La lame au bout de ses doigts, l'acier froid sur sa paume, le contact du métal ancien comme un ancrage dans la réalité. Le feu de ses yeux sur l'intrus contre le froid qui se diffuse sur sa peau. Elle le dévisage, l'homme, suit chacun de ses traits quasi parfaits, comme ces êtres célestes qui couvrent les toiles centenaires des maîtres de la Renaissance qu'admiraient tant ses soeurs. Être de lumière ou d'ombres, c'était le point qui restait à déterminer. Après tout, les chrétiens n'avaient-ils pas déclaré que Lucifer était le plus brillant d'entre eux tous, avant de tomber?
Et il sourit l'ange, le démon, de ces sourires qui poussent les pieux à se damner et les païens à se convertir. Et elle le fixe sans marquer de relâchement, la fille des sables. Son dieu n'est pas des leurs, et son dieu, elle l'a déjà déçu, elle le sait. Femme pécheresse, femme trop libre, trop sauvage.
« Voyons Mademoiselle Al Khayzuran, inutile d’avoir recourt à la violence. Je suis sûr qu’on peut régler ça autrement. » Son nom dans sa bouche. Son nom loin des intonations exotiques des siens. Quelque chose, dans cette manière de parler et dans ces sons, qui lui évoque le froid des russes et de la Bratva, et ses yeux se font aussi durs et froids que ces topazes qui parent parfois son cou et ses oreilles. Bratva pour laquelle elle travaille à l'occasion, elle, l'opportuniste, elle, la femme de personne et de tous à la fois. Mais elle ne dit mot, réfrène la tempête dans ses veines. Elle est intelligente, la princesse. Trop spontanée aussi, comme les tsunamis qui se déchaînent, et elle se retient fort, si fort, pour ne pas déferler. Elle attend, la rose des sables, attend qu'il dévoile son jeu.
Il lui évoque les serpents, l'intrus. Il lui évoque ces Daboia palaestinae, ces vipères qui ondulent dans les dunes de sa patrie, ces reptiles mortels aux yeux aussi froids que les icebergs qu'ils ne verraient jamais. Il est intelligent, lui aussi, et elle ne tarde pas à le deviner.
Ce qu'elle ne peut prévoir, en revanche, c'est le moment où il se décidera à mordre.
Elle ressert les doigts sur la lame, se force à garder son objectif en tête. L'homme dans la pièce à côté, et non celui qui lui fait face.
« J’aimerais également savoir ce qu’une membre de votre clan peut bien vouloir à un homme dont la tête a été ouvertement mise à prix par la Bratva. » Son clan. Elle se laisse presque attendrir, un instant. Son clan, ses soeurs, son sang. Électrons libres dans une danse gracieuse entre les gangs auxquels elle n'appartiendront jamais totalement. Électrons libres dans une valse avec les forces de l'ordre et la loi.
Valse soudainement menacée, valse dans laquelle elle craint brusquement de trébucher. Elle a toujours évité, dans la mesure du possible de se mêler des conflits entre gangs. Que sa cible soit visée par la Bratva l'irrite au plus haut point. L'homme qui devient gêne notoire, l'homme qu'elle devrait probablement éliminer. Et rien ne l'enchantait moins que l'idée de devoir essayer d'assassiner un homme de main expérimenté de la Bratva.
Alors elle change de tactique. Elle baisse la lame, à peine. Et le sourire se fait vaguement charmeur. 'Mon clan ne désire rien, si ce n'est l'objet. Mais j'aimerais savoir ce qu'un membre de la Bratva peut bien vouloir à un vendeur d'antiquités volées dont la tête est mise à prix par la Calavera?'
Elle marque un temps d'arrêt, alors que son cerveau tourne à toute vitesse, et la lumière se fait brusquement. Elle se souvient de lui, visage familier, homme de l'ombre des russes. Et la lame s'appuie de nouveau en douceur sur la gorge du tueur. Elle connaît sa réputation, et maudit déjà l'instant où elle a accepté le contrat. Elle connaît son nom, à l'intrus. '... Beliakov. Je crains que nous ne soyons dans une impasse.'
La cible était à elle. Elle serre déjà les doigts, ressent la puissance des courants dans les canalisations.
Et pour une rare fois, elle craint de s'en sortir vivante.
Et cette pensée la fait se sentir plus vivante que jamais.

