Elle ne sait pas pourquoi elle a fini par relancer Sybille. Après tout, cela fait des mois qu’elles se sont pas revues, et entre temps les quartiers se sont un brin enflammés. C’est sans doute pour cette raison que les deux femmes ont convenu de se retrouver dans un endroit un peu plus calme que la ville bruyante et pleine de vie. Cela fait bien longtemps qu’elles ne se sont pas vues, et entretemps des rumeurs sont parvenues jusqu’aux oreilles de la rousse, qui ne sait trop quoi croire.

Elle a toujours bien aimé Sybille. Quelque chose dans son attitude, naturelle, lui indiquait depuis le départ que c’était une femme douce, mais qu’il ne fallait pas emmerder. Un peu comme elle, Sinead. Un peu. Et puis la guerre avait creusé un gouffre entre Sinead et toutes ses connaissances d’un autre gang que les bandes alliées. C’était toujours problématique de maintenir des amitiés quand le monde entier semblait vouloir qu’elles se déchirent. Une cigarette entre les lèvres, la courtisane est sur la grève, le bruit des vagues qui perce le silence nocturne. Elle est bien ici, dans la pénombre, éclairée par un rayon de lune timide, cachée derrière les nuages. C’est Sybille qui a demandé qu’elles se voient la nuit. Et vu que Sinead cherche à se sevrer définitivement du neptra, elle a fait une razzia de jus de fruits dans une épicerie 24/24h du Downtown et elle est venue en moto jusqu’à la plage, pour y attendre son amie un peu perdue de vue.

Et en la voyant arriver, elle met quelque temps à la reconnaître, avant d’affirmer, le plus paisiblement du monde, tout en sortant deux éco-cups de son sac en bandoulière : « Je t’avoue que je sais pas ce qui me surprend le plus, entre les ailes et le ventre. » Enceinte ? La vache, elle n’avait pas vu venir ça. « Tu vas pas avoir froid, au moins ? » Elle-même est en pantalon, bottes hautes et doudoune fermée jusqu’en haut. « J’ai pu rapporter du thé aussi, si le thermos est efficace, mais j’irai pas jusqu’à promettre ça, vu qu’il est vieux… »

Oui, arroser leurs retrouvailles, ça devrait pouvoir se faire, en temps normal. Mais Sinead n’est plus sensible aux alcools des humains, et elle essaie de ne plus toucher l’alcool divin pour le moment, ayant enchaîné trop de conneries ces derniers temps. À la question de Sybille, elle sent qu’il va falloir qu’elle s’explique et elle le fait avec un petit rire gêné : « Ouais non, je sais, le choc. Disons que j’ai fait trop de conneries sous l’emprise de l’alcool, et que j’essaie de me limiter et de rester sobre. C’est pas toujours facile, mais ça tient pour le moment. » un haussement d’épaules, une main dans ses cheveux roux, et un aveu tout de même : « C’est vrai que c’est quand même moins marrant d’un coup, mais je fais avec. Tu ne m’en veux pas trop de te forcer à la sobriété ? » Aucune remarque, aucun geste ne fait allusion au ventre arrondi de la brune : Sinead considère là-dessus que si elle était à la place de Sybille, elle ne supporterait pas qu’on l’enjoigne à la sobriété du fait qu’elle soit enceinte. Alors elle ne dit rien, ne fait rien qui irait dans un sens paternaliste ou même prêchi-prêcha : elle n’a pas son mot à dire là-dessus.

Par contre, elle peut quand même le prendre en compte : « Des félicitations s’imposent je crois, je vais donc lever mon verre de... de jus de tomates, à ta santé et à celle du petit squatteur ! Attends tu veux boire quoi ? Y a tomates, orange, un truc multifruits et pommes. Ou du thé. Une préférence ? » Une fois le service fait, les eco-cups claquent l’une contre l’autre et Sinead enchaîne, loin de se douter qu’elles ont un dénominateur commun : « on parle de quoi en premier ? L’apparition de tes ailes, ou ton bébé ? » oui oui, elle laisse volontairement de côté ses propres histoires foireuses, en espérant que la nouvelle de son mariage avec Augustin ne lui soit pas parvenue : pas parce qu’elle saurait déjà qui est le père de l’enfant, non non, simplement parce que le divorce n’avance pas et qu’elle ne sait pas vraiment encore que Sybille a été recrutée par l’adversaire.

