Vide.

Cet appartement est beaucoup trop vide. En ce jour, à cette heure, Konstantin y est seul. Et cela ne lui plaît guère. Pas un mot, pas un texto. Juste les restes d'un petit déjeuner abandonné dans l'évier de la cuisine, un blouson disparu avant même le réveil pourtant matinal du cadet. Il ne sait pas où est son frère, ni quand ce dernier compte rentrer. Jamais ? Allons donc, Kostia, ressaisis-toi. Ça ne fait qu'une heure, après tout.

Les 60 m² qu'ils se partagent depuis maintenant quelques années ne lui ont jamais parus aussi grands : il a presque l'impression de louer un penthouse de 120 m² en plein centre d'Arcadia. C'est à croire qu'ils ont oublié de le meubler, cet appartement. Ou qu'on est venus leur en piquer pendant la nuit. A-t-il toujours été aussi désespérément vide ? Pas un bruit, pas un cri, pas un rire. Un silence pesant. Pas une chaise qui racle le seul, pas un seul son venant du téléviseur. Rien. Vide.

Il grogne, le slave. Il tourne en rond. Il pourrait sortir, prendre l'air, voir des amis ou juste se poser dans un café bondé pour apprécier les clameurs environnantes. Mais non, il fallait que Petrus sorte sans prévenir. Et sans ses clés. Ça lui aurait appris, pourtant, à ne pas les oublier de se retrouver enfermé dehors.

Mais Konstantin n'est pas comme cela avec son frère. Alors, il l'attend, livre à moitié abandonné sur un accoudoir, nuées de vinyles étalés sur le sol. Rien ne le retient, rien ne ne l'intéresse. Il se sent juste seul, abandonné de tous, exclu de la société. Il avait envoyé quelques messages à Sophia pour lui proposer de venir mais la jeune femme devait certainement être en train d'apprendre à des petites vieilles comment ouvrir leurs chakras ou rester souples.

Finalement, il s'échoue dans le canapé, tête posée avec inconfort sur l'accoudoir, dernier Vogue à la main. Il le feuillette distraitement, se demandant s'il parviendrait à convaincre quelqu'un, n'importe qui, à la Mairie de prévoir un budget Chemises pour le Maire. Les chemises unies bon marché, Konstantin n'en peut plus. Un peu de classe et de style, bon sens. Comment voulez-vous qu'on aide de telles personnes, dépourvues de goûts, à bien communiquer ?

Un bruit se faire entendre à la porte. Il se redresse promptement, magazine toujours à la main. « Pe ? So ? T'as encore oublié tes - T'es qui, toi ? » Il fronce les sourcils devant la minuscule silhouette, alourdie par ce manteau d'homme. C'est qui, celle-là ? C'est pas Sophia. Il ne la connaît pas, celle-là. Il tente de se remémorer, voir si cela pourrait être une voisine un peu enivrée mais il est sûr de ne jamais l'avoir croisé dans la cage d'escalier.

Et puis, elle lui montre Petrus. « Non. » Le ton devient plus sec. Ça ne lui plaît pas, cette histoire. Comment avait-elle eu leur adresse ? Il sait que son frère n'est pas du genre à la donner, pour justement éviter que ces embrassades d'un soir ne reviennent en colère. « Qu'est ce que tu lui veux, d'abord ? » Il siffle, dérangé dans sa solitude maladive.

Et puis, il revient sur ce manteau d'homme. Il n'appartient clairement pas à Petrus. Il est de trop bonne qualité. Son frère aurait ricané devant la somme que devait coûter une telle pièce, déclarant comme crétin quiconque claquerait une somme pareille dans un bout de tissu. Konstantin, en bref. Celui de son mec ? Trouvé en friperie ? Puis pourquoi une femme se cacherait dans un manteau aussi grand ?

Oh.

Un soupir long comme un fleuve sans fin franchit ses lèvres et emplit la pièce. Sérieusement. « Si c'est pour une pension alimentaire, tu peux rentrer chez toi. Il a pas de fric.» Du moins, pas assez. Et il est hors de question que le chargé de communication la paie à sa place. C'est pas son problème. C'est pas à lui de faire attention pour deux.

