Quartier huppé, ça sent l'argent à plein nez. Ici, tout est plus chic, plus moderne. Plus froid, aussi. On ne ressent rien en arpentant les rues soigneusement pavées, si ce n'est le luxe des matériaux et le vertige des prix de l’immobilier. Alcide aime le neuf et a un certain goût pour l’excès, mais aussi la vie et son élan perceptible dans chaque recoin. Ici, personne n'ose s'asseoir dans un coin de rue et pousser quelques notes au saxophone. Personne ne mange son précieux temps pour faire vivre une volée de bulles de savon à travers la place centrale. C’est dommage. Les buissons taillés se tiennent droits comme des soldats. Le fond de la fontaine n’est pas tapissé de pennies fatigués, quelqu’un est sans doute payé pour les retirer… A moins qu’ici, on ne jette à l’eau que des billets. Ce quartier, aussi posh soit-il, n'a pas d'âme. Défaut incommensurable.
Face aux belles bâtisses d’Elysium Heights, Little Italy n'a pas à rougir. Elle se défend très bien, parée de ses couleurs et de ses agréables senteurs, de ses habitants aux mains aussi bavardes que baladeuses. Plus bruyante que le quartier aisé, moins clinquante et pourtant si charmante. Cette matinée est plaisante dans l’un comme dans l’autre, il serait terriblement malvenu de ne pas reconnaître.
L’été pointe le bout de son nez. Ça se voit aux façades des boutiques hors de prix, aux habits et aux visages des passants. Alcide est apaisé. Ici, il ne craint rien. Aucune mafia notable n’a la main mise sur ces rues guindées, peut-être une bande de fils à papa mais rien d’insurmontable. Ça pue la neutralité, le calme historique. Si Alcide n’était pas Alcide, il pourrait aisément s’imaginer que tous les résidents montrent patte blanche. Mais non, il sait. Il sait qu’Arcadia est corrompue du boulevard endiablé à l’impasse ignorée, de la belle avenue à la banlieue poussiéreuse.
La présente rue est calme. Les mains au fond des poches, le don progresse tranquillement. Y a une femme non loin. Une poussette la précède. Vision ordinaire. Son ex avait sûrement la même dégaine, il y a trente-quatre ans ; un marmot plus tôt. « Bonjour ! annonce la femme en le croisant. » Le don jette un coup d’oeil à la poussette. Pas bien vieux, son garçon. Mais ça pousse sacrément vite. Dans vingt ans, elle devra se faire une raison lorsqu’il lui tournera le dos. La propre mère d’Alcide ne l’a pas retenu quant à sa volonté de s’engager. Oui, faut dire que chez les Bellandi, la mère n’avait pas souvent voix au chapitre. Encore moins lorsqu’il s’agissait d’Alcide. Ce dernier répond au salut par un hochement de tête distrait. Sourire poli à l’appui, la femme poursuit son trajet et emporte prestement son fils gazouillant.
Mais difficile de passer inaperçue avec une crinière pareille. Elle aura beau changer de coiffure, sa rousseur la trahira toujours, et Alcide se souvient vaguement d’avoir passé une nuit en la compagnie de ces cheveux de feu. Divin interlude avec en prime un aura déchaîné. Et quelle nuit.
Alcide a continué d’avancer mais ce doute l’assaille et le stoppe net. Il se retourne, soucieux, puis l’observe. A une poignée de mètres, la voilà qui confie son gosse à une dame plus âgée. A présent débarrassée de sa poussette, on ne la soupçonnerait pas mère. Elle se détourne, il décide de la rejoindre. « Tiens, tu ne m’avais pas dit que tu habitais dans le coin. Avoir couché avec une plus friquée que lui, ça l’agacerait presque. C’est son côté abruti qui ressort. Le gentleman le talonne. – Jolie robe. Si j’avais su, je t’aurais déposée... Je m’en souviendrai pour la prochaine fois. Sourire franc. Contrairement à la moyenne que lui impose son hybris déferlant, c’était un sacré bon moment. Il opère un léger rapprochement et décide finalement que cela ne lui suffit pas. Son bras longe le dos de la jeune femme, une main vient épouser tout un côté. – Alors, dis-moi, il a quel âge, celui-là ? qu’il chuchote presque à son oreille. » Traduction : sa conception, elle remonte à quand exactement ?