Ça a toujours été très naturel de parler avec Sybille. Comme si leur part de noirceur divine leur permettait de se comprendre au-delà de considérations purement humaines. Il est aussi aisé de se retrouver après quelques mois sans nouvelles réelles. Sinead ricane au récit de l’apparition des ailes : « J’imagine le choc, ouais. », commente-t-elle en reprenant une gorgée de thé encore brûlant -un miracle ! Mais puisqu’elle s’y attendait, ça n’a pas dû être si bizarre, d’un coup. Probablement déséquilibrant, cela dit. Elle hoche la tête d’un air compatissant tandis que Sybille lui raconte les inconvénients pour la moto. Une passion partagée par les deux femmes, qui en avaient passé, des pauses entières au Silver Arrow, à regarder avec des exclamations de joie et d’émerveillement des catalogues de moto et autres grosses cylindrées -au grand damn de @"Luca Salducci" qui aurait voulu les voir bosser -ou à son amusement ? Allez savoir.
Elle rit encore à la plaisanterie et renchérit : « J’essaierai de t’invoquer, un jour, pour voir si ça marche. » Et de lever son verre vers les cieux, comme une promesse. Elle comprend aussi les non-dits, la nécessité d’être discrète, l’absence de liberté de mouvements réelle. Elle compatit sans mot dire.

Elle comprend aussi ce que lui raconte Sybille, au sujet de l’enfant. Elle, elle avait eu l’occasion de comprendre que l’alcool ne lui faisait plus d’effet, avant de s’envoyer en l’air avec Athelstan, et elle avait pris les précautions nécessaires histoire de ne pas avoir une surprise -mauvaise ou bonne ? pas aisé à déterminer- au réveil. Elle observe Sybille, et la nyctalopie l’aide à voir distinctement ses traits : est-elle heureuse d’être mère ou bien s’est-elle sentie bloquée ? Elle n’en sait rien, ne parvient pas à la déchiffrer, et préfère ne pas poser la question. « Les mésaventures, comme tu y vas ! » Elle rit encore, puis s’éclaircit la voix et reprend : « Comme tu le sais sûrement, j’aime plutôt pas mal les hommes. Donc j’ai réussi à me marier à Las Vegas -on était particulièrement bourrés, et puis…  » Elle se perd dans d'autres souvenirs, d'autres bras, d'autres visages. Parce que ce n'est qu'une vaste blague, avec Augustin, même si elle y tient vraiment, à cet imbécile de banquier. C'est au moins le seul pour lequel elle sait ce qu'elle ressent et ce qu'elle en pense. En ce moment, tout est un bordel monstre, chez elle. Elle souffle un moment. « J’ai un peu trop fait de conneries sous le neptra, cet automne, en fait. » La mine faussement réjouie s’envole, elle devient plus sérieuse : « C’est pour ça, en fait, les jus de fruits et le thé. J’essaie de pas retomber dans mes travers… Ça me fout tellement dans la merde en ce moment. » Un soupir, de la fumée blanche qui s’échappe d’entre ses lèvres, et elle change de sujet encore, pudique et gênée -alors qu'elle ne devrait certainement pas l'être devant Sybille, hein ? « Le père est heureux ? Aux petits soins ? » Elle n’envahit pas immédiatement l’aire privée de Sybille, même si, sous-entendu, il y a aussi la question sur l’identité du père. La curiosité se trahit, mais doucement, sans être trop pressante.

