22 Juillet 2018, aux alentours de 23 heures, Teddybeer, Downtown, Arcadia
C'est irréel. Tout est irréel. Le Manoir n'est qu'un souvenir trop jeune qui laisse place à la discorde. Deux jours de paix, deux jours de grâce. Fiona attend les hostilités à venir, les conséquences des ravages qui ont forgé le Trianon. Elle ignore ce qu'il adviendra du Royaume, elle ignore ce qu'il adviendra de toutes les familles prospères d'Arcadia. Elle se demande si l'un d'entre eux sera encore debout lorsque les missives commenceront à tomber, les armes avec elles. Parce que tout ce qu'il s'est passé ce soir-là, si parenthèse on clamait auparavant, est désormais bien ancré dans les paragraphes de leur histoire. « C'est insensé. » Tout ça est insensé. Les blessures qu'elle a vu panser. Les corps inanimés qui lui sont revenus. Parmi eux, celui de son propre Sénéchal, mais avant tout celui de son ami. Et avec lui, les regrets d'avoir été si inefficace. D'avoir échoué. Elle passe les mains sur son visage. Les frais d'hôpitaux d'Eamonn d'un côté, les résumés de ses Sujets sur les derniers événements d'un autre. Elle a tout mis sur papier. Pour ne rien oublier. Ne jamais oublier ce qui est advenu. On frappe à la porte, et c'est son frère qui lui apparaît un instant. « Elle est là. » Alors elle délaisse les écrits, lui fait signe de la faire entrer. Asrun. Son visage, son petit corps qui fait renaître une nuit dans son âme. Elle se demande si quelque chose peut être dit à ce sujet. Elle se demande si elle a enterré ce qu'il s'est passé. Elle se demande même si tout n'est pas redevenu comme avant. Et c'est le silence qui vient en premier les enrober de ses bras. « Je suis désolée de t'avoir mandée de telle manière, j'ai... comme tu le vois, beaucoup à faire. Les conséquences de cette charmante fête sont beaucoup trop nombreuses à mon goût. » Le calme avant la tempête. Et elle sait qu'elle aura tôt fait de se rendre compte que toute préparation sera vaine. Alors elle se lève, fait quelques pas vers elle. Elle hésite, un instant, à entrer dans son espace vital. Gênée de cette promiscuité qu'elle ne veut pas lui infliger. « En réalité, ce n'est pas la Reine qui t'a appelée, c'est moi. » Alors elle esquisse quelques gestes, teintés d'un sourire sincère. Je voulais savoir si tout était redevenu comme avant. Les mains se serrent devant elle. « Si tout ce qu'il s'est passé après les festivités... était irréel, ou... je ne sais pas ? » Elle rit. Nerveuse qu'elle est.
La fourmilière s'agitait. Si Asrun n'y participait que de loin, elle en éprouvait pas moins les tensions. L'atmosphère se dardait d'une électricité latente qui menaçait d'engloutir, chaque seconde un peu plus, la ville et ses habitants. De son perchoir, elle les contemplait se mouver en une danse désordonnée et arbitraire. Elle aussi, elle avait peur. Elle craignait pour l'existence de ces frères et sœurs qu'elle avait vu grandir, pour Fiona qui endossait un costume bien trop grand pour elle. Fiona. Le souvenir de cette nuit passée lui avait laissé un goût étrange sur le bout de la langue. Et chaque fois qu'elle fermait les yeux, Asrun ne pouvait s'empêcher de songer à ces souffles impétueux qui l'avaient bercé de nombreuses fois en rêve. Tout ceci avait-il seulement été réel ? N'était-ce pas l'une de ces rêveries éperdues ? Elles ne s'étaient pas revues depuis ces quelques heures d'égarements. Asrun n'avait pas osé croiser son chemin après cela. Elle craignait de lire une quelconque réprimande au cœur de ses prunelles claires. Et le regret serait pire encore qu'une profonde indifférence. Alors elle se terrait; petit animal sauvage et revêche. Pourtant, lorsque