(toute cette lettre est censée être écrite en japonais.)

Sweet,
J'ai longtemps pensé qu'on pourrait un jour passer aux lettres papier. Je sais que les SMS c'est plus rapide, et qu'on peut parler plus souvent. Et j'aime vraiment beaucoup te parler. Mais ça tu le sais. Je suppose que je suis pas vraiment discret par rapport aux sentiments que j'ai à ton égard. Y'a quelque chose chez toi. Une intelligence, un sérieux. Cette capacité à parler, juste en quelques phrases, à transmettre une idée, une opinion. Même si elle n'est pas la même que  la mienne. Ou peut-être même que c'est la raison pour laquelle je t'apprécie. Mais c'est pas vraiment la raison de ma lettre.
Je comprends et partage cette crainte de la révélation. Du jour où l'on découvrira l'identité l'un de l'autre. Parce que ce sera décevant, je suppose. En tout cas l'un de nous risque de l'être. Peut-être toi, peut-être moi. La crainte est normale. Et je suis d'accord pour dire que le plus tard sera le mieux. Un jour probablement, je n'arriverais plus à contenir les sentiments que je développe de messages en messages, et je te demanderais qu'on se rencontre. Mais pour le moment, je peux attendre, je peux patienter. Je suis doué pour ça, la patience.
Mais en attendant, j'aimerais t'écrire qui je suis. De manière à que tu ne puisses jamais le lire. Ou en tout cas, si tu voulais le lire, il te faudrait trouver la bonne traduction. Et ça voudrait dire que tu veux vraiment le savoir.

Je m'appelle Izuka Seiichi. J'ai 25 ans, depuis quelques semaines seulement. Je suis gémeaux. Je n'ai jamais réellement cru en l'Astrologie. Comme je n'ai jamais réellement cru en autre chose que Dieu. Ironiquement, je ne suis pas très doué pour croire en des choses que je ne peux pas palper. Mon pouvoir... Mon pouvoir me permet de continuer à penser que ce que mes parents me disaient quand j'étais petit, avant qu'ils meurent, était vrai ; Dieu existe. Je ne sais pas quelle forme il a, ni s'il en a même une. Et en toute sincérité, si je vais à l'église catholique, c'est parce que c'est celle que je connais depuis mon enfance. Mais je serais incapable de te dire quelle église correspond le mieux à ma croyance. Après tout, je suis un croyant pratiquant homosexuel qui sauve des gens. Je ne suis pas certain d'être capable de me mettre dans une case déjà prédéfinie. Et pourtant j'existe. Je suis là, et je vis tel que je suis. J'assume qui je suis parce que je considère n'être fautif d'aucun vice, d'aucun péché. L'amour n'est pas un péché. Je me pose beaucoup de questions, sur beaucoup de choses. Et si la connaissance est censé être un péché originel ou quoique ce soit, je considère que l'homme a écrit les textes. Et que l'homme perfectible y a forcément ajouté son grain de sel.

Tu sais, quand mes parents m'ont laissé seuls, sur le seuil de cette église, j'étais trop jeune pour m'en souvenir. Ce ne sont que des récits qui m'ont été contés avant que je ne sois envoyé chez les Izuka. Et chez eux, les récits et autres histoires pour s'endormir n'avaient pas leur places. Jamais. Les plus vieux essayaient, le soir, d'endormir les plus jeunes avec des contes ou des chansons. Mais souvent, les Izuka les entendaient et les jeunes devaient alors essayés de s'endormir avec le bruit des ceintures qui claquaient et des cris que les frères et soeurs essayaient de retenir. Puis les plus grands sont devenus majeurs, et sont partis. Et les plus jeunes sont devenus les plus vieux. Huit places, huit enfants toujours sous leur garde. Je ne comprends toujours pas comment ils ont pu avoir la garde de tous ses enfants avec ce qu'ils leurs faisaient subir. Je ne me compte pas à l'intérieur, c'est volontaire. J'était toujours l'enfant sage. Le croyant qui allait à l'église le dimanche et qui faisait les corvées qu'on lui demandait. Je sais que les autres ne m'en voulaient pas. Je ne voulais pas me rebeller, parce que je n'en voyais pas l'intérêt. Et puis, pour soigner leurs blessures, il fallait bien que je sois en forme. Un jour, j'ai entendu une femme dire que le sang de certains prophètes pouvaient soigner bien mieux que leurs mains. Alors j'ai commencé à leur donner de mon sang. Je leur en donnait au point que parfois le soir, j'étais trop fatigué pour faire quoique ce soit. Puis j'ai compris. J'ai compris que le sang ne les soignait pas. Que le sang les tuait. Alors j'ai arrêté. Mais il était trop tard pour beaucoup d'entre eux. Et les autres... Je suis parti dés que j'ai pu. Et les autres sont morts peu de temps après mon départ. Ils n'avaient plus personne pour les soigner.

