Quelques années de moins n’enlèvent rien aux vices d’Artyom et de son hôte. La quarantaine à peine passée et voilà le vilain monstre sovietnik: les portes de la Bratva continuent de s’ouvrir, grandes, devant le divin démon. Tchernobog est peut-être parfois considéré comme le roi des maudits mais Artyom n’a rien d’une âme en peine. L’heureux damné pousse les portes viciées du Red Lantern avec l’air de celui qui se sent chez lui au milieu des carnes maltraitées. C’est que le gamin d’hier a grandi entouré de ces artisanes du plaisir, a été élevé par des courtisanes de bas étage. Ses années parisiennes ont depuis longtemps été relégués à quelques grains de poussière au fond de sa mémoire: Artyom ne s’autorise que rarement à penser à ces mères de substitution.
Peut-être parce qu’y penser supposerait de lui qu’il admette avoir un coeur. C’est déjà beaucoup trop pour l’égoïste.
De cette éducation pas comme les autres, le gamin n’a retenu qu’une attirance sans pareille pour les chairs exposées. Artyom ne sait aimer que dans la violence, ne sait posséder les coeurs et les corps qu’en s’en emparant avec force. Il arrive parfois que les désirs secrets prennent le pas sur les secrets: le sovietnik s’entiche alors de l’une ou l’autre prostituée. Le coup de coeur ne dure jamais bien longtemps; finit toujours par faner avec l’humanité de l’inhumain. N’en reste pas moins que les favorites du Diable ont tout à gagner de ses quelques mois de répit: le sovietnik se contente de regarder leurs corps offerts, d’y contempler les tâches bleutées et les marques rougeâtres sans jamais y poser ni le doigt ni le poing. De ces sylphides d’un temps Artyom ne connaît que les courbes tracées mais pas le goût.
L’attachement - tout aussi superficiel soit-il - du monstre ne vient cependant pas sans obligations. Le divin attend de ses élues d’un soir une fidélité sans faille à la Bratva, place en elles autant de menaces que de petites graines d’espoir. C’est ainsi que le maître manipulateur se fraie un chemin parmi la foule moite du Red Lantern. Ce soir, il ne veut voir qu’Annalisa. La plus récente de ses favorites porte encore en elle quelques dernières perles d’innocence, distillées au gré de ses cheveux roux. La gamine n’a pas d’âge que déjà le voyeur désire se repaître de cette vie qu’on lui a volée.
Le démon retrouve sa favorite, laisse un sourire s’étirer sur ses lèvres alors qu’il s’installe au milieu d’un grand canapé de velours. L’officier ne tarde pas à tendre les quelques centimètres de papier bleu à Annalisa - « Je t’ai apporté un petit quelque chose. » Qu’il lui souffle avec satisfaction, comme si ces quelques grammes d’or suffisaient à pardonner ses pêchés. Ce n’est pas la première fois que l’immoral vient la trouver et la poupée sait ce qu’il lui reste à faire: le sovietnik ne veut ni la toucher ni la sentir.
Anna aurait tant d’histoires à lui raconter. Tant de petits moments de vie qui n’intéresseront jamais l’homme: s’intéresser à la femme au de là de son corps réclamerait d’Artyom qu’il ait un coeur. Ce n’est pas de la vie qu’il vient chercher auprès de la délicieuse mais le sursis: lorsque son corps s’animera sous ses yeux viciés, ce sont ses désirs les plus profonds qui gronderont, ce sont ses envies les plus secrètes qui viendront ronronner tout contre son âme. Voilà ce qu’il vient chercher sur la peau d’Annalisa. Un plaisir tout égoïste qui requiert uniquement qu’elle y mette du sien pendant qu’il se prélasse dans ses passions.
