Ça n’a pas été facile. La reconstruction est lente, éprouvante. Pièce par pièce, Seyi redevient elle-même. Pas tout à fait celle qu’elle était avant. Avant la foudre, avant l’homme et le briquet. Avant le feu sur sa joue, avant la souffrance. Encore aujourd’hui, elle ne supporte pas de se regarder dans un miroir. Elle ne supporte pas de confronter son reflet au souvenir qu’elle a gardé de son visage. Alors accepter que d’autres posent les yeux sur elle est un défi insurmontable. Il a pourtant fallu trouver le courage de sortir, d’affronter le monde. Passer outre la cicatrice qui la défigure, qui hurle son passé douloureux. Elle ne pouvait pas profiter éternellement de la gentillesse de Taiwo et des Enfants. Alors elle a cherché du travail, pour subvenir elle-même à ses besoins. Elle a essuyé plusieurs refus, plus ou moins délicats, avant de trouver cet emploi à l’opéra. A chaque fois, on regardait son visage, on regardait ses cheveux colorés. Elle savait qu’ils étaient un frein supplémentaire. On pouvait pardonner la cicatrice, de toute évidence conséquence d’un accident quelconque, sur lequel on n’osait pas l’interroger. Mais sa chevelure n’avait rien d’accidentel. Pourtant Seyi s’y accroche. Un moyen comme un autre de reprendre le contrôle de sa vie et de détourner l’attention de son visage. Le jour de son entretien à l’opéra, le directeur l’a regardée comme une bête curieuse. Il ne s’est pas caché pour la dévisager, la détailler. Il a fini par expliquer son geste, avec une franchise désarmante. Nos spectateurs ne se gêneront pas pour vous regarder. Si vous ne le supportez pas, ce n’est pas la peine de rester. Elle l’a vu comme une nouvelle épreuve, une sorte de test. Et elle a accepté de rester.

Elle a appris à se fondre dans la masse. Cheveux sagement coiffés, uniforme impeccable et yeux humblement baissés. Cela ne lui ressemble pas mais au moins, elle évite les regards des curieux. Elle ne les voit pas. Elle les sent toujours sur elle, mais elle choisit de les ignorer. Finalement, le directeur lui a rendu un fier service en l’embauchant. Peu à peu, elle retrouve forme humaine, au contact de ses congénères. Elle n’est toujours pas à l’aise, en particulier au contact des hommes. Mais elle se fait violence. Elle n’a pas le choix, si elle veut retrouver une vie normale. Une existence loin de la Bratva, loin du Red Lantern. Elle a tout fait pour laisser son passé derrière elle. Ils sont rares, ceux qu’elle a connu alors et qu’elle fréquente encore. Seyi a fait le vide autour d’elle. Manifestement pas assez, néanmoins, car elle repère un visage dans la foule des spectateurs. Lakshan. Aussitôt, elle détourne le regard. Le rouge lui monte aux joues, sans qu’elle sache s’il s’agit de colère ou de honte. D’une certaine manière, elle a aimé l’Indien. Elle a aimé sa prévenance, ses petites attentions. Il lui a même déclaré son amour. Cela ne l’a pas empêchée de l’abandonner, après le meurtre de son bourreau. Tremblante, elle s’est présentée à sa porte pour réclamer l’asile. Sans hésiter, il lui a ouvert sa maison et l’a accueillie sous son toit. Et une dernière fois, elle l’a aimé. Une nuit dans les bras de Lakshan, c’est tout ce qu’elle lui a accordé avant de disparaître. Il n’a été qu’une simple étape sur la route de sa liberté. Elle ne pouvait pas s’arrêter. Ne voulait pas, tant qu’elle n’avait pas rejoint Taiwo et les Enfants. Les mois ont passés et elle n’a jamais revu Lakshan. Jusqu’à maintenant.