Sans prendre la peine de la raccompagner à la porte, il se vautre à nouveau dans le canapé et recommence à feuilleter son magazine.

Elle tâchait de ne pas trembler. Aux toutes premières semaines de sa résurrection cela était devenu comme un réflexe pour Hedda : garder le contrôle de ce corps jusqu'à son paroxysme pour ne pas qu'il s'effondre en miettes et elle avec.
Ne pas trembler quand on croisait son chemin, ne pas trembler quand on lui adressait la parole, ne pas trembler pour les bruits et les ombres...
Et puis sans avoir oublié la peur, Hedda avait compris que certaines personnes étaient incapables de vous faire trembler de douleur ou du souvenir de celle-ci. Qu'au contraire, un homme pouvait lui inspirer le même calme que ce que son esprit essayait de retrouver.
Elle n'avait évidemment pas les mots pour le raconter, l'expliquer et le jeune homme face à elle ne semblait pas assez bon public de toutes manières.

La valkyrie le suivie simplement du regard se jeter sur son canapé à nouveau. Elle même n'était qu'une silhouette immobile, proche tout autant de la statue que de quelque chose d'ineffable. Lui aussi pensait donc qu'Hedda l'avait “voulu”.
Non.
Le manteau d'Eskel était sa cuirasse de Valkyrie. Ne pas trembler.

”Cet homme est un meurtrier”

Un meurtrier, et autre chose aussi. A Arcadia, la vie d'un autre être humain possédait peu de valeurs cependant, aussi Hedda savait que sa phrase ne possédait pas l'impact voulu. Les gens d'Ikaros n'étaient pas étrangers à certaines bassesses eux mêmes, du moins quelques uns (la pire bassesse d'Anatoli pouvant se résumer à se servir dans le frigo commun en faisant fi des étiquettes) Au fond, ce n'était pas grave de tuer un autre dans l'esprit d'Hedda, pas dans ce monde de monstres et de violences.
Ce qui était grave, c'était la tuer elle.
C'était ce qu'il s'est passé avant même le meurtre.

La gorge sèche, la jeune femme restait immobile. A ce garçon qui lisait un catalogue de mode, peut-être Hedda devrait-elle parler de sa jolie jupe à fleurs en lambeaux, de la blancheur du tissu devenu rouge de son sang à elle? Toutes les femmes apprenaient cela au moment de la puberté : enlever le sang d'un tissu, c'était coûteux, c'était peu efficace.

”Il...” Les mots se bloquaient évidemment. Si Kostia levait la tête, il croiserait les grands yeux noirs de la jeune femme et le chagrin qui y brillait. Hedda retenait ses larmes le plus possible pourtant. Sauf qu'elles habitaient son regard...

”Il portait un manteau en poil de chameau, comme dans un vieux film en noir et blanc sauf que l'habit... c'était trop juste aux épaules pour lui, en fait il donnait l'impression de pouvoir le craquer au moindre mouvement. Et ses cheveux, ils puaient la laque. C'était l'année dernière...”

Est-ce que l'autre l'écoutait seulement, les larmes brouillaient la vision d'Hedda tandis que le barrage cédait.

”Une fille rentrait par le parc, il faisait bien plus doux que cette année et elle était en jupe Il l'a vu, lui ou un autre de ses amis en premier je ne sais pas... Ils l'ont d'abord sifflé et se sont approchés de plus en plus et la nuit commençait à tomber et...”

D'un geste rageur, Hedda tâcha de s'essuyer le visage. ”En fait il voulait pas la tuer, pas au début je pense. Sauf qu'après s'être amusé avec, lui, ses amis, il fallait empêcher qu'elle aille tout raconter à la police je suppose? Alors elle est morte. Il a de la force, ton ami. Il tenait la branche de l'arbre et il frappait encore et encore et ça brisait des os alors même que ce n'est pas si simple que dans les films et...”

La voix s'emplissait de rage au fur et à mesure. Parce qu'aucun mot de la jeune fille ne parvenait à bien traduire toute la terreur et la souffrance de ses derniers instants. ”J'ai tout vu. Alors, c'est toujours ton pote?Q ue je sache si je dois me venger de toi aussi...”