Elle s’extirpe de l’étreinte comme une anguille maligne, avec une précaution semblable à celle qu’elle prodiguait à son gamin. Un peu contrarié, Alcide décide pourtant de ne pas se fâcher. C’était peut-être une approche trop soudaine pour elle. Soit, il comprend qu’on ne fonctionne pas toujours comme lui, surtout dans ce domaine-là. « Alcide, je me suis demandée si tu allais me reconnaître, c'est qu'il s'en est passé du temps depuis ! Combien de temps ? Plus d’une quinzaine de mois, selon ses estimations. Parce qu’il ne tient pas de carnet de bord, il ne se rappelle jamais de tout le monde, sauf en cas de signe distinctif. Un tatouage sur le visage, des yeux vairons, un tic physique… – Comment t’oublier ? lance-t-il avec un haussement de sourcils censé désigner ses cheveux. »
Alcide est toujours partant lorsqu’une femme, jeune de surcroît, s’intègre à l'équation vespérale. Quoique, ce n’est pas l'absence d’astre lunaire qui risque de l’effrayer. C’est un besoin, catégorisé primaire et allergique à ce qu’on nomme les râteaux. Le refus, Alcide ne l’essuie pas souvent, principalement parce qu’il exerce son charme céleste. Un sourire et un compliment, une caresse… A dire vrai, il a suffisamment de jugeote pour ne pas courtiser des personnes intouchables comme la First Lady ou son oncle par alliance. Une cervelle et un résidu d’éthique pour éviter de sombrer dans les coups bordéliques. Ses relations ont du sens. Un certain sens qu’il semble (tristement) être le seul à comprendre.
Beaucoup de (trop) monde paraît déterminé à s’enticher du grand amour. Alcide lui préfère l’amusement, plus court, moins pesant, plus changeant. Se passer la bague au doigt, il l’a fait une fois. Il ne recommande pas. L’expérience est plaisante, évidemment, même très apaisante, sur une durée de quatre mois tout au plus. Ensuite, c’est une contrainte, un fardeau dont le poids avoisine les trois kilos à la naissance. Pire, ça pousse aussi vite que du bambou, supplément nuits incomplètes et couches pleines. Epanouissement garanti.
Alcide constate seulement que l’annulaire gauche de la rousse est vacant. Même pas une trace de bronzage. Il suppose donc, presque naïvement, que la jeune femme s’est assignée la même doctrine de vie que lui. Quoique, avec ses cinq-six marmots, elle est mal barrée. C’est en ayant vent de ce genre de ménage qu’Alcide se félicite de n’avoir eu qu’un seul bambin (à loger et à nourrir).
« Sveinn, il a un an et quelques mois, presque deux ! Qu’elle explique, toute enthousiaste. L’enfant porte un prénom à consonance nordique, sûrement comme sa maman. Alcide a (malencontreusement) oublié celui de la jeune femme. Il l’a su, bien sûr, peut-être même qu’il l’a marmonné… Il doit traîner dans un tiroir de sa mémoire. Ça lui reviendra.
Sveinn a l’âge d’aller à la crèche en poussette. Neuf mois donc, additionnés à un an et des brouettes. Le don ne sait pas exactement à quelle date ce calcul bancal peut bien correspondre. En revanche, il se souvient que les humains ne s’additionnent malheureusement pas comme les nombres. Pour eux s'applique la règle standard, soit 1 + 1 = 3. Parfois, le résultat varie à quatre, cinq…
« Alors ? Ta salle de boxe est toujours pleine ? Qu’elle jette soudainement sur la table. Il est surpris, terriblement surpris. Et flatté qu’elle se rappelle de son job, sa couverture. Et lui n'est pas fichu de se souvenir de son prénom... La faute aux années. – Tu te souviens de la salle ? Ça signifie qu’il lui en a parlé. Drôle de conversation au vu du déroulé de leur relation. – Toujours. On a lancé un programme spécial troisième âge. Et les jeunes accrochent bien à la boxe. Je sais que les mères ont tendance à retenir leurs enfants mais je pense que ce sport est une bonne école. Ton plus âgé, il devrait y faire un tour. Il n’aura qu’à me demander à l’accueil. » Proposition faite, il se tait.