Ça sent l’arnaque, songe Sinead tandis que Sybille fait mine de chercher ses mots. Elle délaisse un instant sa tasse de thé, et elle est assez soulagée de ne pas avoir avalé de liquide brûlant au moment où Sybille reprend la parole parce qu’elle l’aurait soit recraché aussi sec, soit avalé de travers et elle se serait étouffée tout en se brûlant la trachée. Longue vie donc aux pauses lorsque l’on boit, et elle dévisage son amie quand celle-ci lâche la bombe. Et de coasser : « Quoiiiiiii ?! » Stupeur et non pas tremblements, mais rire soudainement hilare qui franchit ses lèvres, et elle hoquète un « Non mais tu déconnes, non ? » Et de rire encore aux éclats face à l’absurdité de la situation, d’apprendre que son mari a mis une autre femme enceinte -et quelle femme ! Une de ses amies proches en prime. Le hasard fait foutrement bien les choses, quand il s’agit d’entremêler des destins divins. Elle ricane encore mais le tout se calme progressivement, alors que la rouquine reprend le contrôle et pose son regard extrêmement amusé sur Némésis, l’air de l’interroger sur l’origine de tout ça, même si elle s’en doute un peu. Le rictus ne cesse de s’étirer et elle hoche la tête et ricane de nouveau quand Sybille avoue l’implication d’alcool là aussi. « Ouais, je reconnais que cette évolution pue la merde. J’ai eu du pot d’éviter cette balle là, parce que j’aurais bien été embêtée, perso, pour savoir qui était le père. » Coup d’œil attendri sur le ventre de son interlocutrice, le rictus se teint d’amitié et de douceur. Et de lever la tasse à ce que dit encore la future mère : « Promis, je ne serai pas une marâtre. »

Elle prend une gorgée de thé, l’avale et regarde le ciel étoilé, réfléchissant à la question de sa voisine de plage. Elle fait tourner le thé dans sa tasse, se mordille l’intérieur de ses lèvres et penche la tête en arrière, pour finir allongée dans le sable -et tant pis, elle passera mille ans tout à l’heure à se débarrasser des grains qui se seront sentis bienvenus dans sa chevelure. « Je sais pas trop, hein, pour le harem. Y a moyen qu’on doive enquêter, pour en savoir plus. J’ai zéro connaissances informatiques, à part pour faire un tableur excel de qualité… Tu connais quelqu’un capable de hacker son téléphone ? » Elles en font des belles, de conspiratrices, à ne pas vraiment croire ce qu’elles disent. Tendant la main vers Sybille, elle lui touche la cuisse et la regarde par en-dessous, et lui promet quelque chose qu’elle ne pensait pas devoir assurer : « J’suis là pour toi, ok ? Qu’on arrive à divorcer ou qu’on laisse la flemme gouverner notre statut civil, promis. Je refuse qu’on devienne ces amies qui se déchirent pour un homme, hein. On n’est pas dans un Drame pourri d’Hollywood. »

La pression de la main de Sybille sur la sienne la rassure. Elle n’avait pas vraiment peur que ça foire, leur amitié, mais elle voulait au moins la conforter dans ce sens : qu’elles n’allaient pas laisser un homme, même avec un cul et un sourire aussi ravageurs, venir les diviser. Les regards se croisent et se font l’écho l’un de l’autre, ce qui agrandit davantage le sourire de Sinead à son amie. Et de rire encore, quand Sybille suppose que la fidélité n’est pas le fort d’Augustin. « Oh, tu sais, la fidélité de nos jours, hein… » Elle n’y croit pas vraiment. Disons qu’ils n’ont aucune raison d’être fidèles l’un à l’autre et qu’il faudrait probablement affronter un paquet de nœuds pour trouver qui est celui ou celle qui mérite la fidélité la plus sincère de la part de Monsieur Esposito. Elle ne développe pas plus allant, puisque Sybille reprend et clarifie ce qu’elle attend de sa relation avec le père de l’enfant à naître. Sourire attendri, compréhension totale : la brune prêche une convertie.

