Le dossier prenait enfin fin.

Après des semaines à récupérer des informations, à enquêter sur les adversaires pour mieux détruire leur défense et sur le juge pour mieux l’amadouer, elle avait obtenu tous les éléments dont elle avait besoin pour gagner le procès. De toute façon, elle savait pertinemment qu’elle n’avait pas le droit à l’erreur au vu de la personne qu’elle défendait aujourd’hui. Un énième membre de la mafia, mais surtout une personne en sachant assez pour être un vrai souci en cas d’incarcération. Trop d’informations pouvaient fuiter si la Camorra ne gardait pas un œil sur lui, et c’était la seule raison pour laquelle Aura s’était retrouvée avec le dossier entre les mains. Dommage pour lui, il aurait été plus à l’abri derrière les barreaux… Car seule la Mort l’attendait une fois relâché. Peut-être était-il au courant, néanmoins, il n’avait fait aucun mouvement pour parer cette éventualité. Tant pis. L’italienne n’avait jamais eu le moindre souci à défendre une personne pour l’assassiner derrière. Ils n’auraient qu’à faire passer ceux-ci pour une vengeance des victimes ou de leurs familles. Dans un pays comme les Etats-Unis, le faire justice soi-même avait encore de beaux jours devant lui, avec l’accès quasi-illimité aux armes…

La robe donnait l’impression de la recouvrir telle une petite fille, mais les rares ayant tenté une remarque à Aura par le passé se sont rapidement tus. Dans le monde de la justice, se fier aux apparences était une erreur de débutant, qui pouvait coûter très chère. Puis depuis quelques mois, quelques années, elle était désormais reconnue comme celle ayant défendu Alcide Bellandi, celle l’ayant aidé à sortir de prison, bien que personne n’ait réellement eu de preuves sur son implication pour la suite. Les rumeurs allaient de bon train, augmentant sa réputation alors qu’elle s’en serait bien passée.

Heureusement pour elle, la journée débuta bien. Les nausées des derniers jours avaient disparu, grâce à l’intervention salvatrice de Clemens et elle avait accepté ce qui se déroulait désormais dans sa vie. Evidemment, être enceinte nécessitait quelques ajustements, mais aujourd’hui ne s’y prêtait pas. De toute façon, cela était invisible à l’œil nu, personne n’irait se poser des questions ou ne chercherait à l’attaquer sur ce postulat.

Pour le reste…

A la fin de la journée, elle avait pulvérisé la défense adverse, obtenu une délibération en son sens. Son client allait être remis en liberté, sans compromis. Chaque mot utilisé avait agacé, énervé, dégoûté l’autre partie, sans qu’elle ressente la moindre empathie. L’accusé était un tueur, à n’en pas douter. Néanmoins, Aura était certainement la pire entre lui et elle. Mais ça, c’était un secret, maintenu dans les ténèbres de son existence.

Elle avait à peine décoché un regard vers les policiers en charge de l’affaire, eux qui avaient monté un dossier en béton. Et si elle n’avait pas eu ses réseaux d’informations complètement illégaux pour y faire face et se jouer des preuves, son client aurait été derrière les barreaux à la fin de la journée. Dommage pour eux que la mafia ait demandé expressément à Aura de prendre en charge l’affaire. Et de faire sortir l’accusé coûte que coûte. Pour mieux le faire taire par la suite.

Cependant, elle aurait dû faire plus attention. Aux auras, aux noms qui se dessinaient sous ses yeux. Un jour, à force de sous-estimer les autres, elle se ferait fortement avoir. Voire tuer. Et au vu du contrat qui la liait à Clemens, il serait peut-être temps qu’elle fasse attention à elle et à la myriade d’ennemis qui se glissait dans son sillage. Pour ne pas le tuer par inadvertance. Pour ne pas la tuer non plus.

Les ténèbres de la nuit se glissèrent sur les environs, l’enveloppèrent. Un sourire aux lèvres, elle entreprit de se détendre dans cet environnement qui lui convenait à merveille. Sans lumière, Hécate comme Aura s’épanouissaient. L’une avec l’autre, puisqu’elles sont désormais devenues indissociables, partageant les souvenirs et leur vie actuelle. Cependant, la divinité était bien plus sur ses gardes que l’humaine ce soir-là. Et ce fut elle qui murmura dans le creux de l’oreille qu’on la suivait. Ou qu’on la surveillait. En tout cas, il y avait une tierce personne derrière elle, sans que l’italienne ne sache si celle-ci était ici pour elle ou juste par pur hasard. Sauf que le hasard n’existait pas lorsqu’on faisait partie d’une mafia.

Enfin, si quelqu’un voulait lui parler, il n’aurait aucun mal à l’aborder et l’italienne continua son chemin, sur le même rythme que d’habitude, attendant simplement la suite des événements… S’ils venaient à se déclencher.