Les deux réincarnés marchent tranquillement. Pas taille contre taille comme initié par l’homme, ni main dans la main. Des amis. On pourrait les méprendre pour des amis. Et puis, parce qu’un mauvais pressentiment commence à grimper sur ses épaules, Alcide préfère se libérer de la question cruciale. Il emprunte volontairement des impasses. « Tu n’as personne pour le garder ? » Pas de père, même au foyer ?
Il joue un rôle. C'est indéniable. Il reste sage, n’évoque pas ses occupations souterraines. Le script s’écrit au rythme de leur pas. Les répliques défilent tranquillement, conformes à la bienséance. S’agirait pas de brusquer la jeune femme. Si trop sollicitée, elle risque de se rétracter et de se faire la belle, le sourire aux lèvres… Pour éviter que leur rencontre connaisse une si piteuse conclusion, il doit prendre sur lui. Doit la jouer posé, patient, attentionné. L’est-il ? Pas vraiment. Et pas pour longtemps.
Il l’écoute parler de son aîné dont il ignore aussi bien le prénom que la couleur des yeux. C’est inconfortable de parler d’un gamin qu’on n’a jamais vu… D’après sa mère, c’est un joueur de baseball, un adolescent conforme. Brave Yankee en devenir, qui tape dans une balle puis court de base en base. A son âge, Alcide se faisait déjà les poings contre des plus grands que lui. En guise de programme de découverte, les néophytes n’avaient qu’un seul choix : grimper sur le ring. « Nous y travaillons… reste à trouver les bons créneaux horaires pour attirer le plus de jeunes possible, conclut-il, l’accent professionnel collé au palais. »
Le quartier est calme mais ce n’est pas le cas d’Annalisa, qui est agitée de petites manies féminines. Tout un manège qu’Alcide capture à peine du regard, il ne s’y attarde pas, ne le comprend pas. Il croit connaître les femmes mais ce n’est que leur enveloppe qu’il côtoie ; ce qu’il se passe en elles lui est aussi étranger que la banquise de l’Antarctique. Alors il use du charme, du compliment qu’il pense réellement. « Je suis certain que ton petit ne connaîtra pas de difficulté. Avec une mère comme toi, c’est impensable. » …A condition qu’il ait hérité de toi. Mais c’est vrai, le sourire de la jeune femme a de quoi faire chavirer le plus austère des gardiens de prison.
Annalisa semble bien frileuse à l’idée d’évoquer ce qu’ils ont partagé. Certes c’était bref mais ce n’était pas négligeable, bon pour les archives une fois le soleil levé. Non, ils ont échangé - des banalités - et ont meublé la nuit comme ils le désiraient. Qu’est-ce que tu fais dans la vie ? T’as des enfants ? Tu viens d’où ? Bref, tout ce savant mécanisme des grandes personnes un peu ennuyeuses en quête d’amusement. Alcide en a encore envie, de cette jolie comédie. De sa présence, sa voix. Peut-être sa bouche et ses courbes… Mais visiblement pas aujourd’hui, à trois pas de la crèche de son fils.
« Un brunch, ça te dirait ? Je t’invite. On pourra prendre notre temps sur une terrasse, il fait beau aujourd’hui. Qu’il propose soudainement. Ce matin, il n’a pas avalé grand-chose. A croire que les soucis des oracles lui coupent l’appétit organique. Peut-être qu’en rassasiant son corps, son désir s’amoindrira… Et si non, ce n’est pas grave ; la compagnie de la beauté à ses côtés le comblera. Pour cette fois. Pour un temps seulement. – Et après, c’est promis, je te raccompagnerai. » Pour peu et il la glisserait de nouveau, cette main sur son flanc.
Du bras, il lui indique une rue adjacente qui abrite des restaurants de toutes tailles et tout public. S’il ne vivait pas dans Little Italy, s’il n’était pas le don de la Nuova Camorra, pour sûr qu’il déménagerait ici. Dernier argument sur les lèvres, il sourit à sa camarade. « Je suis content de te revoir, Annalisa. » Le prénom lui revient tandis que ses soupçons s’apaisent. Il n’ose pas demander si le sentiment est partagé, la belle a d’abord une offre à accepter.
