— T’as sérieusement cru que t’allais pouvoir t’casser, Ronny ?
—
… Lenny.— Hein ? Qu’est-ce qui dit ?
La question adressée au gorille, puisque lui n’a pas droit de parole. Ronny ou Lenny, qu’est-ce qu’on s’en tape. Ronny ou Lenny, c’est l’animal qu’on fracasse parce qu’il n’a pas obéi. Parce qu’il a pissé partout sur le tapis, jappé à la porte la matinée durant à faire virer cinglés les voisins.
—
C’est Lenny que j’m’appelle et pas-— Mais qu’est-ce que j’m’en branle de comment tu t’appelles, putain.
—
Nan mais j’disais ça pour- — Ta gueule.
Le coup part avant qu’il ne puisse plisser le museau. Paupière droite tuméfiée, pommette au-dessous ouverte autant que l’est l’arcade tout au-dessus. C’est à la commissure cependant que le sang explose, cette fois. Les incisives plantées dans le tendre des lèvres. Saveur ferreuse sur les papilles, imbibant gencives et langue. Il entend un craquement qui paraît résonner dans le crâne ; un bruit dégueulasse. Du bambou qui casse, un champignon qu’on écrase.
La douleur éclate et se répand. Irradie la face déjà brûlante. Gueule défoncée.
Le bout de la langue explore et trouve la dent branlante. Une molaire qu’il se met à emmerder, frénétiquement. Malgré ses efforts pour ne pas la dégager, pour ne pas la perdre.
La respiration part en vrille et les cils battent à la façon d’ailes d’un papillon de nuit affolé par l’agressivité du jour. À travers les interstices et lucarnes du hangar, les premiers rayons de l’aurore lui grillent la rétine, lui offrent un tableau aux nuances d’impossible.
Le cul sur le béton nu d’un hangar désaffecté, il attend en essayant d’avaler les miettes de sa fierté. La tempe poisseuse collée sur le sol, il a basculé avec le choc. À l’horizon, des points noirâtres, des crevaisons de la réalité. Ça fait mal, putain, ça fait tellement mal d’exister.
Il hoquette, renifle hémoglobine et morve et regarde les godasses bouger devant lui. Quatre, en compte-t-il. Quatre bouts de basket Nike d’un blanc crade grattant la poussière et le gris fissuré.
— Relève-le.
Silhouette remise dans l’axe avec brutalité. Le buste à la verticale. Les jambes s’emmêlent, les talons ripent sur le béton. Il voudrait reculer, se barrer. La poigne du mecton le chope par le col. Assassine l'échappée.
De ses narines, ça déborde de sécrétions. Un nouveau craquement, sans qu’on n’est eu à cogner. Et le sang cascade le long de sa bouille violacée. Goutte à goutte sur le col du tee-shirt bleu ciel.
— T’as encore vendu ta merde sur notre zone.
—
J’ai. J’ai jamais trop capté. Les. Les zones. Cette seule phrase lui décalque la tronche. Ça tire sur chaque nerf chaque muscle chaque saloperie de millimètre carré de peau déchiquetée par une myriade de vaisseaux bousillés.
— Hein ?
— Y dit qu’il a jamais trop-
— Mais j’sais c’qu’il a dit putain.
Haussement d’épaules de la part du gorille. Il relâche l’emprise sur Lenny qui s’affale.
— Tu t’fous d’ma gueule ducon ? C’est ça ? Tu t’fous d’ma putain d’gueule ?
—
Nan m’sieur, largue-t-il, en mâchant les sons.
Bruit d’éponge gonflée d’eau croupie à la place de la voix.
Il voudrait pouvoir disparaître, Lenny. Il voudrait s’évaporer, se dissoudre à l’atmosphère. N’être que dans un connard de rêve et se réveiller dans le tiédasse d’un lit défait. Alors il clôt – ou du moins essaye – les paupières le plus fort et le plus vite possible et, sourcils froncés, se concentre pour s’extraire de la mauvaise boucle, du mode carnage.
*
Quartier malfamé de la citée maudite. Il n’aurait pas dû, il le sait. Il n’aurait pas dû traîner sa charogne à cette heure. Mais il a eu l’appel. L’appel de cette pauvre conne de junkie qui réclamait ses doses, et un coin tranquille pour l'échange. Elle est venue avec son gars. Son gars, ouais, et le pote ou préposé chandelle.
Son gars, le dealer aux poches trouées. Il a pas apprécié, qu’on refourgue de la meilleure dope moins excessive que la sienne, sur ce qu'il nomme territoire.
Après ça, Lenny n’a pas tout compris. Ça parlait de mafias, ça balançait des noms pour connaître son grossiste pour connaître ses origines pour connaître le réseau par lequel il traîne sa carcasse ;
pour connaître qui à la plus grande. Mais il n’y avait rien à dire vraiment rien à dire et pourquoi tu leur as pas refourgué des conneries. Des mensonges. Pourquoi tu t’es pas raccroché aux branches, Lenny, pourquoi t’as pas chopé les perches tendues par ces deux grands abrutis ?