Il se passe un moment avant que l’Indien ne s’approche de son comptoir. Méfiante, elle ne lui jette qu’un regard en coin lorsqu’il la rejoint. « Je pensais pas te revoir ici. » Elle hausse un sourcil, légèrement agacée. « Tout le monde n’a pas la chance de pouvoir venir ici en tant que spectateur. » Son ton est sarcastique, acide. Elle ne s’embarrasse plus de politesse. Terminé, la soumission et les lèvres closes. « Ni te revoir tout court, en réalité. » Cette fois, elle tourne franchement la tête vers lui. Elle n’est pas sensée avoir de discussion avec les spectateurs, autre que professionnelle. Mais la remarque de Lakshan pique son orgueil. « Ecoute, si c’est à propos de ce qu’il s’est passé en septembre, j’aimerais autant qu’on n’en reparle pas. » Elle s’efforce d’oublier son passé. Ce n’est pas pour qu’on vienne le lui rappeler à la première occasion. Même s’il s’agit de Lakshan. « J’essaie de me reconstruire une vie, d’accord ? » Elle a baissé la voix. Hors de question que quelqu’un surprenne leur conversation. Sur une impulsion, elle saisit la main de Lakshan. « Suis-moi. » Comme s’il avait le choix. Elle quitte son comptoir et l’entraîne à sa suite. Ils traversent le hall et elle le guide jusqu’à une porte barrée d’une inscription staff only. Son pass leur ouvre le chemin et ils s’engouffrent dans les couloirs secrets de l’opéra. Très vite, elle trouve un vestiaire vide et claque derrière eux la porte. Au moins, ils ne seront pas dérangés. Se tournant vers lui, la jeune femme croise les bras sur sa poitrine. « Qu’est-ce que tu veux, Lakshan ? »

Bras croisés, regard fixé sur l’Indien, Seyi réfléchit. Elle repense à leur histoire passée. Aux mots d’amour échangés, auxquels elle ne croyait qu’à moitié. Parce qu’elle avait appris à aimer avec son corps et plus avec son cœur. Parce que le myocarde ressuscitait à peine, des mois après avoir quitté la maison close. Alors elle avait beaucoup menti à Lakshan. Menti sur ses sentiments, menti sur ses promesses. Elle a prétendu l’aimer, a juré de rester. Finalement, elle n’aura rien fait de tout cela. Tel un oiseau dont on ouvre la cage, elle s’est envolée vers sa liberté. A son réveil, les bras de l’homme au teint basané se sont refermés sur le vide qu’elle a laissé derrière elle. Sans compassion, Seyi imagine le sentiment de trahison qu’il a dû ressentir à ce moment-là. A l’instant où il a réalisé qu’elle était partie sans un mot. Mais elle aussi a été trop trahie et depuis, elle se moque pas mal des souffrances qu’elle inflige aux autres. Ils n’ont qu’à, comme elle, se barder contre la vie. Se prémunir contre les amitiés, contre les sentiments. Désormais, elle ne fait plus confiance, ne permet plus à quiconque de pénétrer son intimité. Et Lakshan, avec ses questions, ne fera pas exception. « Qu'est ce que je veux ? » Il s’indigne de voir qu’elle ne comprend pas, qu’elle ose lui réclamer une explication sur les raisons de sa présence. Elle compatit, mais choisit de prétendre le contraire. Elle est décidée à laisser les émotions de côté. Elle se contente des faits, et rien d’autre. L’affect a trop saccagé sa vie. « Tu t'en vas sans prévenir et je n'ai plus aucune nouvelle de toi, tu voudrais que je fasse comme si c'était normal ? » Lakshan a l’air perplexe, contrarié. Contrarié d’avoir été laissé dans le noir pendant tous ces mois. Encore une fois, elle parvient à se mettre à sa place. Elle aussi réclamerait des explications, si on l’avait abandonnée de la sorte. Mais pour l’instant, elle reste silencieuse, désireuse de garder ses secrets. « J'aurais compris si tu m'avais dit que tu as besoin de te retrouver seule. J'ai cru qu'il t'étais arrivé quelque chose de grave, je suis allé voir la police. » Cette fois, elle ne peut masquer sa surprise. Sa mâchoire se décroche et elle fixe Lakshan, abasourdie. Il a prévenu la police de sa disparition ? Heureusement, elle n’a jamais été inquiétée de quoi que ce soit. Très probablement, les autorités n’ont jamais donné suite. Cette idée la rassure un instant. « Et après je ne t'ai plus revu est ce que tu imagines tous les scénarios qui me sont passés par l'esprit ? » Elle balaie d’un geste de la main ses plaintes. Peu importe son imagination, il n’approche sûrement pas la réalité.