Son avenir, si brusquement menacé. Il n'était jamais bon de se trouver en compétition directe avec l'un des hommes de main de la Bratva. Et l'un de leurs plus efficaces, qui plus est, puisqu'il lui avait fallu tant de temps pour l'identifier. L'un de ces tueurs des ombres, qui ne laissait comme seule trace de son passage que le cadavre encore chaud de sa cible. Et elle, elle se tenait sur son chemin, la fille du désert.
Le coeur qui tambourinait dans la poitrine, le menton dressé avec défiance. Et la perspective de la mort qui faisait courir l'adrénaline dans ses veines, dans son aveuglement futile et son amour du risque. Frôler la mort pour se sentir vivante. Elle ne faisait rien de mieux. C'était une éternelle partie de poker avec la vie, un jeu de défi constant à provoquer la mort.
Et elle ne peut que le remarquer, son changement d'expression. L'éclat amusé dans ses yeux, le regard du chasseur qui s'apprête à mettre la proie à mort - le regard de l'homme qui sait qu'il est en position de force. Mais c'est elle qui tient la lame, elle qui domine. Mensonge dans lequel elle se maintenait avec complaisance, alors même que le canon du flingue appuyait froidement sur sa peau, menace directe pour son foie et sa vie.
Et il sourit, toujours plus, et elle serre les dents, toujours plus.
Et elle se déteste, la reine des sept mers. Se déteste de l'adrénaline que lui procure la situation, se déteste de se trouver si turned on par le mépris qu'il montrait face au danger qu'elle représentait.
« Je vois que ma réputation s’étend même chez les diamants de l’Orient … » Flatteries. Était-ce réellement ainsi qu'il pensait l'amener à baisser sa garde? Elle était tout, sauf la stupide créature que l'on soupçonnait parfois chez elle. Elle hausse un sourcil vaguement charmeur, de ces œillades qu'elle adresse aux hommes pour qu'ils la suivent dans des ruelles obscures - et n'en ressortent pas. S'il souhaitait jouer, ils seraient deux à jouer. 'Mais pourrait-il en être autrement?' Inflexions de miel, grain d'accent râpeux dans la voix dont elle jouait si souvent. Il n'était pas le seul à être conscient de l'effet qu'il pouvait avoir.
Mais il savait ce qu'elle ignorait, et pour cette seule raison, il emporterait tous les gains. « Cependant il semblerait qu’il y a eu un mal entendu : la Bratva veut l’acheteur et non pas le vendeur. Nous n’avons donc pas à nous affronter. » La surprise qu'elle ne sait dissimuler fait une brève apparition sur son visage, et c'est soupçonneuse qu'elle plisse les yeux, cherchant à déceler la vérité dans les traits d'un homme, qui, elle le devinait, maniait les mots et les mensonges comme il maniait les armes. « Maintenant si vous baissez votre couteau, je baisserai mon arme, et nous pourrions alors, tout deux, nous occuper de nos cibles respectives avant que celles-ci ne nous filent entre les doigts, comme elles sont présentement entrain de le faire. »
Regain d'orgueil, elle relève le menton avec fierté, le fusille du regard avec l'intensité de tous les feux de l'Orient qui l'avait vue naître - et elle abaisse l'arme. Soit.
Mais il était hors de question que l'homme remporte cette manche. La lame revient se glisser dans sa manchette, et c'est défiante qu'elle s'appuie un peu plus sur le canon de l'arme, diminuant la distance entre eux, centimètre par centimètre. Elle devinait vaguement qu'elle garderait la marque du canon imprimée sur son abdomen, ecchymose comme souvenir de la rencontre. Ça lui était égal. La pression du flingue, comme seule barrière, et ce ne sont que quelques mots qu'elle lui murmure à l'oreille, le sourire mutin qui s'accroche à ses lèvres. 'Personne ne me glisse entre les doigts.'
Et déjà, elle s'écarte, déjà elle reprend la traque. Elle ne jette qu'un regard par-dessus son épaule, et c'est un léger sourire en coin qu'elle esquisse. 'Si vous voulez bien m'accorder ce pas de deux... Aksel.' Le tintement des étoiles de jet japonaises entre ses doigts, et le vrombissement de l'eau dans les canalisations. Elle ne quitte plus la crinière blanche de sa cible des yeux.
Et l'étoile de jet vient se planter dans la porte de chêne face aux deux proies.
Game on.

