avec @Sen Kanemura

Les réverbères ne sont pas des étoiles filantes, simplement des lucioles qu'on emprisonne dans des cages de verre. Elles dansent sans fin, épuisant leurs ailes et leur dignité, jusqu’à ce que le Jour, finalement, les éteigne.

Ma lueur fut de courte portée.

Marisol ne peux détacher son regard des lampadaires. La main sur ses côtes, elle sent le sang chaud et humide quitter ses flancs et colorer le pavé. Elle ne manque pas de volonté, et pourtant, elle n'a plus une once d'énergie pour bouger. Impuissante, elle contemple le ciel et ses jolies ténèbres. Si par malheur, elle tourne la tête sur le côté, elle croisera le regard vitreux du petit chauffeur de taxi, son front collé au bitume, sa clope noyée dans l'hémoglobine.

Pauvre Taxiboy...
Tu n'avais rien fait...

Économise tes larmes, ça n'était qu'un mâle. Inquiète toi plutôt de survivre, j'ai placé de grands espoirs en toi.

Finalement, ils nous auront rattrapés.

La Bratva.
Cette Nuit avait pourtant une saveur de Victoire, un reliquat de triomphe sur la langue. Pour la première fois, sa vindicte avait touché la Bratva en pleine couilles. Un de leur mac, une petite pourriture donnant dans la gamine pré-pubère directement importée des pays de l'Est, avait perdu sa bite et toutes possibilités de se reproduire.
Nous aurions dû nous en réjouir. Au lieu de cela, j'observe la vie m'échapper, une fois de plus, victime de nos virils bourreaux.

Je ne veux pas mourir.
Alors relève toi !
J'ai si froid...
Tu est l'étoile de Vénus ! Embrase-toi !

- Lucjan... gémit-elle sans m'entendre... Pardonne-moi.

Du bout des doigts, elle essaie de toucher ses petites soeurs de lumière, asservies par ampoules. Ses paumes luisent, d'un éclat iridescent, un pâle rayonnement bleue, un sursaut irréel.

La nuit reprend brusquement ses droits, et ses dentelles d'encre éclipsent toute clarté.

Au Red Lantern, la vue du sang était presque quotidienne. L’on retrouvait souvent les murs striés de cruor séché. L’hémoglobine de celles et ceux payés pour se laisser flétrir le corps ; de ceux qui payent pour se faire lacérer la chair à coups de talons aiguille. Sen, aussi, évidemment. Et quelle que soit la veine d’où les gouttes cramoisies ont coulé, il faut nettoyer. Le rôle de sa mère, pendant des années. Elle a voulu éponger elle-même les cuisses poisseuses de sa fille ; mais Sen le lui a toujours refusé. Elle a lavé son propre sang, en silence. Catin ou whisper, la violence est la même.

Dans la rue, c’est presque pareil. Violence des passants éméchés, que les clochards écœurent. Gueules cassées par les condés, les mafieux ou les copains. Mais Sen n’a plus laissé qui que ce soit la blesser. Elle rend les coups. Elle fait peur. En cas de problème, le baku l’emporte avec lui – quitte à lui filer la pire nausée de sa vie.

D’autres n’ont pas cette chance.
Comme cette fille, là, gisant sur le bitume. À l’angle d’une rue, en pleine nuit, à côté d’un type au crâne explosé, la clope encore grésillante. Crinière brune macérant dans sa propre hémoglobine. Sen se fige, rendue muette par l’horreur. Elle en a vu, pourtant, des scènes de crime. Elle en a même causé. Mais elle a cru, naïve, qu’elle n’en reverrait jamais la couleur.

« Merde… »

Son myocarde s’emballe. L’instinct lui hurle de fuir. La position du type, celle de la femme, et même du taxi… L’impact d’une balle dans l’une des fenêtres. La scène n’a rien d’un banal et tragique accident. Elle force pourtant ses jambes à se précipiter vers le corps encore chaud.
Inspiration.
La vagabonde s’accroupit, attrape le poignet. Un battement.
Expiration. Elle ne saurait dire si elle est soulagée ou encore plus inquiète. Mais elle se félicite, quelque part, de ne pas avoir laissé une fille aussi belle crever comme un chien errant. De son autre main, elle lui tapote la joue, en se penchant vers elle pour lui cacher la lumière du lampadaire. Sa voix tremble.

« Hey… Hey, tu m’entends ? Je suis là. T’en vas pas. »

La main qui tenait le poignet vient se glisser dans celle de la gisante. Sa voix se brise.

« T’en vas pas… »

Sen cale sa main sous sa tête, emmêlant ses doigts fins aux boucles brunes. S’il le faut, elle ira la chercher dans ses rêves.

Marisol s"accroche à cette vie qui s'éffiloche, cette chienne ingrate qui se dérobe toujours derrière un sourire. "Hypocryte..." murmure-t-elle à qui peut entendre. Seul le silence lui répond.
Dans un premier temps, du moins.

Une silhouette vient choir sur le bitume. Deux fentes sur un visage lunaire, une lippe à la pulpe de nuit, se penche sur l'étoile en sursis. Les divinités psychopompes ont bien des masques. Je n'en connais pas de si charmant. Son odeur recèle un semblant d'inédit. j'hume la bête tapie sous la chair. exotique. Opportune. Le palpitant, lui, tambourine son humanité bon train. L'hymne de notre salut.

- Hey… Hey, tu m’entends ?

Sursaut de conscience. Marisol s'agite, agrippe cette source de chaleur, y plante des serres vigoureuses.

- Je suis là. T’en vas pas.

Supplique compatissante. Le monstre a cette humilité devant le sublime. C'est à cela que l'on reconnait les meilleurs laquais.
Billes écarquillées, grandes ouvertes sur ce faciès inconnu, Marisol suffoque et lutte pour articuler. Les syllabes s'écorchent et se perdent sur les arrêtes de sa trachée.

- T...T' as... De... De beaux yeux.. Tu sais ...

Surprise elle-même par ses propres palabres - culbute ironique d'une cervelle noyée de douleur- Marisol se secoue d'un petit rire.

- ...Sors... moi d'là... J'veux pas...crever.

La tirade est entrecoupée de respirations sifflantes mais menée jusqu’au bout. Un combat qui fait briller ses prunelles, révélant la présence du divin.

Je suis là, créature.
Obéis et tu te verras récompensée.