Son instinct ne l’avait pas trompée. Après, ce devait être normal, vu les trente années qu’elle avait passées sur ses gardes, à attendre la potentielle attaque lui tombant sur les épaules. Amis ou ennemis, les gens l’approchaient rarement de face. Tout comme elle. Une préférence pour les ténèbres, comme celles qu’elle représentait, celles qui l’enveloppaient régulièrement. Aujourd’hui, elles restaient tranquilles, sous le contrôle de leur maîtresse. Aura se devait d’être discrète, silencieuse, pour protéger sa famille, son compagnon, la vie qui grandissait dans ses entrailles. Les pouvoirs ne devaient pas se montrer, sous aucun prétexte. Sauf si son existence était en danger, mais était-ce réellement le but de ce tiers, si calme ?

Cependant, un élément la surprit. La présence dans son dos semblait avoir disparu, et dans un timing assez intéressant, elle paraissait s’être déplacée devant elle. Les ruelles et méandres de la ville n’étaient pas inconnues à Aura, pour la décennie qu’elle avait passée à Arcadia, mais il était clair désormais qu’elle ne les maîtrisait pas toutes. Les pas ralentirent et elle s’arrêta à une distance raisonnable de l’homme. Assez proche pour le percevoir, dans la lumière ambiante donnée par les éclairages de la rue principale. Assez loin pour espérer réagir et fuir, en cas d’attaque. Car les intentions de l’autre n’étaient pas claires. Voulait-il simplement discuter, comme le son de sa voix le laissait entendre ? Etait-il là pour d’autres raisons, plus obscures ?

Les paupières plissées, elle détailla la silhouette et les traits qui, finalement, ne lui étaient pas aussi inconnus qu’elle pensait. N’était-il pas l’un des policiers présents à la dernière séance qu’elle venait de quitter ? L’un de ceux qui avaient tout fait pour rassembler des preuves, preuves que l’italienne s’était empressée de contredire avec de nouveaux éléments ? La grimace fut retenue, Aura n’ayant pas envie d’afficher la moindre exaspération. Néanmoins, elle aurait préféré rentrer tranquillement chez elle, plutôt que de se faire arrêter pour discuter avec un membre des forces de l’ordre. Enfin, tant qu’elle restait dans son rôle d’avocate neutre et impartiale, et qu’aucun membre de la Camorra arrivait, tout devrait bien se passer…. « Effectivement. Je ne pense pas me souvenir de votre nom mais vous étiez au tribunal il me semble ? » L’anglais, calme, maîtrisé, posé, dansait sur sa langue. A aucun moment elle ne voulait dépasser les bornes ou entrer dans un quelconque jeu où son identité serait mise à mal. Si Astrid était douée pour jouer sur les sentiments, les relations, Aura en était incapable, c’était bien pour cela qu’elle évitait de s’approcher de trop de ceux qui pourraient la percer à jour. Jamais trop prudente.

L’aura brillait, l’aura, le nom, tout réclamait son attention. Un héros, nordique non ? La connaissance de la mythologie d’Aura restait faible, en dehors de celle qu’Hécate lui transmettait. Et apprendre les liens entre les Grecs nécessitait déjà beaucoup trop de son temps pour qu’elle accorde de l’attention aux autres. « Il n’y a aucunement besoin de tels liens quand les éléments servant à l’incriminer sont aussi bancals. » L’attaque la laissa de marbre. Après tout, elle avait bien défendu certains chefs de la Camorra, à son grand dam. Néanmoins, elle avait aussi fait enfermer de nombreux criminels notoires, en se rangeant du côté des victimes. Elle s’inclina légèrement, l’excuse au bord des lèvres. « Je suis désolée de vous avoir fait perdre votre cas, j’étais payée par mon client pour tout faire pour le gagner. » C’était le lot de tous les avocats, non ? Ils sacrifiaient leurs principes sur l’autel de l’argent et de la gloire (dans l’esprit collectif). C’était leur boulot de défendre l’indéfendable. Et si certains s’accrochaient à leur morale, ce n’était pas le cas d’Aura. Ce serait plutôt le contraire qui serait étonnant à vrai dire.

« Effectivement, il est simple de jouer des failles du système de notre pays. » Pause. « Et personne ne semble vouloir le réparer. » Il suffisait de voir les politiques, la police, l’armée. Personne n’essayait de colmater les failles. Alors, effectivement, elle, elle utilisait tout ce qui lui passait sous la main. Mais elle faisait partie des ombres, des organisations qui survivaient grâce au désordre causé par les états. Quel intérêt aurait-elle à réparer les manquements quand c’était ces mêmes manquements qui lui permettaient de vivre ? Elle n’était pas aussi folle. « M’avez-vous arrêtée pour avoir une discussion sur notre système juridique ? » Cela ne la dérangerait pas, mais dans une ruelle, alors que la nuit les enveloppait, voilà qui était un choix étrange…