l'on vint à elle sous commandements de la Reine, la jeune femme n'hésita qu'un court instant. Elle aurait pu décliner l'appel, refuser. Fiona ne lui en aurait pas tenu rigueur malgré son statut. La gorge nouée, elle fit le chemin jusqu'aux appartements. Elle jeta un rapide coup d’œil à Ikaar qui la gratifia d'un sourire bienveillant. Asrun lui rendit un rictus maladroit qui s'assimila davantage à une grimace. Elle prit une profonde inspiration, par la suite, tandis qu'il annonçait enfin sa venue. La thaumaturge adressa une dernière œillade au jeune homme, puis s'engouffra dans la pièce. Poser les yeux sur elle après cette étreinte lui fit l'effet d'une bombe incendiaire. Elle se racla alors la gorge, ne sachant réellement à quoi se raccrocher pour ne pas se corrompre. « J'imagine oui... Et tu... tu as besoin que je... » Mais Fiona s'avança prudemment vers elle, l'interrompant dans sa réflexion. Asrun fronça les sourcils, sans trop comprendre l'attitude gênée de son interlocutrice. Elle dessina des yeux les courbes qu'elle esquissait dans l'air, et ouvrit la bouche dans un souffle tandis qu'elle assimilait enfin la raison de toute cette mascarade. L'embarras lui empourpra les joues au souvenir de leur accolade, l'incitant à détourner le regard. « Je ne sais pas... » Que signifiait comme avant ? Asrun se racla la gorge et leva les mains en sa direction: Qu'attends-tu de moi ? De cette soirée ? Elle fit un pas vers elle, plongeant alors son regard dans le sien. Nous ne sommes plus des enfants. Et il s'est passé tellement de choses... quel avenir avons-nous ?
J’ai vu tes peurs se cacher près de notre passé. Et laisse-moi seul, laisse-moi loin de tes côtés. Mais oublie-moi, parcours ces flots, efface mes pas...
22 Juillet 2018, aux alentours de 23 heures, Teddybeer, Downtown, Arcadia
Avenir. Avenir. Elle n'y a pas réfléchi, au futur. Elle a déjà du mal à imaginer un futur pour le Royaume. Plus particulièrement pour elle. Elle, première cible parmi les leurs, Couronne salvatrice et Couronne prédatrice. N'est-elle pas celle que l'on souhaite le plus atteindre ? Alors oui, quel avenir ont-elles finalement ? Ce sont les pensées qui s'entremêlent. Des idées, farfelues, raisonnées, puis floues, puis bien réelles. Elle baisse les yeux. Et le visage montre un fléau de pensées corrompues. « Je... Je ne sais pas. » Peut-elle seulement avoir conscience de tout ça ? Veut-elle seulement mêler Asrun à tout ça ? Non. Jamais. Car si l'ennemi veut absolument toucher la Reine, il aura tôt fait de toucher Asrun. La sécurité ne primerait-elle pas sur leurs sentiments ? Sur ce qu'elles pourraient partager, au-delà de cette chambre ? « J'ai envie de te donner plus, parce que... parce que je ressens... » Ce sont les mains qui jettent la vérité. Une profonde affection pour toi. Ce serait trop dur de dire autre chose. Et elle ne sait pas, Fiona, si cette tendresse profondément enfouie, et ce désir naissant, s'entrelacent pour créer quelque chose de plus grand. Elle ne sait pas différencier les émotions à l'intérieur. Peut-être préfère-t-elle les éviter pour l'instant. « Je ne veux pas te mettre en danger ou... ou te faire du mal d'une quelconque manière. » Au-delà du bûcher potentiel, elle souhaiterait avant tout éviter de lui briser le coeur. Simple dispute qu'elle estime déjà comme une douleur trop importante à lui infliger. « Ce serait égoïste de ma part de demander davantage... » Et elle ne veut pas l'obliger à quoi que ce soit. Elle veut être sûre qu'elle mesure les dangers possibles de cette relation. De la côtoyer, elle, et de côtoyer les hautes sphères d'un monde qu'elle préférerait éviter.
