Et puis un jour il s’était réveillé … et il était seul.
Seul dans la chambre.
Seul dans la maison.
Seul sur cette île devenue tout à coup bien trop grande, et à la fois si étouffante.

Ses jambes l’avaient mené vers un vieil entrepôt qui semblait comme à l’abandon. Il avait monté les marches sans vraiment s’en rendre compte. Il avait frappé. Une fois. Deux fois. Trois fois. Aucune réponse. Aucun son. Ni ici. Ni ailleurs.
Il avait tâtonné l’intérieur de sa poche de veste à la recherche d’une clé dont il avait presque oublié l’existence. Sa tête entra parfaitement dans la serrure. Le bruit caractéristique du mécanisme qui se déverrouille. Le métal grince quelque peu dans ses gonds et renvoie un écho lugubre vers l’obscurité. Poussière et vide sont les seuls à tenir spectateur de l’intrusion.

Il avait refermé derrière lui sans un dernier regard vers l’arrière. Inutile de tourner davantage les lames dans les plaies béantes. À force, elles deviendraient émoussées. Pour autant qu’elles ne l’étaient pas encore.

Comme dans un mode d’autopilotage, son corps l’amena vers un prochain arrêt. Au beau milieu de grouillements d’enfants de tout âge. Ils l’entouraient de part et d’autres. Se ruaient vers et autour de lui. S’évertuaient à lui subtiliser quelque objet lucratif dans les poches, dans les mains, autour du poignet … ils revinrent assez bredouilles de leur apprentissage. Lucjan n’avait rien apporté, contrairement à ses habitudes. Il aimait à stimuler leur imagination. D’ordinaire.
Finalement un jeune garçon vint à l’interpeller. Il semblait comme avoir du mal à s’éveiller d’une certaine torpeur. Son visage bougeait. Ses lèvres aussi. Mais c’était comme s’il n’était pas vraiment conscient de ces actions et réactions. Au fin fond de son subconscient, il pensait percevoir quelques informations cruciales. Celles-là même qu’il était venu récolter.
Savannah n’était plus là. Elle était partie depuis un certain temps. Depuis un temps certain. Les enfants ignoraient quant à ce qui s’était passé exactement. Ou se taisaient bien de lui en toucher mot. Ils savaient son lien particulier avec la jeune femme. Mais plus encore avec le Père de tous, qui le gardait à l’œil en tout temps. Depuis l’Ombre. Et en cet instant bien précis, à travers les yeux pétillants d’une jeune recrue.
Le géant n’y prêta guère l’attention qu’on avait espérée de lui. Son corps se contenta d’obtempérer en le guidant vers une nouvelle destination. Il en ignora l’exactitude jusqu’à ce qu’une porte vitrée s’ouvra promptement sous son approche.
Il cligna plusieurs fois des yeux afin de se situer dans l’espace et le temps. Du moins, essaya-t-il.
Avant de rapprocher d’un visage qui ne lui était pas inconnu.

- « Bonjour Sophia. »

Il lui adressa ce qu’il espérait faire passer pour un ersatz de sourire.

- « Depuis combien de temps ne suis-je plus venu? »

Que diable pouvait-il bien venir chercher dans une salle de gym ?
Qu’avait-il raté ?
Et depuis quand ?

Le monde n’avait visiblement pas cessé de tourner pour autant.
Mais pourquoi ?

La petite salle du fond que Sophia occupait permettait au moins d'étaler quelques tapis de yoga au sol. Les murs étaient tapissés de miroirs pour faire prendre conscience aux gens sérieux de tous les mouvements et du détail de chacune des positions. Si Sophia recevait un dollar chaque fois qu'un élève masculin lui disait que cela donnait des idées pour un autre genre de sport...
Avec la porte fermée, entendait à peine le bruit des machines dans l'autre partie du complexe, la plus “classique”.

Songeuse, Sophia observait son propre reflet, s'imaginant soudain professeur de danse plus que de yoga. Sauf que non, elle bougeait mal pas vrai? On le lui avait dit, on s'était moqué et les moqueries étaient restées.
Seule (son précédent cours était terminé), la jeune femme leva un bras, tournant la paume ainsi qu'on l'apprenait aux danseuses de flamenco. Etait-ce beau, était-ce gracieux?
Etait-ce triste?
La longue natte blonde qu'elle portait lui battait les hanches à contre-temps. Son propre visage lui renvoyait une image imperturbable, hiératique. Quelque chose proche d'une statue peut-être...
Et elle ne bougeait pas, n'y parvenait pas. Pas vraiment, pas comme elle en avait envie.
Comme quelqu'un de beau, comme quelqu'un de séduisant. Ne pas y penser.

Sophia cessa le mouvement, se désintéressant du miroir, de ce qu'il montrait. Ne faire confiance à personne, pas même à un gros bout de verre à la con... La jeune femme préféra empoigner le grand sac de sport dans lequel gisait ses affaires, et le hisser sur son épaule. Elle quitta la petite salle, prenant soin de fermer à clé derrière elle. Peu de monde aujourd'hui dans le complexe, une personne courait sur un tapis de course tout aussi épuisé qu'elle et le matériel vétuste semblait plus promettre une séance de torture médiévale que de sport healthy.
Les grandes portes vitrées s'ouvrirent soudain. Elles étaient à elles seules plus luxueuses que le reste de l'établissement pour une raison que Sophia ignorait. Un jour, la jeune femme aurait sa propre salle de sport rien que pour ses cours et elle. Un jour...

Le visage qui entra était connu, la voix aussi.

”Querido, t'as une tête à faire peur.” Et comme d'habitude, Sophia disait bonjour à sa manière.
Elle observa Lucjan puis lui désigna la partie bar à protéines de l'endroit. Là encore mieux valait de pas avoir peur vu l'état des frigos...

”Viens, on va s'asseoir... t'as besoin d'une séance coaching ou quoi? Non parce que là tes chakras, c'est pas trop la forme...”

Elle posa le sac à terre et sortit elle-même deux jus de fruits multi vitaminés de l'espèce de bunker taille mini, servant de frigo. Un frigo pas vraiment nettoyé au mieux d'ailleurs : quand Sophia n'avait pas le temps, aucun autre membre du personnel ne s'en chargeait.

”T'arriveras à boire ça quand même?”