Coussins bien calés dans le dos, plaid sur les genoux, confiseries à côté de lui et enfin, télécommande en main, pointé inlassablement vers l'écran de télévision dans le vain espoir de trouver un film pour se distraire. Mais les chaînes défilent, verdict négatif impitoyable après une minute maximum, rictus de mépris qui commence à s'étaler sur des lèvres fermement serrées.

S'il avait su, il serait sorti.

Un téléfilm mièvre mis quelques instants. C'est drôle, dans les films, c'est toujours la même chose. Un homme et une femme s'aiment très très fort. Coup de foudre qui finit en coup de foutre et boum, quelques minutes plus tard, elle donne la vie à un marmot qui a rien demandé à personne. Mais ça va, parce qu'ils s'aiment, qu'ils seront là pour lui, qu'ils surmonteront toutes les épreuves.

Konstantin se demande vaguement si c'est ce que son frère aîné a ressenti, les premières années de sa vie, avant l'arrivée du cadet. Sauf que Petrus, dans toute sa classe, lui bousillera 30 minutes de coiffure en lui frottant la tête tout en lui assurant que non, Maman, à l'époque, elle craignait déjà.

Parce que leur vie à eux, c'est pas le film de l'après-midi.

Il y avait bien eu un homme et une femme, qui s'étaient sans doute aimer, à un moment donné. Pas de mariage, premier scandale. Premier gamin, deuxième scandale. Cela devait plus ou moins fonctionner, puisque l'homme était resté. Deuxième gamin, grand départ. Il n'en garde aucun souvenir, Konstantin. Il n'a aucune idée de ce à quoi ressemble le géniteur, les photos disparues et les souvenirs ne remontant pas à si loin. Parfois, il aimerait faire semblant, évoquer la douceur d'une main, l'ombre d'une barbe. Mais ça serait mentir. Tout ce qu'il peut faire, c'est se regarder dans un miroir et supposer que les traits qui ne ressemblent pas à sa mère sont à l'autre.

Mais ce n'est pas trop grave, si ? Après tout, beaucoup de familles sont dysfonctionnelles. Et puis il avait de la chance, quand même : il a Petrus.

Ils auraient pu se détester. Ils auraient dû, même, se détester. L'aîné en vouloir à l'enfant de la chute familiale. Et pourtant... Il rigolerait bien, en disant que de toute façon, personne pouvait résister à sa gueule d'ange. Mais surtout, c'est son coeur qui se relaxe quand il réalise que le scénario catastrophe a été évité. Kostia et Petrus, Petrus et Kostia. Une longue histoire de frangins inséparables.

Père parti, mère dans la tourmente de ses désespoirs, tout était prétexte pour que cela finisse mal. Mais Petrus prend les choses en main et offre une vie relativement paisible à l'enfant. Il a pas à se plaindre : il a un toit, de la nourriture et tout ce qu'il veut. Un compagnon de jeu, aussi, dès qu'il le réclame.

Collège, lycée. Tout sourit à Konstantin. Il ne se doute pas à quel point Petrus rame, derrière, pour pouvoir lui assurer une éducation. C'est pour ça qu'il rejoint la Bratva. Comme une promesse d'avenir sur fond de violence. Et comme n'importe quel gamin bercé d'illusions, mettant son frère sur un piédestal, Konstantin fait des pieds et des mains pour lui aussi rejoindre les rangs. Parce que lui aussi, veut avoir une place dans la société. Et puis, parce qu'il veut suivre les traces de Petrus.

L'Université l'attend. Une école de commerce financée - on verra pour le remboursement en temps et en heure - grâce aux activités communes dans la mafia. Tel un requin charmant, il s'y fait rapidement une bonne place, un étudiant à ne pas rater. Il tisse sa toile, Konstantin, se crée son réseau. C'est l'occasion de commencer à grandir. Chaque jour, il fait le trajet pour revenir à l'appartement minable qu'ils ont trouvé dès qu'ils ont pu s'échapper de la mère. Chaque jour, il retrouve son unique famille. Et ça lui plait bien, comme vie.

Et puis, enfin le plotwist qui bouleverse un peu le scénario.

16 Aout 2018. Parfois, il aurait presque envie de fêter la date, qui sonne comme un second anniversaire. Parce que la veille, il était seul dans ce corps et désormais, il est deux. Un. Deux. Il s'y perd, entre ses propres souvenirs et ceux de steppes russes qu'il n'a jamais foulé. C'est une évidence sans l'être, tellement ils se ressemblent. Un. Ils sont un, désormais, indistinct. Goût de mort parfois dans l'âme, comme s'il l'avait vécu, ce qui l'angoisse et lui fait chercher les remèdes de grand-mère sur Google. Pas une nouvelle fois, dit celui qui ne l'a jamais vécu.

Après divers petits contrats dans sa branche, début 2019, une place s'ouvre à la mairie. Konstantin obtient le job, sans difficultés. Ce qui s'annonce comme une bonne occassion le fait désormais un peu grincer des dents. Allez gérer la communication d'une ville en perdition, la mort d'un maire, l'arrivée du nouveau qui en a rien à foutre, de l'opinion public. Mais il ne se plaint pas. Il est bien placé, désormais, position utile pour les siens.

Enfin, la porte claque, coupant court à ses souvenirs. « Mais t'étais passé où, sérieux ? T'aurais pu prévenir. » Enfin, le retour du frère. Enfin, la fin de la solitude. « Mais... C'est ma veste ? Sérieux, t'abuses, elle te va même pas. » Coup d'oeil qui englobe la silhouette mal rhabillé. Sourire qui fane sur les lèvres. L'autre était parti se payer du bon temps sans même avoir eu la décence de prévenir Kostia de son arrivée tardive. « J'espère que tu l'as pas salie, c'est chiant d'essayer d'enlever les tâches sur ce tissu. »