Les semaines, les mois avaient beau passer, elle avait beau mettre de plus en plus d’effectifs sur l’affaire, les informations lui parvenant étaient toujours plus floues. Connaissait-on ses méthodes ? La personne étant derrière l’explosion était-elle un de ses proches ? Lèvres pincées, elle passa en revue tout individu ayant une quelconque raison de faire tomber ce pont. Que ce soit des raisons économiques ou tout simplement une vengeance à accomplir. Les noms tombaient, furent investigués, sans jamais rien trouver. Après deux mois, elle se rendait compte qu’elle n’avait pas bougé d’un seul mètre. Toujours là, toujours au même endroit, malgré tous les moyens qu’elle déployait. Aura n’était pas habituée à l’échec de ses réseaux d’informations. Comme si elle avait loupé un élément clef. Qu’avait-elle refusé de voir ? Quelle personne était derrière tout cela ? Quelle puissance pouvait outrepasser ce qu’elle avait mis une décennie à construire ?

Elle jeta un coup d’œil par la fenêtre. Peut-être s’était-elle trop laissé enfermer dans ses pensées, dans un plan trop carré. Il est vrai qu’elle était facile à comprendre une fois qu’on l’avait cernée. C’était d’ailleurs pour cela que l’italienne refusait qu’on l’approche, qu’on s’attache à elle. Ses plans étaient logiques, cohérents, faisant fi de tout sentiment et toute émotion. Elle avait beau en prévoir de multiples pour chaque événement, ils n’en restaient pas moins faillibles, pour peu qu’on se mette à sa place. Il serait temps de rajouter de l’imprévisible dedans. Néanmoins, qu’est-ce que serait imprévisible ? A part aller voir la police, et encore, elle savait qu’ils n’avaient pas plus d’informations qu’elle. Tout le monde patinait, les tensions se prolongeaient, s’accentuaient même… Quoi qu’elle fasse, quoi que ce soit les idées qui lui traversaient, aucune ne semblait lui offrir un final tel qu’elle espérait. Enfin, pourquoi se prenait-elle la tête ? La Camorra n’était pas impliquée, la mafia avait même signé un partenariat avec le Royaume concernant le nectar. L’alcool allait être écoulé par les italiens, produit par les irlandais, de quoi recréer des liens qui s’étaient dissous au fur et à mesure des années. Elle n’avait qu’à relâcher l’enquête qu’elle menait en sous-marin…

Sauf qu’elle se savait impliquée. L’approche de cette explosion lui ressemblait trop. Pour un peu, cela pourrait lui retomber dessus. Elle était parvenue d’ailleurs à retrouver une ou deux personnes impliquées dans l’affaire. Morts. Ils avaient donc reçu l’ordre de le faire, et avaient péri pour couvrir les traces du commanditaire. Tout était si bien organisé, ce n’était pas si étrange qu’elle ne trouve rien. Mais cela ne pouvait pas durer.

Elle attrapa un manteau, l’enfila avant de quitter le manoir. Une vague idée venait de lui traverser l’esprit. Aura n’était pas certaine qu’elle lui apporte beaucoup, mais ça sortirait de ses réseaux habituels. Et, comme elle l’avait promis à Clemens, elle ne se mettrait pas en danger en agissait de la sorte. Enfin, ça ne le rassurerait pas et il stressait toujours dès qu’elle mettait un pied dehors, néanmoins, il fallait bien mettre quelqu’un sur cette affaire. Et le nom de la personne parfaite venait de lui apparaître. Pas sûr que sa victime apprécie réellement sa venue, mais Aura s’y était habituée à la haine, au mépris ambiant.

Retrouver Little Italy la laissa de marbre. L’immeuble à son nom était toujours présent dans l’une des rues du quartier, tout comme l’hôtel hérité de sa cousine, cependant, aucun des deux ne l’intéressait en cette douce journée d’Octobre. Elle poussa la porte du salon de tatouage, celui que son très cher frère avait pris sous son aile. C’était bien lui qu’elle avait décidé de voir, bien que leur contact ait été très succinct ces dernières années. En réalité, ils n’avaient jamais réellement évoqué leur relation depuis qu’Aura avait appris la vérité. Parce qu’elle s’en moquait. Parce qu’elle en avait surtout voulu à Augustin, de l’avoir autant manipulée, puis d’être mort par sa propre bêtise. Au moins, elle avait pu se servir de ce décès de façon tout à fait opportune pour récupérer les bonnes grâces de Maximilio. Enfin, tout ça pour dire qu’elle n’avait rien contre lui ou Marcus. C’était juste… Vide quand elle les regardait. Ils n’étaient pas une famille, ils n’étaient que des connaissances dont elle se servait. Et l’inverse devait être vrai aussi. C’était la mafia après tout, il ne fallait pas trop en demander sur l’affectif… « Marcus ? » La voix porta. On l’avait déjà certainement prévenu de son arrivée s’il avait des employés. En tant que sous-boss, elle était repérée de loin, à son grand désespoir par moment. Enfin, quoi qu’il en soit, elle avait juste besoin de lui parler, et elle espérait qu’il soit présent pour ne pas avoir à retourner tout le quartier juste pour le trouver…  