Est-il réellement content de l’avoir croisée ? Il ne sait pas trop. Ni oui ni non. Ce n’est pas l’amitié qui le pousse à discuter, c’est l’intérêt. Le froid, le curieux, l’insatiable. Nous dirons donc que ces retrouvailles sont le fruit d’un hasard ni heureux ni désastreux. Il est et on s’en accommode. La preuve en direct : on sourit ! Qu’il s’agisse de gêne ou de plaisir, le résultat est le même, on étire nos lèvres et on plisse nos joues. Amor fati comme l’Autre le dit.
L’enthousiasme d’Annalisa Quel-est-son-nom-déjà est presque communicatif. Ça sonne rond, honnête, modeste. Des adjectifs qui sont loin d’être applicables à la population d’Arcadia… du moins la majeure partie, et Alcide n’éprouve aucune honte à se fourrer dans ce sac de scélérats. Il y saute à pieds joints, mais dans le plus grands des calmes. Discrétion ou non, Annalisa sait. Elle sait qu’il mène la Nuova Camorra, qu’il n’a pas peur de descendre quelqu’un. Jamais il ne lui a caché son business condamnable, et c’est en connaissance de causes qu’elle s’est prêtée au jeu de quelques heures. A moins que ce soit lui qui l’ait suivi les yeux bandés avec un sourire benêt. Sait plus trop. En tout cas, cet interlude passionnel n’était pas voué à se reproduire, bien qu’il ne s’agisse aujourd’hui que d’une pâle copie. Peut-être aura-t-il plus de chance dans ce restaurant qu’il qualifie de charmant en l’apercevant. Peut-être en apprendra-t-il plus.
Ils se présentent à l’entrée et immédiatement, on leur propose un coin plus tranquille. A l’abri des regards, du soleil et des oreilles indiscrètes. Tant mieux, songe le gangster. Il n’a pas envie de se battre aujourd’hui. Encore moins de hausser le ton. Peut-être est-ce la compagnie de la jeune femme qui a cet effet sur lui… Ou peut-être est-il plongé dans ce qu’on appelle un “bon jour” ? Depuis ces derniers temps, ils se si font rares… « J’essaye, mais compte tenu de mon emploi du temps… ce n’est pas très évident. Mais je comprends mieux mon père à présent : il faut savoir s’écouter et respirer un peu. Sinon, on surchauffe puis on explose. Et là où il fait chaud, surtout d’ici les prochains mois, c’est bien en Italie. Ah, la mère patrie… Non, Alcide ne la connaît pas. Ses quelques séjours ne lui ont pas permis d’apprivoiser la Botte pourtant adorée, si souvent racontée. – Oui, et parfois, l’air semble manquer. Je suis content d’être né à Arcadia… cette ville doit plaire à ton sang froid ! »
Car oui, comment fait-elle ? Comment fait-elle pour sourire si facilement, sans jouer la comédie ? C’est une vraie question. Elle pourrait trembler pour la sécurité de ses gosses : la ville n’est pas un havre de paix, mais d’horreurs tantôt anonymes, tantôt signées par une OBNL. Une organisation à but non louable. « Et toi ? Tu as du temps pour toi, entre le boulot et les enfants… A moins que tu aies prolongé ton congé maternité… Tu en as combien déjà ? Sept ? Je n’ose même pas imaginer lorsque tu les amènes à la baie ! » Grande étendue d’eau salée et de sol sablonneux. Mille et une façons de perdre un gamin. Noyé. Egaré. Enterré et surpris par la marée. Kidnappé.
Et quel business ! L’affaire d’une vie, d’un père et de son fils. Et d’autres gars avant eux. Tous de grands hommes. Sauf que dans ce milieu, ce n’est pas de sa santé mentale qu’on s’inquiète en priorité. Car si avoir la tête aérée est une chose - une bonne chose -, encore faut-il la conserver. Eviter les coups d’état (les coups tout court). Dans les rues d’Arcadia, une couronne pèse lourd.
