L’appartement ressemble de plus en plus à un camp de garnison. Un punching ball dans un coin du salon, un gilet pare-balles sur le dossier d’un fauteuil, des boîtes de munition dans les tiroirs du meuble-télévision, et un peu partout dans l’appartement en vrai, un poing américain posé nonchalamment sur la table basse, à côté de l’étui d’alto, fermé. Elle ne traîne plus trop dehors quand elle ne bosse pas, la Reed, on ne la voit plus tellement minauder dans les pubs et les bars. C’est qu’elle sent qu’elle a une cible sur le dos depuis quinze jours. Il a fallu qu’elle craque dans les bras d’un colosse ami pour comprendre qu’il fallait se reprendre en main, une bonne fois pour toutes, arrêter le neptra et toutes ses conneries, et prendre sa décision.

Foutre le camp, c’était une bonne idée, en vrai. Mais non. La loyauté la tient, l’ancre à Arcadia, et elle n’en partira que les pieds devant s’il le faut. Alors elle s’est préparée, et elle profite de la taille de son appartement pour y faire du renforcement musculaire. Le flingue n’est jamais très loin, même si elle a conscience de ses capacités divines. Au moins, chez elle, elle peut mettre de l’ordre dans ses idées, ou essayer.

Elle est accrochée à une barre de traction, coincée dans le chambranle de la porte entre le salon et le couloir vers sa chambre et son bureau, quand ça sonne. Il est onze heures du matin, elle n’a rien commandé, personne a de raison pour venir la faire chier. Peut-être un voisin qui a besoin de quelque chose. Elle lâche la barre, s’avance vers l’entrée. Un coup d’œil par l’œilleton et elle se fige. Sans ouvrir la porte, elle se décale pour ne plus être derrière le métal un chouilla gondolé par un poing titanesque, et beugle à l’adresse de sa visiteuse : « Qu’est-ce que tu fous ici ? T’es toute seule ? »

Avec une porte comme bouclier, on laisse paraître bien plus qu’on ne le ferait en face à face. Du moins, dans la voix. L’agressivité dans le timbre de la barricadée n’est pas feinte : elle s’attend à recevoir le couperet royal sur sa nuque gracile. Et la tête de mule qu’elle est refuse d’être sectionnée du reste du tronc, alors elle ne fait aucun mouvement pour ouvrir la porte et s’en écarte même, des fois que Fiona soit venue avec une arme percutante. Mais plutôt que les balles, c’est la voix de l’amie -l’ancienne amie ? Sin n’en sait rien du tout- qui retentit et raille un brin. Elle le voit bien, le 9mm posé sur le meuble sous l’écran de la télé. Reed hésite à aller le chercher, mais elle commence à en avoir marre d’accueillir les gens avec un flingue en poigne. Alors elle ne bouge pas, et espère que le siège va se lever. Et de ricaner quand Killough affirme qu’elle est bloquée, que sa stratégie d’évitement a foiré. Elle le sait bien, qu’elle n’a pas vraiment le choix. De toute façon, ça serait un luxe, qu’elle ait le choix, après en avoir fait tant de mauvais.

Elle revient derrière l’œilleton. Fiona est trop proche du judas pour que Sinead puisse distinguer quiconque d’autre derrière elle, si éventuellement elle n’était pas seule. Le regard que lui renvoie la Reine semble intransigeant et un instant encore Sinead évite à aller s’armer avant d’ouvrir. Mais elle sent que si elle laisse encore poireauter Fiona, la porte risque de s’enflammer. Elle déverrouille la porte et abaisse la poignée. Elle referme aussitôt la porte derrière la rouquine, une fois cette dernière entrée dans son antre, avant de s’appuyer contre la face métallique de la porte, bras croisés : « Voilà, t’es rentrée. T’es contente ? » Adopter une position aussi défensive n’est peut-être pas la bonne stratégie, mais Sin n’est pas dupe et se doute que la visite n’est pas uniquement de courtoisie. « Tu voulais me voir pour quoi ? » C’est que les engueulades, elle peut aussi bien les faire au téléphone : ça évite de se déplacer et de se cramer les ailes en prime.

Bras croisés, dos à la porte, Sinead dévisage la visiteuse. Elle ne sait pas sur quel pied danser, méfiante et tout à fait convaincue que ce n'est pas une visite de courtoisie. Elles se connaissent depuis tant d'années que le gouffre n'aurait jamais dû se creuser entre elles, et pourtant, depuis la mort de Mendes, tout part à vau l'eau entre elles. Ricanement cynique tandis que Fiona affirme n'être venue que pour comprendre. Les bras ne se décroisent pas. Il n'y a rien à comprendre, voudrait-elle dire et croire en l'affirmant. Mais le fait est simple : août a été terrible pour Sin et l'épave échouée qu'elle a l'impression d'être a pris l'eau -et le neptra. Les reproches la laissent de marbre. Fiona fait dans l'euphémisme et c'est bien là le problème. Sinead ne veut pas d'un traitement de faveur -ne pense pas en mériter un. « oh voyons, Fiona, arrête avec les questions rhétoriques, tu sais très bien ce qu'il en est. », répond-elle quand on l'accuse d'éviter tout contact. En réalité, Sin évite l'ensemble du Royaume depuis un bon mois -en dehors des recrutements- il n'y a pas besoin de le prendre aussi personnellement.

Mais il y a le mot de trop, celui qui est prononcé alors qu'il aurait fallu l'éviter, celui qui blesse et hérisse le poil. L'insulte. Le rat, dit-elle dans sa comparaison malheureuse. Ça arrache son rictus à Sin qui durcit sa position contre la porte. la renvoyer aussi sec ? En voilà une idée brillante et brûlante. « Si c'est pour me donner des leçons et m'accuser de trahison, fallait pas venir, le téléphone a été inventé à cet effet., dit-elle d'une voix qui charrie des glaçons. Elle décroise ses bras et glisse ses mains dans les poches de son jogging gris. « tu veux quoi ? Des excuses ? Est-ce que t'y croiras ? Est-ce que c'est même à toi que je dois les faire ? J'ai merdé, tu le sais, je le sais, ça sert à rien de tourner autour du pot. Est-ce que je projette un coup d'Etat au sein d'An Riocht comme Alan en sera probablement persuadé s'il apprend cette connerie ? Absolument pas. tu me connais mieux que ça, Fi. »

Croit-elle à l'amitié qui a poussé Fiona à venir chez elle ? Ou bien est-elle trop aveuglée par les remords qu'elle en a oublié qu'elles ont été proches ? « c'est quoi la vraie raison ? Tu t'inquiètes pour toi ? Pour le Royaume ? Ou pour la pauvre conne que je suis ? », raille-t-elle presque en passant un pull qu'elle a ramassé sur la table à manger.