J'ai commencé des études de médecine. Logique, tu me diras. Soigner des gens. Mentalement comme physiquement. Vraiment, c'est ce qui me porte depuis que je suis jeune. C'est qui je suis. Et j'aimais ça, vraiment, les études. J'ai jamais été très sociable, mais toujours accueillant. Sans aller vers les autres, j'acceptais toujours quand les gens venaient vers moi. J'ai toujours été comme ça.
Simple.

Puis j'ai rencontré Nikita. Il se prostituait pour une mafia. Et je l'ai rencontré dans la rue un jour, alors qu'il était en sang, personne aux alentours. Je l'ai ramené chez moi. J'ai soigné ses blessures, le tenant le plus possible éloigné de mon sang. Il est resté une journée, deux journées, trois journées. Puis il a disparu. Un dimanche. Je suis partie à la messe, et quand je suis revenue, il était plus là. Mais deux semaines plus tard, il sonnait à ma porte en larmes. Me disait qu'il en pouvait plus, qu'il voulait s'enfuir, disparaître. Plusieurs fois je l'ai empêché de mettre fin à ses jours. Je ne considère pas le suicide comme un affront à Dieu. Mais je considère que chaque personne doit vivre sa vie. Que toutes personnes sur cette terre méritent de vivre. Mais il ne restait jamais plus de trois jours. Et plus le temps passait, plus il venait, moins de temps il restait. Un jour, j'ai croisé la personne qui venait le récupérer. Et je pense sincèrement que toute personne mérite de vivre. Mais y'a parfois, l'humain en moi prend le dessus sur le croyant, et décide de faire des exceptions. Cet homme, c'est le Diable. Je sais bien qu'il y a probablement beaucoup d'autres personnes, bien pires que lui. Mais je me tiens éloigné d'eux alors je les connais pas. Je peux pas me tenir éloigner de lui.
Et il se trouve que,
trois ans plus tard, c'est toujours le cas.

Je réalise maintenant en écrivant que tu le connais peut-être, Liàn.

Nikita est mort il y a deux ans et demi maintenant. Je n'ai pas réussi à le sauver. Mais j'ai continué à lui envoyer des SMS. Et un jour, il y a deux ans, j'ai reçu une réponse. De ta part.

Et y'a cinq mois. J'ai revu Liàn. Il est venu chez moi, avec Ko sous le bras. Je pensais qu'il était mort. Mon petit frère. Je pensais qu'ils étaient tous morts. Mais il était là. Il était vivant. Il avait survécu. Sauf qu'il était maintenant avec le Diable. Et que celui ci m'a posé un ultimatum. Avec eux, une troisième personne. Une prostituée qui venait d'avoir un lien violent. Le deal était simple : mes pouvoirs de guérison contre la survie et le protection de mon petit frère. Un refus de ma part, une seule indisponibilité, et mon frère prendrait la place de ces prostitués battus, ou pire de ces travailleurs du sexe tués. Je n'ai pas pu dire non. Je n'avais pas le choix.
Depuis cinq mois, je n'ai plus le choix.

Je continue d'aller à l'église, à y animer des groupes de paroles. Mais c'est la première fois où je me rend compte que je devrais probablement faire parti des participants, et non du médiateur.
J'ai besoin d'aide, Sweet.
Et j'ai cette terrible impression que malgré la peur que ça m'engendre, tu es aujourd'hui la seule personne capable de me sortir de ça. De me sortir de ses griffes, à Liàn. La seule personne capable de me faire redevenir qui j'étais avant qu'il débarque dans ma vie, le Diable.
J'ai peur que tu sois déçu, j'ai peur qu'on se déçoive mutuellement. Alors je garde le secret. Et je le garderai dans l'espoir qu'un jour on se rencontre. Que tu puisses me sauver alors, ce jour là.

Bien à toi,
pour toujours,
Angel.