Artyom n’a que du matériel à offrir à la gamine, quelques cadeaux apportés ci et là comme s’ils pouvaient suffire à faire passer l’humiliation. Des petites perles d’or qu’il offre de temps en temps aux plus belles - ou aux plus assidues - de ses poupées. L’un dans l’autre, ces quelques favorites éphémères ont plus de chance que toutes les autres: les mains d’Artyom sont rarement douces, rarement respectueuses, tout bonnement jamais aimantes. Ses paumes laissent généralement derrière elles des tâches de la même couleur qu’un soir d’orage. Pas avec Annalisa et ses semblables. Le monstre se contente de les regarder, se contente de montrer les dents sans jamais aller plus loin. Les voir bouger sans son intervention a quelque chose d’apaisant pour le diable.
L’immoral ne répond rien du tout, se contente de la suivre jusque dans la chambre. Une des conditions de leur petit arrangement est que jamais un mot n’en sorte. Artyom s’assied, s’installe et s’empare du verre de vin que la douce lui tend. « Tout va bien, oui - qu’il se risque à glisser du bout des lèvres ». Le gamin corrompu n’est jamais vraiment loquace. Artyom n’est pas là pour parler, pas là pour s’enquérir de sa vie à elle, pas pour s’inquiéter de ses envies ou de ses projets. Le monstre porte le verre à ses lèvres alors que ses yeux ne quitte que très brièvement l’opale qui lui fait face. « Une longue journée. » C’est probablement tout ce qu’Annalisa obtiendra de lui ce soir. Les doigts d’Artyom volettent en direction du reste de la pièce alors que ses lèvres s’étirent en un sourire carnassier. « Tu sais quoi faire » qu’il lui glisse comme on dépose du venin sur une plaie ouverte. Mets toi en mouvement, Annalisa.
Rien n’est gratuit avec le Sovietnik. Artyom s’est chargé de le rendre clair dès sa première entrevue avec Annalisa: les cadeaux, le temps, l’absence de violence - c’est un petit havre de paix qu’il se charge d’offrir en échange de quelques faveurs. La première règle du terrible? Artyom ne veut pas parler, n’a que peu d’intérêt pour le son de leurs voix. Le roi des maudits est fidèle à lui-même, se contente de prendre ce qu’il désire sans en demander la permission. L’hybris gronde lentement contre ses veines alors qu’Annalisa se met en mouvement, alors que le divin en réclame toujours plus. Lentement, une des ombres se détache du mur, s’étend jusqu’à venir plonger le Sovietnik dans une relative obscurité. Cela ne demande qu’une concentration minime à celui qui s’applique à murmurer aux ombres depuis le jour de ses seize ans. Ainsi dissimulé, Artyom peut enfin s’appliquer à regarder le corps qui bouge devant lui, les membres déliés s’animer les uns après les autres. Le sourire est carnassier, les yeux anormalement sombres alors que son attention viciée est portée toute entière vers Annalisa.
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Les ombres reculent au moment même où Artyom se relève du fauteuil. La nuit habite encore le fond de ses yeux, n’a pas encore récupéré toutes ses étoiles. Le visage est impassible, illisible alors que le second de la Pakhan lisse son costume noir du revers de la main. L’apparence est aussi impeccable que jamais et seul le sourire satisfait témoigne de la puissance qui court sous sa peau. Artyom n’a jamais expliqué à la danseuse le but de ces visites, n’a jamais estimé qu’elle était en droit de savoir. Annalisa fait peut-être partie des quelques élues dont il ne désire pas violenter les chairs mais elle n’en échappe pas pour autant à sa condescendance. Ils appartiennent à deux mondes différents, elle au bordel et lui ailleurs. La confiance et le respect du Sovietnik valent bien plus que quelques danses lascives, ne s’obtiennent que dans le sang et les viscères. Le prince de la malchance n’a absolument rien à lui offrir, ne veux rien lui donner de plus que quelques miettes. Tout au plus lui laissera t’il quelques pièces de plus qu’aux autres filles lorsqu’il quittera la pièce.
« Très bien. » Le murmure satisfait résonne dans la pièce. Artyom aurait aussi bien pu envoyer un poignard en direction de la danseuse tant ces quelques mots sont empreints de noirceur. Le prix à payer, encore et toujours. Le terrible diable se dirige vers la porte, s’arrête en chemin lorsque la voix d’Annalisa se fait de nouveau entendre.