Au commencement était le Verbe...

Proletarii Iovelievitch regardait d'un oeil peu serein la jolie blonde qu'il avait épousée sur un coup de tête - elle était si loin des idéaux familiaux - et le poupon qu'il avait aidé à concevoir.  Il se demandait vraiment si c'était une bonne idée, après tout. Tatiana - puisqu'elle répondait à ce prénom - était jolie mais complètement stupide. Il n'en pouvait plus de l'entendre piailler sur le futur tout à fait brillant qu'aurait leur fils. Elle l'appelait "Mon Tsar" et ça faisait claquer sa langue avec force contre son palais. La vache. Mais il mordait sur sa chique, roucoulant des mots mielleux pendant ce vol trop long jusqu'à son rêve de terres américaines et de richesses faciles qu'il avait nourri à la chute de l'Union. Courage Proletarii, se disait-il, une femme et un enfant vont t'aider à obtenir ce que tu veux là-bas. Courage Proletarii, se marmonnait-il, pense à l'argent facile qui vous attend.

...Et la lumière luit dans les ténèbres, et les ténèbres ne l’ont point reçue...

Proletarii se regardait dans la glace fendue, pendante misérablement au dessus d'un lavabo décharné, les rouges à lèvres de l'autre grognasse - non pardon, de sa femme, éparpillés sur une étagère à mi-hauteur entre les deux. Le gamin barbotait dans le bain, éclaboussant avec joie la salle de bain. Son père était censé le surveiller. Éviter qu'il ne se noie, et d'autres trucs du genre. Des trucs de bonne femme. Un homme, ça s’élevait pas en le maternant à excès. Mais soit, il n'allait pas encore se chicaner avec, une fois de plus, une fois de trop. Il acceptait alors la dure tâche et en profitait pour maugréer tout seul, en balançant quelques "C'est bien gamin" pour la forme. L'American Dream était bien loin. Un rêve, comme son nom l'indiquait. La fortune ne les avait pas attendue les bras ouverts à leur sortie de l'avion. A la place, il était balayeur de rue la journée, dealer le reste du temps. Fallait bien faire vivre la famille. Tout ça pour ça. Souvent, il avait envie de rentrer au Pays.

...Il y eut un homme, envoyé de Dieu ; son nom était Jean...

Anatoli avait douze ans quand sa famille vola en éclats. Maman trompa Papa avec un gars plein au as, patron d'il n'avait pas retenu quoi ou hommes d'affaires de passage. Papa, blessé dans son orgueil, était reparti à Yalta, sa ville natale, sans un regard pour cette tige décharnée qui lui servait de fils. Maman avait simplement haussé des épaules en constatant son départ et emménagé le plus rapidement possible à Arcadia chez le beau - mais surtout friqué - John, qu'il allait devoir appeler désormais Beau-Papa. Au moins, il n'avait plus à subir les cris de ses géniteurs, même si la richesse de son vocabulaire russe et ukrainien s'en trouvait diminué. Mais c'était également un peu le début de la fin. Maman était trop occupée à roucouler, à paraître plutôt qu'à être. Des petites tapotes sur le sommet de la tête accompagnées de "C'est bien Gamin". Alors, Anatoli se laissa aller au fil des années. Ses résultats scolaires chutèrent, jusqu'à décrocher complètement avec tous les soucis et les réunions yeux baisés que cela apportait. Il commença à traîner dans les rues, à faire connaissance avec les voyous qui les peuplaient et leurs jeux. Petits larcins, vols à l'étalage, bagarre sans réelles raisons. Blessures en tout genre. Il ne savait trop comment il avait eu l'idée d'aller poser ses mains sur ses camarades blessés, écorchés. Sans doute une réminiscence de gestes maternels ou paternels qu'il avait attendu avec une crainte enfantine et qui n'étaient jamais venus. Et sans que quiconque puisse l'expliquer, cela fonctionna. Les petits bobos guérissaient et les pleurs de gamins tarissaient.

...Il vint chez lui, et les siens ne l’ont pas reçu...