Avec une pointe d’agacement, la jeune femme vient pincer l’arête de son nez. Jamais elle n’aurait cru que Lakshan réapparaîtrait dans sa vie et exigerait des explications. C’est une complication supplémentaire, dans une existence déjà tortueuse. « Je suis désolée d’être partie, d’accord ? » Elle ignore s’il s’agit d’un mensonge ou si elle est sincère. Peut-être ne se sent elle pas vraiment coupable. Les circonstances, particulières, l’ont contraintes à une fuite précipitée. Avec le recul, elle n’aurait rien fait différemment. Le temps jouait alors contre elle. La course qui s’était engagée avec la Bratva menaçait sa vie et c’était à qui, d’elle ou de la mafia, franchirait la ligne d’arrivée la première. Aujourd’hui encore, elle n’est pas sûre d’avoir réellement gagné le sprint final. Elle sent toujours, tapie dans l’ombre, le puissant clan russe. Et cette incertitude lui pèse, l’exténue. Ses deux mains se posent sur son visage ; le contiennent lui et toutes les pensées qui s’agitent dans son esprit. Elle n’est toujours pas en sécurité, et elle ne sait pas comment y parvenir. « Je n’arrive pas à croire que tu sois allé voir les flics. » Son ton est las, témoin de la fatigue qui habite son corps. Peu à peu, la surprise et la colère s’atténuent et elle se laisse glisser sur un banc. Ses coudes en appuie sur ses genoux, la tête dans les mains, Seyi soupire. « Tu as raison, je te dois la vérité. » Elle relève la tête, fixe Lakshan. Son revirement l’étonne tout autant qu’elle. Une main s’étend devant elle et invite l’homme à prendre place à ses côtés. Elle lui laisse le temps de la réflexion, n’attend pas qu’il s’exécute pour commencer son récit. « Quand on s’est… rencontrés, j’avais un client régulier. » Lentement, elle se replonge dans son propre passé. Les événements ne sont vieux que de quelques mois, mais elle a la sensation d’avoir vécu mille vies depuis. « Il aimait le sexe violent. Il aimait faire du mal. Pour une raison que j’ignore, il me réclamait toujours et je n’avais pas le choix de refuser. » Elle anticipe les questions de Lakshan. Elle les a déjà entendues cent fois, entre d’autres lèvres. A chaque fois, on pense qu’elle avait le choix. Qu’elle avait le droit de dire non. Mais à aucun moment, la Bratva ne lui en a laissé la possibilité. « Un jour, je me suis rebellée et il m’a punie… » Elle effleure la cicatrice qui orne sa joue. Elle n’a jamais raconté à Lakshan comment elle avait écopé de cette marque. Il l’a connue avant, puis après, pendant sa convalescence. Mais elle a toujours tenue secrètes les circonstances. « Après ma guérison, je suis retournée au Red Lantern. J’étais persuadée qu’il reviendrait, et c’est ce qu’il a fini par faire. » Elle repense à l’attente, à ce mois de septembre si particulier. D’abord l’orage et la foudre qui l’a frappée, puis cet espoir. Celui de voir réapparaître son bourreau. Lorsqu’il s’est finalement présenté, confit d’arrogance, elle n’a pas hésité. « J’ai accepté de le recevoir. Tout a commencé comme d’habitude, et à la première occasion… » Elle s’interrompt une seconde, la gorge nouée. Son regard se perd sur ses mains, qu’elle imagine encore tâchées de sang. « Je l’ai tué. » C’est la première fois qu’elle prononce ces mots à voix haute. Seul son frère Taiwo a entendu cette histoire. Jamais elle ne l’avait racontée à quelqu’un d’autre. Avec un soupir, Seyi relève les yeux, pose son regard sur Lakshan. Quelle va être sa réaction ? Que va-t-il penser de tout cela ? Elle-même a parfois du mal à croire à la réalité de tout cela. Parfois du mal à se dire que cette existence digne d’un soap américain est la sienne.