L'adrénaline comme drogue qui lui coule dans les veines, qu'elle s'injecte dans le coeur, toujours un peu plus. Le goût du risque, le frisson du danger. Elle ne se sentait jamais aussi vivante que lorsqu'elle valsait à deux pas du gouffre de la mort. Comme elle ne s'était jamais sentie plus vivante qu'en l'instant pour elle avait vu cette dernière bulle d'air s'échapper de ses lèvres et remonter lentement vers la surface, alors même qu'elle s'enfonçait sous l'eau, que ses cellules asphyxiées hurlaient de respirer, et qu'elle s'abandonnait à la vision d'un palais sous-marin enchanteur.
Alors même qu'elle mourrait, elle s'était sentie renaître.
Et continuait à se doper au danger et à la mort depuis. Beliakov n'était que la jolie cerise sur le gâteau. Une cerise russe et extrêmement charmeuse, qui plus est. « Loin de moi l’idée d’insinuer une telle chose, dangereuse dame. » Voilà un homme qui savait parler aux femmes - c'était... plaisant. C'est un mince sourire qui ourle les lèvres de la femme, alors même que l'acier caresse la peau de ses mains. Elle n'avait jamais su se contenter de simples armes à feu, la princesse des sables. « Avec le plus grand plaisir, Mademoiselle Nerissa … » Le sourire s'élargit un peu plus, se fait charmeur, alors même que le chaos s'abat sur la pièce.
Gardes du corps qui s'écrasent, poignardés par le russe, et elle ne peut s'empêcher de se sentir grisée, la fille de l'eau. Turned on. Séduite par la violence et l'élégance des gestes - car elle qui se plaisait à jouer avec le danger travaillait désormais avec le péril fait homme. Et ça lui plaisait un peu trop.
Beaucoup trop, même.
Elle rejette ses cheveux en arrière, jette un regard en coin au russe, et plaque du coude sa cible contre un mur. Ses lèvres qui se penchent vers l'oreille de l'homme qui serait bientôt mort, le sourire qui se fait mutin et les yeux qui évoquent une biche inoffensive. 'Mon cher monsieur Waldorf... Je crois que vous avez quelque chose pour moi. Et vous intéressez beaucoup la Calavera.' Elle esquisse une moue vaguement désolée, comme une excuse qu'elle ne pense pas, tire une lame de sa poche - la même qu'elle avait utilisée contre le russe - et l'appuie sur l'abdomen de l'homme. 'Ne me forcez pas à vous faire mal. Je suis sûre que mon ami serait beaucoup moins doux que moi.' Un autre regard complice glissé à Beliakov. 'Il va s'occuper de votre collègue. Je ne voudrais pas qu'il s'occupe de vous aussi, vous comprenez? Nous n'avons pas à vous blesser aussi, monsieur Waldorf.'
Elle lit dans ses yeux le renoncement, lit dans ses yeux qu'il cède, qu'il se voit déjà tiré d'affaire. Parce qu'elle est une femme. Elle serre les dents de rage, appuie son coude un peu plus fort, encore. Il valait pas mieux que son père, l'enfoiré. Incapable de voir sa véritable valeur au-delà même de son visage. Elle s'empare de l'objet que lui tend l'homme qui se croit sauvé, le fourre dans sa poche, et elle laisse son visage se durcir. 'Il y a un contrat sur ta tête, cabron. Et moi, je ne veux pas de problème avec la Calavera. Désolée. Ou pas.' Elle voit l'éclair de compréhension dans ses yeux, réagit trop tard, alors même que le poing vient frapper sa pommette. Le choc qui la fait vaciller, reculer d'un pas, et elle en lâche sa lame de surprise. Connard.
Un autre pas en arrière, et elle perçoit vaguement la silhouette de Beliakov dans son dos, probablement occupé à descendre sa propre cible. Une main tendue vers l'arrière, et elle fouille les poches du russe, sans plus sourire - et une part d'elle n'en haït sa cible que plus, la situation étant plus que susceptible de l'enflammer un peu plus.
Et sa main se referme sur le flingue avec lequel Aksel l'avait menacée un peu plus tôt, dont elle s'empare et qu'elle pointe sur le Waldorf furieux. 'Avec les compliments de la Calavera.' Une détonation, puis deux, et l'homme s'effondre.