Jamais Aura n’aurait cru mettre les pieds chez un tatoueur, encore moins chez un membre de sa famille. Même s’ils n’étaient rien de tel à y regarder de plus près… Les doigts s’étaient glissés dans les poches de sa veste, drapant sa silhouette d’une nonchalance qui ne trompait jamais ceux qui la connaissait. La sous-estimer était une erreur, quand bien même c’était elle qui sur-estimait souvent ses capacités. Qu’importait, l’italienne était toujours en vie aujourd’hui, malgré les peurs, les doutes, les interrogations et les plans foireux. Les personnes qu’elle avait côtoyées par le passé l’avaient souvent menée aux portes de la Mort et ce devait être la raison pour laquelle elle faisait désormais attention. Mourir n’était plus permis, et si elle se devait de chercher les informations, elle n’avait plus à tout sacrifier pour les obtenir. Alors peut-être qu’elle enverrait Marcus à l’abattoir, en lui demandant d’enquêter sur cette fameuse explosion. Mais entre lui et elle, elle avait déjà fait son choix. Et étonnamment, c’était sa survie qui avait le plus de poids dans la balance que la sienne.

Le visage n’affichait aucun sourire, aucune chaleur. Il était aussi vide qu’habituellement avec l’italien, avec sa famille. Il n’y avait que Clemens pour voir les iris s’illuminer quand elle discutait ou jouait. Les autres avaient le droit au masque, aux illusions dont elle se parait. « J’ai besoin de certains de tes talents. » Talents qu’elle pourrait posséder. Du moins en première pensée. En réalité, Aura avait fini par comprendre qu’elle n’attirerait jamais la confiance, les relations avec les autres comme lui. Si elle ne faisait pas peur, son côté trop discret, mystérieux, ne lui permettait pas de se lier avec les êtres humains. Marcus se mêlait mieux à la population, à ces gens qui ne faisaient pas partie du monde de l’ombre. Dans l’esprit d’Aura en tout cas. Elle n’en avait jamais été capable. L’empathie, la compréhension de l’autre… Enfin, elle pouvait se faire des idées, mais c’était pour cela qu’elle s’était dirigée vers une carrière dans le droit, là où connaître les lois et les failles était plus intéressant que de se plonger dans l’artistique, la création de liens. Chacun son domaine.

« Il y a eu un attentat il y a plusieurs semaines. Le pont reliant Wild Island à la terre ferme a été détruit. Certaines rumeurs font état d’une attaque d’An Riocht sur les Enfants Terribles. » Rumeurs auxquelles Aura ne croyait pas, puisqu’elle avait ses propres doutes, et bien d’autres personnes responsables en tête. Elle posa ses fesses sur le rebord d’une table. Tout était si bien organisé qu’elle ne pouvait croire ce que chacun disait. « Néanmoins, aucune preuve ne tend dans cette direction. » Même les personnes impliquées semblaient disparaître du jour au lendemain. « J’ai besoin que tu cherches de ton côté des informations à ce sujet. Je suis désormais trop étiquetée et reconnue pour pouvoir en trouver. » C’était un peu la rançon de la gloire. A cause d’Alcide, elle avait dû passer de l’ombre à la lumière en tant qu’avocate. Elle qui avait passé des années à parfaire son rôle de fantôme même pour son propre camp se retrouvait à présent avec bien trop de pouvoir entre les mains. Elle n’en voulait pas, l’avait déjà fui par le passé. Evidemment, elle avait été éduquée pour être capable de le tenir et de l’utiliser, mais dans un monde aussi politique et misogyne que celui de la mafia, Aura n’avait pas grand intérêt à avoir une place de chef. De toute façon, les gens ne l’accepteraient pas.

Les iris détaillèrent les environs, s’attardèrent sur le lieu, bien plus petit que ce qu’elle avait l’habitude de visiter. Maintenant, elle se promenait au sein d’un hôtel renommé, à cause de Gisella. Propulsée à un rang social qui ne lui seyait pas, elle remarquait jour après jour la grandeur qui entourait sa prédécesseure… « Ton installation à Arcadia se passe bien ? » De quoi faire la conversation sur ces derniers mois d’un côté, tout comme de le cerner. Aura n’avait pas besoin d’une quelconque instabilité autour d’elle, encore moins maintenant qu’elle n’était plus seule. Et si Hécate avait apprécié retrouver Cerbère, l’italienne avait été un peu plus méfiante. Elle avait appris, parfois à ses dépens, que les monstres, tout comme les héros ou même les divinités, pouvaient perdre leur esprit dans le processus de réincarnation...