Jouer la comédie aussi. Faut pas croire ; sous ses airs, derrière ses sourires, y a un prédateur en chasse. Pas bien patient, parce qu’il n’est pas habitué à attendre. Tout ce qu’il sait faire en la matière, c’est se faire désirer. Et puisqu’Annalisa campe ce rôle-là, il doit serrer les dents. Tout en souriant ! Parce qu’il veut savoir. Il doit. Il a besoin. L’ignorance, ça le fait trépigner, ça le rend brutal et grossier. C’est un comportement qu’il ne veut pas dévoiler à la délicate jeune femme. Tout ce qu’elle a entendu de lui se réaliserait sous ses yeux et elle fuirait, n’écoutant que sa tête. Il ne veut pas qu’elle écoute sa cervelle. Il veut qu’elle obéisse à son coeur, à son désir. Au désir qu’il a par une fois fait jaillir. On prétend que les Norvégiennes, filles du Nord, ont le sang chaud, chantait l’autre Espagnol. En se remémorant la nuit qu’ils ont partagée, Alcide valide en pensée ladite rumeur. Sang chaud et coeur ô combien intrépide. Pourtant, il ne répond que ; « Oui, Arcadia est un bon compromis géographique. ».
Puis vient un serveur, qui dispose de quoi se faire péter la panse en bonne et due forme. Sourire du réincarné ; on pourrait croire à une orgie minimaliste. De bon matin, de la bonne bouffe, du vin pas dégueulasse, la compagnie d’une ravissante femme. Y a pire comme matinée !
Et que répond-elle ? Six enfants ?! Il en vomit presque sa gorgée de rosé. Comment ne pas finir aliéné avec six hurleurs sous son toit ? Que quatre d’entre eux sachent se torcher eux-mêmes, c’est déjà ça, mais six. Six, bordel ! La maison doit ressembler à une jungle, une ménagerie, c’pas possible… « Tu les as eu jeune… Tu les as éduqués seule ? Ce ne doit pas être facile à vivre… », observe-t-il un peu dans le vide. Sa femme à lui aussi, a très rapidement été “réquisitionnée” par son devoir. A peine la vingtaine et le ventre déjà rond comme un ballon.
« […] Je profite. Je suis une mère mais je suis aussi une femme… » Oh oui, femme tu l’es. Souris Annalisa. Souris-moi, j’aime trop ça ! Et voilà la question qui fâche. Les gamins. Comme s’ils régissaient la vie de leurs géniteurs. Tout en piquant dans un bout de bacon, il répond. « Un seul, je dirais. » Ce n’est pas vrai, mais c’est le seul chiffre qu’il connaît. Il pourrait répondre trois en ajoutant Calliope et Eamonn, mais ça ferait germer le doute chez Annalisa. Tout ce qui l’importe maintenant, c’est de savoir s’il a effectivement semé autre chose.
« Un seul, un garçon. Mais il est grand maintenant, trente-quatre ans. Si tu l’avais croisé avant moi, sans doute que tu te serais jetée dans ses bras. Vito te plairait, il est délicat comme toi. Patient et attentionné, mon opposé. Il poursuit, le ton plus sec. C’est un… artiste. Il est revenu après quelques temps hors de la ville, je pourrais te le présenter, à l’occasion. » Et toi, tu pourrais me présenter ton p’tit dernier, au lieu de le cacher entre les murs d’une crèche. Fais gaffe, j'ai mémorisé l’adresse.