Il avait fait la connerie de trop, la petite possession de marijuana qui s'ajoutait à la liste de conneries déjà trop longue accolée à son nom et Beau-Papa avait perdu patience. Dans un geste d'impatience, il était monté dans la chambre de l'adolescent, foutu en vrac quelques affaires dans un sac de sport et, avec colère, avait ouvert la porte pour balancer le tout, le sac et le gamin, le gamin et le sac. Il était dans de beaux draps, le petit Anatoli, avec ses maigres possessions et l'argent de poche de la semaine. Au début, il avait squatté chez des amis. Et des amis d'amis. Et des amis d'amis d'amis. Avant d'en avoir sa claque et de décider de s'en sortir, tout seul, comme un grand. Il avait couru en friperie, acheter une fourrure trop grande qui sentait le toutou à sa grand-mère et une valise défraîchie, à l'allure soviétique. Avec son nouveau statut de femme d'un homme puissant, Maman était devenue avec toute une communauté de petites vieilles slaves qui avaient fui l'oppression - disaient-elles. Anatoli avait bien retenu leurs noms, du moins de quelques unes, et les soupirs rapportés de cœurs âgés séparés d'une famille restée sur le vieux continent. Déguisé de la sorte, il frappa chez certaines d'entre elles, se faisant passer pour un petit-fils qui partait à la découverte du nouveau monde - et de sa babushka adorée, bien évidemment. Des embrassades, des pleurs, une fourrure qui gisait dans un coin et un frigo qu'on dévalisait, en premier, avant de s'attaquer avec lenteur au compte en banque.

... Et c’est de sa plénitude, que nous avons tous reçu, et grâce sur grâce...

Seize années au compteur et une rage de vivre sans bornes. Son rythme de vie lui plaisait bien, l'usurpation d'identité lui permettant de se découvrir un certain talent d'acteur, un ventre toujours plein et de l'argent à proximité. Jusqu'au jour où tout bascula et que la grand-mère chez qui il prenait ses aises ne s'aperçoive de la supercherie, après un appel des contrées lointaines, porteuses de réelle famille. Merde. Elle avait menacé d'appeler les flics pour qu'ils le punissent comme devaient l'être les gens de son espèce. Le ton était rapidement monter et, dans un geste d'impatience, il l'avait poussée. On aurait pu lui dire, que c'était aussi fragile, les petites vieilles, quand même. Mais ce n'était pas grave, ses mains étaient magiques, non ? Sauf que les fractures devaient être trop profondes, parce qu'il ne ressouda aucun os. Au contraire, la douleur le traversa comme une onde de choc et marqua sa peau à tout jamais, dans des cicatrices profondes zébrant ses avant-bras. Cela faisait si mal que la police, alertée par les voisins, le retrouva recroqueviller à côté de sa victime - toujours vivante, pour sa défense.

... Parce que la loi a été donnée par Moïse, la grâce et la vérité sont venues par Jésus-Christ...

Au poste, il appela sa mère avec son appel autorisé, les larmes aux yeux. Il avait merdé. Il s'était fait chopé. Sa vie était finie, c'était clair. Fini l'amusement, fini la jeunesse. Maman pleura chez Beau-Papa, toutes les larmes de son corps refait. On pouvait pas laisser son petit Ana, son petit Tsar, croupir en prison. Qui savait ce que les vrais méchants feraient de lui. Alors, Beau-Papa engagea le meilleur avocat possible, la crème de la crème pour lui sauver les miches. Jan Arsen lui obtint des travaux d’intérêt général, tel le fleuron du Barreau qu'il était. Maman lui en était reconnaissante, plus que reconnaissante même. Anatoli soulagé. Et admiratif.

Personne n’a jamais vu Dieu

Tellement admiratif qu'on crut qu'il était revenu dans le droit chemin. Il était rentré sagement chez ses parents, avait repris les cours et envisageait même, disait-on, des études de droit pour devenir avocat. Il avait gardé contact avec son preux chevalier, espérant pouvoir encore bénéficier de sa sagesse et de son expertise. Mais la vie était mal faite et rien n'allait comme il faudrait. La vie s'écroula. Anatoli retomba dans ses travers, retrouvant plaisir dans les emmerdes et une vraie sensation de vie. Chasser le naturel, il revenait au galop. Il quitta le domicile familial et se démerda pour vivre, dans un taudis d'Arcadia, au fruit de son dur labeur. Il bossait pour les autres, pensant avoir appris de ses leçons. Il tournait tout - sauf son amitié pour Jan - au ridicule. Même son pouvoir, qui ne devenait plus que " des mains qui veulent que du bien " à ses amants de passage.