Il avait presque oublié ses mots, Sora. Presque. Et aujourd’hui pourtant ils résonnent dans sa tête comme une main tendue. Ils résonnent et l’espoir essaye vainement de s’infiltrer dans son cœur barbelé. Créature délicate qui erre dans un quartier où il n’a aucun passe-droit, il attire les regards, il attire les murmures et messes-basses. Il n’a rien à faire ici. Il le sait bien. Et pourtant lorsqu’il s’arrête dans le quartier délicieusement italien, il n’a qu’une question aux lèvres. Il veut trouver Aura. Regards perturbés, presque trop scrutateurs. On le juge sur son apparence, on le juge sur sa tenue, sur sa prestance et beaucoup haussent les épaules. Il s’est renseigné. Sans rien dire à Akio, sa main pourtant bandée comme un rappel évident de la scission qu’il y a eu en lui. Il s’est renseigné, sur elle. Aura. Aura Sciarra, elle fait partie de la Nuova Camorra. Elle fait partie de la mafia. Ceux qui ont le plus le droit de porter le titre. Famille italiano-américaine, Arcadia leur territoire depuis toujours ou presque. Mais le détail qui fait que Sora n’a pas pu l’oublier n’est pas dans sa Famille, dans son nom, ou ses activités. Non. Il est dans la connaissance qu’elle a. Elle sait ce qu’il est. Elle sait ce qu’est ce monstre dévorant dans ses veines, dans ses entrailles. Elle sait. Et c’était sur son territoire qu’il venait chercher ses réponses. Pas aérien, léger. Comme s’il n’était pas au bord du gouffre. Comme si son état mental n’était pas sur le fil du rasoir. Comme s’il ne pensait pas à mettre fin à ses jours. Pas aérien, et la tête haute. Comme s’il ne se vendait pas à certains d’entre eux. Comme s’il n’avait pas été à leur bras un jour ou l’autre. Délicate friandise qu’on rêve de dévorer, de briser. Il s’est habillé sobrement pour une fois. Jean un peu trop serré, pull trop long, trop ample, mais griffé. Les cadeaux des clients ont du bon, ça lui évite de s’humilier un minimum. Et il continue de demander Sora. Jusqu’à ce qu’on lui indique Ciao Roma. Le grand hôtel du quartier. Le dos qui se redresse un peu plus, il essaye de ne pas trembler quand il passe les portes. Il essaye de ne pas montrer son inquiétude. Mais il sent les regards, il sent qu’il n’est pas le bienvenue. Créature des bas-fonds dans la lumière ? Ce n’est pas un conte de fée. Pas délicat, il essaye de se faire invisible jusque la réception. Jusqu’à ce qu’il ait l’attention de la personne derrière le grand comptoir. « Vorrei vedere Aura Sciarra, per favore. » Les mots d’italiens sont fragiles entre ses lèvres, presque autant que sa détermination vacillante. Mais il lui faut des réponses. Un espoir aussi … Si elle en a un entre ses mains, rouge, rouge, rouges de sang.

La situation s’était calmée, le soufflet était retombé dans les semaines ayant suivi l’attentat. Pour autant, chacun continuait de regarder par-dessus son épaule, de vérifier qu’aucun ennemi ne s’y trouvait. La confiance n’était plus, n’avait jamais été. Les Obscuri avaient prouvé à de nombreuses reprises qu’ils savaient où frapper, et comment s’enfuir. A quel point étaient-ils impliqués dans les histoires de mafias ? Certains étaient-ils à la Camorra ?

Aura espérait que non, pour sa réputation, pour les heures passées à observer, détailler les membres de cette organisation qu’elle dirigerait presque à n’en pas douter. Aucune aura ne l’avait attirée, intriguée. Tout était trop calme au sein des italiens, néanmoins, les contrôles au sein du quartier avaient été renforcés. Plus personne n’entrait ou ne sortait sans avoir vu son identité vérifiée par des soldats. Sauf les hauts-gradés, parce que la plupart refusait de suivre les ordres qu’ils donnaient eux-mêmes. Le comble. Leurs réactions avaient fait sourire l’avocate par le passé, aujourd’hui, pour une raison absolument mystérieuse, elles l’agaçaient. Après, ces mêmes personnes s’étonneraient que leurs sous-fifres ne les respectaient plus, mais comment voulez-vous respecter quelqu’un qui se pense au-dessus des règles qu’il édicte ? C’était ce qui se passait déjà en politique, il serait peut-être temps que les gradés s’achètent un cerveau au prochain black Friday…

Dans un soupir, elle posa les doigts sur son ventre. Les mots de Clem résonnaient toujours, tout comme l’inquiétude dont il faisait preuve à son égard. Evidemment, il avait peur pour sa vie à elle mais aussi pour celle de l’enfant, avec les activités quelque peu dangereuses de l’italienne. Et Aura avait le plus grand mal à comprendre pourquoi il pensait de la sorte. Après tout, elle ne pourrait pas mourir pour si peu, non ? Pareil pour celle qui partageait désormais sa vie pour les prochains mois. En parlant de ça… Elle se leva de sa chaise, glissa jusqu’au miroir que Gisela avait installé lorsqu’elle était encore à la tête de l’hôtel. Les formes ne prenaient pas sur son corps, malgré les mois qui avaient défilé depuis l’annonce. Certes, elle n’était plus aussi svelte, mais bien trop peu de kilos s’affichaient sur sa silhouette. Au moins, personne ne remarquait les changements et en profitait pour la charrier…