Mais ça le chatouille. L’ignorance le démange… Il fait jouer sa fourchette entre ses doigts. Un tour et il pique un bout de pastèque, un second et il l’avale tout rond. La conversation tourne elle aussi en rond. Madame est plus coriace que ce à quoi il s’attendait. Le souci, c’est qu’il n’a plus rien à dire. Un nouveau tour et la fourchette vient se planter entre l’index et le majeur de son interlocutrice. Avec un sourire, pour la forme, l’air de dire “c'est un jeu ! je t'ai eue !”. Et sur un ton doux, trop doux. « A propos d’enfant, ton dernier, qui est son père ? Tu ne me feras pas croire qu’un seul homme est derrière tout ça. »
Pourquoi demander ? Parce qu’il déteste avoir les yeux bandés, progresser à tâtons grâce à de vagues indications. Qu’il s’agisse d’un scoop ou d’un bruit de couloir, Alcide n’a jamais apprécié être tenu à l’écart. Ça pourrait presque le mettre hors de lui, en mauvais joueur qu’il est. (Et lorsque la vérité éclate, ça le met généralement hors de lui.) Y a qu’à voir lorsque Saturno a débarqué chez lui sans prévenir. Une visite impromptue et désagréable au possible. Le souvenir de la clope insolente est encore imprimé dans ses narines, et la “bonne nouvelle” fait encore saigner ses oreilles. Curieuse coïncidence : Saturno a annoncé sa future paternité. Un thème plutôt récurrent chez les Bellandi. Comme une mauvaise farce.
Et aujourd’hui, Alcide est habité d’un affreux pressentiment. Il ne serait jamais né (le pressentiment, pas le petit roux brailleur) s’il n’avait pas croisé Annalisa une poussette à la main. Il ne s’agit pas de calcul mais de logique. L’unique fois que leurs corps se sont entrechoqués, c’était pas pour faire des Chocapics. Tout le monde sait que la somme d’un homme et d’une femme est toujours binaire. Zéro ou quelque chose. Ventre plein ou ventre vacant. (Et puis, il ne se protège jamais. Zeus n’a peur de rien !) En réponse, il maugrée, plus calme (pour de vrai). « Reconnais que le timing est parfait. » Pour ne pas dire suspect.
Evidemment, Annalisa a pu fréquenter des tas d’hommes. Avant comme après lui. Le laps de temps est énorme. Et bizarrement, cette idée le chagrine presque. Il aime se sentir exclusif, unique, merveilleux au lit. Et cette nuit-là, elle l’avait fait sentir plus qu’unique. S’il n’y a pas besoin de passion pour engendrer un atome de vie, Alcide est certain qu’elle y contribue. A au moins 45%, si ce n'est plus.
Et finalement, Annalisa s’explique. Le don, la grossesse. Cette capacité plutôt édifiante. La belle maîtrise les gestations. Il fronce les sourcils, cherche à comprendre. Sa plaidoirie se tient : pourquoi ne pas tuer le danger dans l’oeuf ? Ce n’est pas une attitude très tactique… Sur le point de rétorquer qu’une femme n’est pas capable de dresser la moindre stratégie, il parvient à tenir sa langue. C’est faux ; de nombreuses femmes savent conjuguer le verbe tromper à tous les temps. « Sachant que je suis moi, tu devrais me répondre honnêtement. » Il reprend ses termes et les retourne contre elle. Ce n’est pas la meilleure preuve de répartie, mais ça lui semble suffisant pour paraître intimidant. Pourtant, il n’en a pas tellement envie. Elle ne mérite pas ses foudres.
Le regard soigneusement maquillé, les mots au ton posé, la main qui effleure la sienne avec douceur. Tout l’aura d’Anna lui dicte qu’il ne devrait pas se mettre dans un tel état. « Ne sois pas comme ça avec moi s'il te plaît. » Les corps sont sa faiblesse, les femmes son talon d’Achille. Pas qu’il pourrait mourir pour elles, mais elles ont le don de le rendre… fou. Exacerber ses humeurs, les faire virer de bord. Les enterrer comme la hache de la guerre.