Il ne sait pas.
Un brin d’orgueil, sans doute.
Une envie de mort, possiblement.
Un élan de destruction, il avouerait, si on lui tordait ce qui lui reste de main.
Pogne pressée contre son bide, enroulée avec le bas de son tee-shirt bleu désormais rouge. Il a réussi à se tirer du hangar, et l’état de choc le laisse désorienté et haletant. Trogne gonflée et moite de sueur et de crasse et de croûtes ; il essaye de retrouver la sortie de ce gouffre à détraqués et il pense un instant tourner tourner tourner en rond à refaire les mêmes rues, les mêmes dédales. À croiser les mêmes yeux. Les mêmes sourires et les mêmes menaces.
Lenny, il ne se rappelle que de la détente pressée pas loin de sa trogne. De quoi lui refaire le portrait. Le réflexe a voulu qu’il porte les doigts à l’extrémité du canon, repousse l’arme. Chair déchiquetée sans qu’il ne comprenne tout à fait. Anesthésie des sens. Il ahane. Son épaule se coince à un pan de mur. Blafarde, la bobine. Faiblard, le corps. Pantonyme d’homme calé à ses briques.
Il se rappelle avoir eu le calibre contre la paume, par-delà le brouillard de son cauchemar. Il se rappelle avoir appuyé à son tour, ensuite. Après; Des milliers d'années après. Des cris et l’odeur de poudre. Il avait jamais senti cette fragrance – immonde. Il n’avait pas cru pouvoir s’y cramer le pourtour de la dextre non plus, à ce mangeur d’hommes. Pas de peau que du métal pas de dents que du métal pas de cerveau que de la rage du possesseur du maître du tyran. Il dérape sur les marches du tangibles.
Expiration précipitée par le soubresaut d'une épaule heurtée.
Il exhale le trop plein de souffrance et d’angoisse et reprend sa marche, sans trop regarder devant. Billes lazurite figées au goudron sous ses tennis. Lenny compte chewing-gums et mégots ; Petit Poucet réincarné, qui n’est pas persuadé retrouver le chemin de la maison.
Sur le parvis d’une église à l’abandon, le gosse échoue. Derche percutant les marches anthracite, il coupe sa respiration. Veines bouffies serpentant sur le cou, sur les tempes et le front. Il réapprend ce qu’est la rythmique du cœur. Pouls dégénéré sous la carne ; la descente détraque. Plus de jus, adrénaline perdue au chaos sensoriel.
Il lui faut dix minutes, pour récupérer par séquence les morceaux de son indifférence – ou courage. De sa putain de témérité. Tee-shirt retiré de sur la patte gauche. Il frémit en décollant le tissu imbibé par endroits et séché à d’autres. Gestes prudents déchirant ce qui tout juste décide de ne plus pisser écarlate.
Et ça repart, en dégoulinades.
Des longueurs manquantes sous les mirettes ; il ne parvient pas à dénombrer. Trop attaché aux résultats des trottoirs : les chewing-gums et les mégots, rappelle-toi.
Combien de toi ou de doigts combien est-ce qu’il y en a ? Un ou deux. Un et deux. Deux et demi. Trois ?
Ça le glace et dans les tréfonds de la ventraille, la bile remonte. Boule épaisse zigzaguant jusqu’à forcer la bouche. Pinces métaphysiques desserrant les mâchoires dans un gémissement de bête en agonie.
Lenny a pour seul déclic de se pencher, de sorte que la gerbe n’éclabousse que le bout de ses chaussures. Ses chaussures. Ses bouts de chaussures et plus les leurs et qu’est-ce que t’as fait, Lenny, qu’est-ce que tu leur a fait, là-bas ? Il ne sait pas il ne sait plus ; il enterre et carbonise la conscience qui lentement s’évade. Loin d’ici, loin du charnier.
Face massacrée, redressée, l’attention se défile. Orbes rivés à l’asphalte, gravissant les architectures ; ce n’est que lorsqu’une ombre lui plombe la vue qu’il redescend sur Terre. Battoir enserrant la crosse de l’arme à feu qu’il ne se rappelle pas avoir gardée, extension de son bras sale et constellé. Galaxie sur viande avariée. c
Canon levé en direction de la tête d’un molosse dont il peine à replacer les traits. Il faut plusieurs secondes et un silence de mort. Informations bloquées, séquestrées aux abîmes du cortex.
—
Désolé, rauque-t-il, enfin. Phonation glaireuse. Débit foireux.
J’ai rien sur moi, là.Tout ce qu’il parvient à sortir, Lenny. Tout ce qui franchit le tranchant de ses dents tachées. Pas de doses. Pas de doses ce matin très tôt ou ce soir très tard. Ce n'est que pour
ça qu'on le trouve, alors... alors il réplique sans réfléchir. Ce n'est que par
ça qu'il se convainc d'exister d'exister putain d'exister pour de vrai, lui.
Phalange blanchie sur la détente, la gueule du dragon toujours dirigée vers le front de Serevo ; prête à vomir sa fournaise.