A Penny For Your Thoughts

Il est cette heure de la journée où les clients affluent. Où les visites et les commandes s’enchaînent. Où l’Émeraude s’épuise à vue d’oeil de sa marchandise, et où l’énergie débordante des employés décline au rythme de la course du soleil. Elle est là, la montée d’adrénaline habituelle qui se loge au creux de l’abdomen et qui la porte jusqu’au soir durant. Elle débute avec les acheteurs indécis, déçus, grognons ou impatients. Elle se poursuit avec la poigne qui tient bon et résout les litiges, jusqu’à effacer les erreurs et les mécontentements.
Là est son rôle tout récent de chef d’entreprise. Désespérément seule pour gérer les crises en dépit des soutiens qui l’aident à faire tourner le magasin. Désespérément seule car elle est responsable et qu’il lui est difficile de lâcher prise. Sauf peut-être quand c’est elle qui prend les rênes et dirige.

« Ca va ? Tu as une mine affreuse ». Sans la voir elle devine son désir de taquiner et son sourire mutin. La Nymphe, aux talents multiples et à l’humeur en dents de scie. « Prends une pause. Bois un café ». Son employée la plus fidèle. La plus amie. La confiance tissée au gré des années et des épreuves, une relation stable et durable en dépit du fort caractère de celle-ci. « Les fleurs du mariage sont parties. Je prends le relai ».
Et elle regarde la sylphe s’éloigner en prenant soin de harponner au passage un client qui l’aurait abordée sinon. Elle se demande alors ce qu’elle ferait sans elle, la Nymphe. Des épaules frêles en apparence mais solides. Un tempérament de feu pour une créature terrestre et un bagou hors du commun.

Louvoyant entre les plantes et les personnes, la patronne suit le conseil et se faufile jusqu’à l’arrière-boutique. La salle des employés l’accueille dans un silence qui lui a manqué. Les yeux se ferment et le crâne vient s’appuyer contre le battant tout juste refermé. Le vide se fait. Rien qu’un instant. Quelques secondes, qui se muent en minutes étirées. Les doigts plongés dans la crinière de feu viennent effleurer les tempes douloureuses. Elle s’efforce de ne rien penser mais l’exercice est difficile. Elle n’a besoin que d’un moment. Un moment pour souffler, recharger les batteries. Et repartir de plus belle, jusqu’à la nuit tombée.


« Aislinn ? » Ce sont d’abord les coups dont on repeint la porte qui la font sursauter. Elle reconnaît la voix d’un autre subalterne dont elle est plutôt proche. Un peu trop à dire vrai.
Elle se pousse et lui ouvre. Il entre, le regard inquiet et la mine renfrognée. « Il y a un type un peu bizarre qui attend dehors. Ca va faire plus d’une heure qu’il est là, il paraît. Il fait peur aux clients, je crois ». Voilà bien autre chose. Nouvelle peu réjouissante aux échos alarmants pour celle qui ne vend pas seulement des plantes et des remèdes phytothérapeutiques.

Le corps entier de la quarantenaire se tend. Une main passée derrière sa nuque trahit le degré de nervosité qui la mord subitement. Qui ? Les élucubrations vont bon train tandis qu’elle se remémore toutes ses négociations passées. Les candidats s’égrainent de même que les raisons dans son esprit hyperactif. « Il est brun, ni petit ni très grand, la moustache et la barbe… et c’est pas McNamara ». Et pourtant elle aurait préféré. Mais la description que le prophète en fait ne lui est d’aucune utilité. Il pourrait tout aussi bien s’agir d’un inconnu choisi pour régler le problème qu’elle représente à elle seule.

« Il a pas l’air d’un rigolo ». « J’arrive. Retourne à la caisse, je m’occupe de lui ». Et elle lui emboîte le pas, la chevelure grossièrement repeignée, l’anxiété habilement masquée sous ses airs de diva prête à tout affronter.

Le rythme est soutenu, la démarche assurée. Elle se fraye un chemin parmi quelques curieux rassemblés qui observent eux aussi l’inconnu mystérieux. De dos d’abord, elle ne sait le reconnaître. Sa progression est ralentie tandis qu’elle cherche à l’inspecter à travers les vitrines, jusqu’à ce qu’enfin il virevolte de côté. Le palpitant s’affole et rate un battement à la vue du profil.

Lui. Un gamin du Royaume. Un gamin de son âge à présent. Et un sujet loyal. Pas revu depuis plus de dix ans en faisant le calcul. Pour des raisons qu’elle ignore, il est planté sur le perron et cela ne lui indique rien de bon. Elle craint le pire. Qu’il soit là non pas pour elle mais pour Saoirse. Car après tout la famille a bien envoyé quelques uns de ses fidèles pour traiter avec elle, bien qu’elle ait précisé maintes fois ne vouloir négocier qu’avec Ned.