Encore tremblante de ses aveux, Seyi a pourtant les yeux secs. Elle a déjà trop pleuré sur elle-même, sur son existence brisée, pour se laisser aller à nouveau. Le temps des larmes est depuis longtemps achevé. Le moment est venu de se relever, d’affronter les nouveaux obstacles qui se dresseront immanquablement sur son chemin. Mais surtout elle doit se débarrasser de son passé. Oublier les événements des derniers mois, se détacher de tous ceux qu’elle a connu. Seul devra rester Taiwo, protecteur au soutien indéfectible. L’unique personne en qui elle puisse toujours placer sa confiance. Elle se sait paranoïaque, prompte à voir l’ennemi partout. Mais quand votre adversaire est la Bratva, il n’y a pas d’autre choix possible. Pas de choix raisonnable, du moins. « Je ne suis pas ton ennemi Seyi, si tu as besoin de moi tu sais que je ferai mon possible pour t'aider, tu le sais. »  Malgré les paroles de Lakshan, la jeune femme peine à accepter cette idée. Elle qui a volontairement fuit et abandonné l’indien n’espère pas réellement de compassion de sa part. Encore moins son aide. En subissant la violence des hommes, elle a perdu confiance. Et il faudra du temps pour reconstruire ce qui a été brisé. Elle ne dit rien pour l’instant, se contente de laisser faire Lakshan. L’étreinte qu’il lui offre est un réconfort suffisant. « Je comprends mieux maintenant pourquoi tu es partie. Tu as eu raison, tu aurais pu être pistée jusqu'à chez moi. » Un soupir lui échappe. La compréhension dont il fait preuve ne l’étonne pas mais elle reste soulagée. Elle n’ignore pas que son départ précipité a provoqué beaucoup de colère et d’amertume. La réaction première de Lakshan lorsqu’il l’a aperçue derrière son comptoir en est la preuve. Qu’il soit à nouveau égal à celui qu’elle a connu et aimé l’émeut plus qu’elle ne voudra l’admettre. Comme une enfant, elle remonte ses genoux contre sa poitrine et les entourent de ses bras. Elle n’a besoin que d’un instant, juste un instant pour se ressaisir.  Pour redevenir la femme forte qu’elle a toujours voulu être. Qu’elle espère encore être, malgré les épreuves qu’elle a traversées. « Comment vas tu maintenant ? » Elle se mord la lèvre et détourne le regard un instant. Vaste question à laquelle elle ne sait comment répondre.

« Je ne sais pas, pour être honnête. » C’est encore la meilleure réponse qu’elle puisse lui donner. Parce qu’une réponse sincère demande une réflexion qu’elle n’est pas en mesure d’approfondir maintenant. Qu’elle ne souhaite pas approfondir maintenant. Une chose est sûre, elle est fatiguée de courir, de se cacher. Fatiguée de regarder derrière elle, de chercher l’assassin que la Bratva n’aura pas manqué d’envoyer après elle. Il lui arrive de se dire qu’une protection extérieure serait bienvenue, avant de se souvenir qu’elle a trouvé sur l’île des Enfants une nouvelle famille. C’est maintenant sur eux qu’elle peut, qu’elle doit compter. Sur eux, ainsi que sur leur Mère à tous. « Ecoute, je te suis reconnaissante de ton offre. Je la garde à l’esprit. » C’est loin d’être un mensonge, même si Lakshan sera probablement l’une des dernières personnes qu’elle contactera en cas de besoin. Ses raisons ne resteront pas secrètes néanmoins. « Mais je refuse de t’impliquer dans mes problèmes. » Elle sait qu’il comprendra. Parce qu’il est Lakshan, toujours prêt à satisfaire les requêtes de ceux qui l’entourent. Alors il ne dira rien. « Je sais que j’aurais dû te contacter bien avant, pour t’expliquer ce qu’il s’était passé. » Pour ne pas le laisser dans le noir, dans le doute, dans la peur. « Et cette fois tu me trouveras toujours. Mais tant que je n’aurais pas tout réglé, je préfère agir seule. » Elle ne veut pas que les conséquences de ses actes retombent sur d’autres têtes que la sienne. Elle ne veut pas voir d’autres personnes souffrir par sa faute.