Et elle, elle halète doucement, pose trois doigts sur sa pommette douloureuse, tourne les yeux vers Aksel et le second cadavre à ses pieds. Sans un mot de plus, elle lui tend le flingue encore chaud, accroche le regard plus infernal que toutes les flammes du phlégéthon. 'C'est à vous, je crois. Merci de l'assistance... Aksel.'

Les iris ambre accrochent un instant les yeux aussi noirs que la nuit la plus sombre, aussi noirs que l'âme qu'ils - elle le soupçonne - dissimulent. Le visage dur, maculé des gouttelettes rubis de l'exécution, la cruauté qui exsude de chaque pore - et pourtant, elle ne tremble pas, la fille du désert, pas un instant.
Au contraire.
La moindre de ses cellules qui brûle brusquement, qui s'enflamme face aux abysses qui se profilent, face au danger, face à la perspective de sombrer aussi.  De se noyer avec délices dans les ténèbres qui se cachent en son propre coeur depuis toujours. Le corps qui s'embrase alors que le souffle lui manque, les poumons ardents de l'effort fourni, du regard qu'elle soutient encore. Elle lit sans peine la soif de meurtre dans les iris sombres, les défie silencieusement de seulement oser mettre un terme à son existence. Tue-moi. Essaie. C'est dans ses mains que repose l'arme encore brûlante, et pourtant, elle ne doute pas un seul instant qu'il soit capable de la condamner. Elle s'achèverait, si vite. Peut-être sans douleur, probablement pas. Elle avait déjà frôlé la mort de si près, en avait effleuré le voile de ses doigts. Elle vivait de ce jeu éternel avec la mort, roulette russe incessante qui la rendait si vivante.
Le souffle se bloque dans sa gorge alors qu'elle sent presque les secondes se fier dans l'infini - et il sourit, finalement. Et comme un reflet, ce sont ses propres lèvres qui s'étirent dans un rictus presque carnassier. Elle sait qu'il ne la tuera pas, l'homme de main de la Bratva, alors même que le sang rugit dans ses veines et qu'elle est sourde du tambourinement de son cœur dans ses oreilles.
L'arme est rendue au propriétaire, alors que les doigts encore maculés de sang glissent sur le poignet de l'homme, comme par accident, comme par erreur. Le geste calculé, pourtant, et le sourire qui s'accentue encore un peu. « Tout le plaisir est pour moi, charmante dame. » Un regard mutin glissé sous les cils, un sourcil qui s'arque lentement, alors qu'elle le détaille, d'une précision un peu trop scientifique, comme pour tenter de comprendre l'âme qui se dissimule sous les traits un peu trop parfaits.
Elle ne le craint pas, accepte son horreur, comme elle a embrassé ses propres ténèbres. Turned on. Par le danger, par ceux qui l'incarnent. Jouer avec le feu, alors qu'elle était créature des eaux. « Maintenant que nous avons réglé nos affaires puis-je suggérer que nous retournions dans la salle de réception ? » Un hochement de tête, un bref sourire, comme une réponse à celui qu'il arbore désormais, loin de la bête cruelle qui avait dérobé ses traits, un peu plus tôt. « Et oserais-je vous demander une danse, Nerissa … ? » Ses lèvres qui se fendent d'un sourire franc et espiègle, alors qu'elle rajuste une mèche de cheveux échappée. 'A la seule condition que vous m'appeliez Nessie. Mon père est le seul à m'appeler Nerissa.' Un mouchoir tiré opportunément de sa poche, et elle s'offre la liberté d'essuyer quelques gouttes carmin maculant le visage de son partenaire. Un sourcil qui se redresse avec amusement, alors qu'elle range l'étoffe monogrammée. 'Il serait du plus mauvais goût d'arborer le sang de ces ordures. D'autant plus que ça tâche terriblement.' Une petite moue pas le moins apitoyée du monde, et c'est son bras qu'elle offre au Beliakov, une offrande dont elle le laisse s'emparer, alors que le sourire malicieux atteint ses yeux. 'Si vous voulez bien vous donner la peine.'
Et elle n'attend pas, parce qu'elle n'attend jamais, l'entraîne de nouveau vers la réception, comme s'ils étaient venus ensemble, couple élégant, comme s'ils ne venaient pas d'assassiner deux malfrats. Elle vole une coupe de champagne sur un plateau, la descend d'un trait, et lâche un petit rire enchanté en reconnaissant la musique. 'J'espère que vous appréciez le tango, Aksel. Vous tiendrez cette promesse.'