Elle se sent prise au piège quand ses prunelles obsidiennes rencontrent leurs opposées azuréennes. Vue et reconnue, Siobhán Kearney, la fuite n’est plus envisageable. Elle se dirige alors vers la porte d’entrée et pose sa main gracile sur la poignée d’argent. Le vent s’engouffre par l’ouverture qui se déploie à mesure qu’elle s’efface de son antre pour rejoindre l’inconnu devenu vieille connaissance. La mâchoire se desserre et les lèvres s’entrouvrent ; son prénom s’en extirpe comme un coup de poignard.

« Kylar ? »  

Le silence qui s’ensuit est pesant. Ils se contemplent juste, curieux l’un et l’autre, elle probablement méfiante. Mais les années lui reviennent en mémoire à mesure qu’elle attend, qu’elle compare celui qu’il est devenu avec celui qu’il était. Un jeune homme du Royaume en difficulté, affecté certainement par l’éveil soudain de son incarnation. Ses parents l’avaient mandatée pour quelques cours du soir. Elle n’était pas bien plus vieille, mais quatre années d’écart et son assiduitée avaient suffit à les convaincre qu’elle était la mieux placée. Et Kylar, l’élève à redresser, avait fini par progresser une fois l’adolescent fermé apprivoisé, la passion des livres et des mots partagée. Elle s’était montrée ferme et patiente. Assurément pédagogue, un talent qu’elle ne se soupçonnait pas elle-même. Et en dépit des réticences, de ses moments de doute et d’abandon, elle avait toujours su le tirer vers le haut. A force de douceur, parfois d’autorité, et surtout d'opiniâtreté. En quelque sorte, elle l’avait réparé lui aussi, sans trop en avoir conscience.

Enfin, il ouvre la bouche pour répondre. Elle note une entrée en matière un peu brute, semblable à la sienne, du reste. Mais fidèle à l’image qu’elle a gardé de lui.

Elle se souvient de ce trait tout particulier, celui dont elle n’a jamais ri, celui qu’elle n’a jamais jugé. Contrairement à d’autres. Elle se rappelle des mots qui s’entrechoquent entre les lippes, de syllabes qui s’invitent, des phrases interminables qu’il s’évertue à prononcer. Et elle constate aussi que malgré les efforts, il a régressé, car au moment de se quitter sa diction était presque parfaite. Entraînée par ses soins et sans relâche, peut-être motivée par les encouragements vivaces du professeur improvisé.
A vrai dire, elle parvient même à se remémorer les signes d’un stress grandissant, la lueur dans ses pupilles et l’oeillade inquiète en direction du public malaisant. Ca la pousse à se tourner, à chasser tout ce peuple agglutiné d’un revers de la main rassurant, et derrière la vitrine, le prophète fait le reste, dispersant les curieux aux quatre coins du magasin. Elle ne risque rien et eux non plus, du moins veut-elle s’efforcer de le croire.

A sa première affirmation, elle ne sait que lui dire. Il lui semble étonné, pourtant voilà déjà deux ans qu’elle foule de nouveau les pavés d’Arcadia. Malgré le changement de nom, marqueur d’un rejet plutôt que d’un souci de discrétion, elle n’avait jamais trop cherché à s’effacer. Et les membres d’An Riocht n’avaient pas mis longtemps à venir la trouver…  

« Depuis un moment... » Elle lui accorde un sourire sincère, même si les yeux restent méfiants. Et puis secoue lentement la tête, totalement prise au dépourvu. « Je ne peux pas quitter la boutique maintenant ». La question est un peu étrange, mais quoi de mieux pourtant pour renouer ? Difficile à admettre, car il y a rarement de la place pour la spontanéité dans sa vie actuelle. Peut-être que pour lui rien a changé. Pour elle depuis, de l’eau a coulé sous les ponts. La défiance, une nécessité, a fait de son existence un enfer. Heureusement pour lui, la bienséance finit par rattraper le coup.

« Mais je peux moi t’en offrir un ». A l’intérieur, quelques instants. Même si ça paraît fou. Et alors sans attendre, elle pivote en direction de la porte d’entrée. Ses doigts s’abattent sur la poignée, et l’ouverture se forme à peine. Elle l’interroge du regard, la moitié du corps déviée pour lui faire face. « Je n’ai pas beaucoup de temps ». Et c’est davantage une excuse qu’une façon de vouloir le presser.

« Entre ». Elle s’avance en premier, suspendue à ses lèvres, ou même à ses gestes, attendant de voir l’invitation consentie ou déclinée.