Sinead récupère sa main libre et se redresse avec précaution pour éviter de renverser la tasse de thé qu’elle avait posé sur son ventre. Ça fait bosser les abdos, et tout en se redressant, elle se dit qu’il va falloir qu’elle en refasse. Mais déjà elle cesse de penser à ce qu’elle doit faire de manière sportive et écoute attentivement Sybille qui semble inquiète pour elle un instant. Elle se rapproche de Némésis pour la flanquer sur son flanc droit et déposer un bisou sur sa joue. « Ça va aller, Syb, t’en fais pas. On m’a un peu gueulé dessus, mais ma réputation de chaudière qui pense avec son cul m’a évité davantage de problèmes. Qui l’eût cru, que passer pour ça me servirait un jour ? » Elle rit, doucement, et diminue un peu les conséquences qui ont suivi cette fuite d’informations. Parce que ça a pas été tout rose, et qu’elle est toujours brouillée avec Fiona depuis -parce que, têtue comme elle était, elle n’a pas voulu obtenir un pardon qu’elle considérait ne pas nécessiter. « En vrai, hein, c’est assez marrant d’être mariée à Augustin. Enfin… Ça me gêne pas outre mesure, si tu vois ce que je veux dire ? Mais tu détournes le sujet principal, woh ! » Les billes descendent vers le ventre rond de la déesse ailée : « Ça va être une petite badass comme nous, ou un garçon pour jouer à l’héritier et ruiner Gus ? », la fin de la phrase est une pure raillerie, puisqu’elle n’y croit pas le moins du monde, et les prunelles qui pétillent la trahissent là-dessus.

Un petit gars, qui va naître. Sinead est encore un peu sous le choc de l’annonce, notamment parce que le milieu mafieux est pas forcément le plus fécond -enfin, selon ses informations. Probablement aussi parce que, parmi ses proches, ils sont encore rares à être mariés et à avoir trouvé quelqu’un pour fonder une famille. Son père lui demandait souvent, dans les dernières années, si elle était heureuse, si elle ne voulait pas avoir des enfants, quand même, à un moment. Et toujours la même réponse qu’elle avait d’autres priorités dans la vie. Maintenant, à moins de connaître une divinité qui joue sur les grossesses, elle doute de pouvoir tomber enceinte aussi facilement, et doute encore de vouloir tomber enceinte, d’ailleurs. Pas une vie, d’être enfant de la Guerre, pour sûr. Elle s’arrache à ses pensées quand Sybille reprend et donne le prénom de son enfant à venir. Prénom aux consonances grecques, et Sinead se dit qu’elle aurait dû parier. Un sourire étire ses lèvres, sincère, heureux pour la brune à ses côtés.

Et de lever son verre de thé à la prédiction de la femme ailée, et d’aller dans son sens : « À ça, qu’il tienne de toi ou de Gus, ça va être un beau gosse à cent pour cent ! À Beniamin, qui se fera donc surnommer Ben par ses douze mille conquêtes ! » Elle rit avec chaleur, trouve que Sybille rayonne -chose certes paradoxale dans la nuit éclairée par la lune seulement. « C’est une belle histoire qui commence avec ton p’tit gars… Tu feras une mère super, j’suis sûre. Rien qu’à voir comment tu t’occupais de moi du temps où je finissais complètement ronde ! » Elle en vient néanmoins à poser une question qui relève certes de l’évidence, mais qui mérite d’être posée : « Ça va, t’as pas trop peur au moins ? T’arrives à prendre ça au jour le jour ? » Les souvenirs de Nemhain affluent, certains heureux, tandis qu’elle fait tout ce qu’elle peut pour ne pas s’inquiéter et pour refouler les souvenirs moins joyeux. Nemhain prend le relai, avec des considérations plus divines et donc moins douloureuses. « Au moins, y aura pas trop de doutes sur le panthéon dont il héritera, hein… Tu veux qu'on parie sur qui s'éveillera ? »