’a plus le temps de se l’imaginer, qu’elle traverse la porte du restaurant. Il est là et la blonde n’est pas surprise, encore une fois. Artyom baise sa main glacée, dans un geste beaucoup trop propre, et Yuliya répond à son demi-sourire par le sien, beaucoup plus carnassier. « Plaisir partagé, Artyom. » elle ne cherche pas à cacher son accent rude, aime le cracher à la gueule des gens. « La robe que tu m’as choisie est parfaite. Je suis heureuse de te voir alors que je suis en meilleure forme que la dernière fois. » Il pue l’argent et la formalité, la blonde adore ça. Elle finit par s’installer, le laissant y mettre les formes, avant de le fixer. « Heureuse de pouvoir mettre les choses au clair, également. » son sourire se fait plus doux, plus charmant. Surement le calme avant la tempête.
Les voilà bien mal assortis, si différents et pourtant bien trop similaires. Yuliya rêve de flammes et Artyom d’obéissance - des choses qu’ils ne trouveront probablement jamais l’un chez l’autre. Car le roi prêche par excès de froideur et la princesse tire fierté de son coeur indomptable. Yuliya est trop libre, trop forte dans ses envies pour que le prince des maudits ne puisse un jour posséder entièrement ses gestes. Artyom a le coeur trop froid, les gestes empreints de trop de glace pour que la fille de l’hiver puisse un jour trouver chez lui la passion dont elle a besoin. Au coeur de toutes ces différences: le même orgueil, la même fierté, la même ambition. Quelques secondes à peines de leurs destins réunis par les visions de Malkina la douce apprenent déjà à Artyom tout ce qu’il veut savoir: apprivoiser Yuliya ne sera pas une partie de plaisir.
Mais Malkina a prédit l’arrivée de l’héritier tant attendu. A vu naître de leurs vies emmêlées l’enfant de chair et de sang tant attendu par l’héritier. Et Artyom est, pour cela, prêt à tous les sacrifices. Déjà le monstre fait preuve d’un égoïsme sans bornes: jamais ne s’arrête t’il pour penser à Yuliya. Artyom vit par et pour lui, ne s’encombre que rarement des sentiments des autres. Malkina l’a annoncé et c’est comme ça.
Ses lèvres quittent la peau de Yuliya aussi poliment qu’elles l’ont trouvée alors qu’ils s’installent face à face. Les apparences sont parfois trompeuses et si les tourtereaux désignés semblent jusque là bien s’entendre, les démons n’attendent qu’un mot de travers pour venir jouer à même les langues. Le sourire de Yuliya a bon se faire un peu plus carnassier, le masque reste - rigide - sur les traits du sovietnik. Le monstre a étudié l’humanité, en a extrait les formalités pour se revêtir d’une éducation irréprochable. Lui, le gamin des bordels. Les bonnes manières d’Artyom sont autant une habitude qu’une barrière entre lui et le passé: jamais personne ne devinera les origines viciées du prince des maudits tant elles dénotent avec celui qu’il est aujourd’hui.
« Je suis ravi que la robe te plaise (c’est un mensonge - elle lui plaît à lui et c’est tout ce qui importe aux yeux de l’égoïste mais le phrasé est convaincant). Et de te voir en meilleure forme. » Les lèvres s’étirent légèrement alors qu’il fait signe à un serveur posté non loin (assez près que pour accéder rapidement aux demandes de l’exigeant diable mais assez loin que pour leur offrir un peu d’intimité) de venir remplir de vin leurs verres. Le vin brille tout contre le cristal lorsqu’Artyom lève légèrement son verre - « Trinquons (c’est presque un ordre dans la bouche de celui qui est habitué à diriger, second passionné de la terrible). A ta santé retrouvée et à cette nouvelle alliance. »
Les verres retrouvent le bois de la table dans un bref concert de cliquetis et voilà qu’Artyom sourit à nouveau, dévoile sur ses traits de nouveaux accents carnassiers comme on abat une carte de poker. « Je t’écoute. » Qu’il lui glisse comme un cadeau empoisonné. Qu’elle s’avance donc sur ses attentes, Artyom imposera les siennes par la suite.