Deux coups sur la porte la firent quitter sa contemplation. « Entrez. » Un soldat se dévoila, dos droit, bras le long du corps. Un nouveau certainement, ou quelqu’un qui accordait un peu trop d’importance aux rumeurs. « Un asiatico sta andando da questa parte. » L’italien roulait sur la langue de l’homme, tout comme les préjugés. Aura leva les yeux au ciel, tout en se rappelant que la mafia était principalement composée d’hommes caucasiens. Un geste de la main et le soldat disparut dans les couloirs de l’hôtel. Elle mit plusieurs minutes avant de le suivre, estimant que le temps pour l’inconnu de s’approcher des rues adjacentes à l’hôtel était de cet ordre-là. Little did she know, il venait directement la voir elle au cœur de son domaine…

D’un côté, heureusement qu’elle avait attendu, cela lui permit d’être aux premières loges pour l’arrivée de Blue. Et le comportement du réceptionniste, son refus total de l’appeler. Alors effectivement, Aura n’aimait pas être dérangée. Néanmoins, peu de personnes souhaitaient lui parler en personne, et elle n’avait jamais refusé qu’on lui transmette ces personnes. Pourquoi diable le réceptionniste avait-il cru pouvoir agir ainsi ? Surtout qu’un client restait un client.

« Sono qui. » La voix résonna, attirant quelques regards sur sa silhouette. Si discrète Aura, que les pas n’attiraient même pas l’attention. Qu’importait. Ses iris grisâtres se posèrent sur l’homme, entouré de cette aura toujours aussi caractéristique. Il était venu finalement. Pour des réponses, pour des connaissances, car la divinité au fond de lui avait fini par le dévorer. C’était souvent le cas pour ceux qui n’avaient pas eu l’opportunité d’évoluer dans une telle famille. « Blue. I’m glad you decided to come. » L’anglais reprit sa place dans l’atmosphère, vu qu’elle ne connaissait pas son aisance en italien. Autant ne pas prolonger la difficulté, surtout qu’Aura était connue pour parler vite dans sa langue maternelle. Trop vite. « I think it will be better to speak in my office. » Elle l’invita, dans un geste, à la suivre. « If you want. » En fonction de la raison qui le poussait à se tenir au cœur même de la Camorra en ce jour…

Présence non désirée et l’esprit qui vacille sur ce fil d’Ariadne tendu devant lui. Vivacité morcelée et la raison qui a émis la seule conclusion à cette tragédie annoncée. Il ne s’en sortira pas seul. Il lui faudra de nouveau s’abaisser, courber l’échine devant un nouveau pouvoir. Et il a le cœur agité, battements disharmoniques, tandis qu’il avance en territoire ennemi. Nuits et jours n’ont pas le même rapport de force. Et si certains ont cherché du bon temps dans ses draps, maintenant les regards sont durs, aussi froids que la pierre. Différence marquée, les traits trop fins, trop racés pour ce quartier d’occident. Si New-Kabukicho offre un certain réconfort dans l’appartenance, le quartier de Little Italy, l’étouffe de son inimité. Le chemin est difficile à avoir, mais il n’est pas garçon à renoncer. Sora qui refuse de faire demi-tour comme certains lui engagent. Sora qui s’évertue et garde la tête haute. Comme s’ils valaient plus que lui. Comme si … Oui sans doute. Non. Stop. Valeur marchande sûre, il n’est pas sûr du poids, du prix de son humanité. Ciao Roma devant les yeux, les pas qui se figent devant le bâtiment. Respiration haché, il sait qu’il veut la voir, mais quitter une mafia pour un autre n’importe nulle consolation à son esprit. Le cœur tout autant troublé de la réaction à venir d’Akio. Sujet sombre entre eux, le Kyosei-kai qui a été leur lien comme leur mésentente. Souffle. Le cœur emballé qu’il essaye de calmer, les doigts qui triture les manches de son pull trop long, trop grand. Cashmere doux qui lui donne un minimum de prestance. Mais l’illusion est bancale et les regards vers lui sans appel. Sora qui demande pourtant. Italien fragile, mais la supplique certaine. Il a besoin de voir Aura. Il a besoin de savoir. De comprendre. Et si ses mains carmin de sang ne peuvent pas lui offrir d’espoir, alors tant pis mais … Il a besoin de savoir. Et quand on lui refuse, il réitère, s’indigne, des pourquoi dans cette langue étrangère. Désespoir qui agite ses veines, et il ne sent même pas ses ongles qui s’abiment contre le comptoir de la réception. Il ne peut pas le sentir après tout. « Perché non posso? » La voix est délicate secouée de sanglots retenus. L’idée qu’on lui ravit son espoir comme un coup au cœur. Il ne veut pas mourir, il ne veut … Voix féminine comme un coup de fouet et Sora qui se retourne vers la jeune femme. Elle n’a pas beaucoup changé depuis la dernière fois … Juste … Ah. Elle attend un enfant. Sourire fragile et le jeune homme qui incline la tête devant elle. Son bureau proposé comme une option de tranquillité, et il acquiesce, la voix encore trop secouée pour être une alliée fidèle. Et lorsque les portes se referment derrière eux, c’est sans surprise de son côté, qu’il se laisse tomber à genoux. Éducation qu’il tient de son père, et le front qui ne tarde pas à toucher le sol. Signe de respect le plus haut. Signe de soumission aussi. « Can … Can you save me please? » De ce monstre. De cette divinité ignoble là, au fond de ses entrailles, qui le ronge, le dévore. Qu’elle lui donne un moyen de se sauver … Pitié. Parce que sa main sera sans pitié si la seule solution qu’il lui reste est de s’arracher le cœur. Pardon Akio.