Alors il l’écoute, bien malgré lui. La fourchette retrouve l’assiette, empale un oeuf brouillé plutôt qu’un index. Les yeux du don suivent l’opération avec précision, remontent vers ceux de la rousse. « Pardon. » C’est dit avec sincérité. Comme un p’tit garçon pris la main dans le sac de bonbons. Par les dieux, il devrait lui arracher la vérité au lieu de s’excuser ! Mais non, il semble trop attaché à elle. Pour le peu qu’il sait, qu’elle daigne lui divulguer, il n’a pas envie de la violenter. C’est une émotion rare, si rare. Pour l’occasion, un diminutif se glisse sur ses lèvres. Pardon Anna. Je m’en veux. Même si tu m’as quand même un peu provoqué, à promener ton bébé. A me rencontrer. (Même si t’as pas choisi ce hasard, tu m’as compris.) Puisqu’elle s’est un peu livrée à lui, il décide de faire de même. Avec un soupir. C’est que je n’aime pas lorsque ce genre de choses arrive. (Parce que ça arrive souvent. Diablement souvent.) Elles s’attendent à ce que je me porte garant du gamin, que je le reconnaisse et que je participe à son éducation, tous ces trucs... Que je leur octroie un prélèvement mensuel sur mon compte bancaire, ouais. Et il poursuit, avec la voix d’un gars consterné, embêté. La bâtardise est décidément une sale affaire. Puis souvent, elles ne donnent plus signes de vie et ça n’entraînent que des ennuis. Des mauvaises surprises. True story. Si ton petit était de moi, il serait sage de ta part de m’avertir tout de suite. Que j’ai le temps de le convertir à la Nuova Camorra. Et après ça, je crois qu'il sera temps de te raccompagner.
Une participation financière n'était que la partie émergée de l'iceberg. Il apprécia tout de même qu'Anna le détrompe sur ce point-là. Elle comme lui semblait plus posée, et si Sveinn était réellement de sa conception, elle ne l'avait pas sonné pour un sou, dans tous les sens du terme.
Pour être franc, au cours de sa vie, Alcide n'avait jamais connu de manque quelconque. La preuve : lorsque Serena Bartolli s'était éloignée d'Arcadia avec son ventre condamné, il avait consenti à l'aider. Et ne l'avait jamais revue. En revanche, il était très avare. Son temps et son amour n'étaient jamais coordonnés. S'il aimait un corps, c'était le temps d'une soirée. Pas d'escapade amoureuse, d'amants maudits, de liaison prolongée. Autrefois, c'était vis à vis de son épouse qu'il ne pouvait pas assumer ses différentes paternités. Ça l'aurait rendue on ne peut plus furieuse et c'était clairement la chose à éviter, sa fureur affûta ses poings. Maintenant qu'elle n'était plus, il avait fait de nouvelles concessions. Toujours envers Serena Bartolli, ou plutôt leur fille. La reconnaître en tant que telle relevait du miracle. Il aurait pu faire de même pour Sveinn, si le bambin lui devait pour de vrai son chromosome Y.
Le souci principal était, comme elle le disait si bien, l'engrenage des mafias. Que la Bravta et la Nuova Camorra s'allient était impensable, alors au lit... Bien sûr, les écarts existaient. Il y en avait toujours. Mais puisqu'il était lui, les enjeux montaient de six crans. Alcide croyait en la bonne foi d'Annalisa - elle en avait clairement plus que lui. Il fut pris d'un curieux sentiment de satisfaction. La jeune femme n'avait pas avoué quoique ce soit quant à son fils mais elle avait été claire. Elle protégeait ses louveteaux, subvenait à leurs besoins, et divulguer l'identité d'un père nuirait à chaque membre de l'équation. Cette pensée, couplée au va-et-vient de ses doigts sur sa main, eurent un effet plutôt rassurant sur le don. Il se détendit sans même s'en apercevoir, en oublia presque qu'un jour, que ce garçon soit de lui ou non, il prendrait les armes pour la Bravta. Il paraissait préférable d'ignorer son visage pour mieux le descendre dans vingt ans. Quoique, ça lui ferait 74 ans...
Pour l'instant, il n'en était pas là. Anna s'était montrée plus enjouée sur la fin et c'était tout ce qui comptait : qu'elle l'apprécie ouvertement était un supplément tout aussi agréable. Oui, ils pourraient se revoir. Dans de meilleures circonstances. « Avec plaisir. » C'était sincère. Être enveloppé dans ses bras lui procura une sensation de légère chaleur, la bise vint sceller sa conviction d'avoir mieux réagit.
« Tiens, dit-il en tendant un petit carton. C'était une carte de visite pour le Thunder Fist. Il avait écrit son numéro au dos, mais ne le présenta pas sous cet angle. Pour ton aîné. » Les enfants avaient finalement une utilité. Il lui rendit sa bise et cela fait, se retourna pour héler un serveur, pointant du pouce leur table. L'addition s'il vous plaît.