EL VENENO TODAVÍA ESTÁ EN EL TÉ

@tadeo hierra ⊹ @aislinn o'reilly

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Première à s’installer à table, la divine occupe une place de choix devant la vitrine de son établissement. En terrasse et derrière le comptoir, les employés s’activent ; encore une journée que le temps promet belle, chargée de clientèle, mais aussi de nombreux billets verts et de pourboires. Regard rivé sur un dossier emplit de chiffres, la propriétaire des lieux savoure la dernière création en date. Un thé aux épices indiennes, prisé des récurrences, et son duo de scones cannelle-vanille.
L’Elixir ne désemplit pas depuis son ouverture, et sa réputation n’est plus à faire en ville. Même la disparition momentanée de l’herboriste n’a pas impacté son succès. La gérance s’en est tiré à merveille du mois de mars au mois de mai, préparant la saison qui a fait exploser tous les statistiques. Le constat est flagrant, et le prochain bilan sera quant à lui excellent. Un sourire satisfait étire les lèvres pleines de la divine qui repousse ses papiers devant elle. Les coudes appuyés sur la table, elle profite de ses derniers instants de la journée pour déguster la boisson encore chaude. Lippes trempées dans le liquide mouvant, elle se délecte des rayons qui traversent la vitre pour caresser son visage opalin.      

Instant gâché par l’ombre qui s’avance et pousse la porte du salon. Les yeux encore fermés, elle est surprise de reconnaître son parfum avant même de l’avoir identifié. Une chaise tirée en face d’elle fait grincer le parquet, et la voix écorchée rompt le silence apprécié jusqu’alors.

Les paupières se relèvent sur l’audace mexicaine. Les doigts plongés dans son assiette, s’emparant d’un gâteau pour y mordre à dents pleines. Foutus latins et leur familiarité insolente. Foutus mafieux et leur morgue exaspérante.
Imperturbable, l’Enchanteresse fixe l’intrus qu’elle tolère, et respire avec flegme. « Je t’en prie, assieds-toi », raille-t-elle pour souligner l’impolitesse. Le timbre est brûlant, éraillé, la voix calme et posée. « On passait dans le coin et on a eu envie d’un thé ? »
Bien sûr que non. Comme beaucoup d’autres, voilà des mois qu’elle ne l’a plus revu. Un client dépendant de ses remèdes, sans aucun doute venu lui demander des comptes. Foutus drogués.    

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Observateur comme il se doit dans son milieu, l’enquiquineur relève les caprices de ses traits. A-t-elle seulement envie de lui cacher son agacement ? Est-t-elle seulement capable d’ôter de son visage ce petit air supérieur que ses gênes et l’éducation d’un père ont façonné ? Duchesse, certainement pas, mais même sans le vouloir, l’Empoisonneuse est trop guindée pour ceux qui ne sont pas de son milieu. Certains s’y habituent, y trouvent un certain charme. Certains s’en exaspèrent, et d’autres s’en amusent. Parfois les trois mélangés.

« C’est vrai ». Un soupir salé s’échappe de ses lèvres, incontrôlé. L’herboriste repousse l’assiette pillée qu’elle ne veut plus toucher, et se fend d’un rictus narquois. Tous n’ont pas la chance de partager un repas avec elle de son plein gré. « Dieu me pardonne de venir en aide à des gens comme toi », elle raille en réponse à la remarque sur la provenance de ses fonds. Elle n’est certes pas une sainte mais voilà plus de six mois que l’illégalité ne fait plus partie de son décor ; membre de la Calavera, il sait probablement que tous ses contrats sont tombés à l’eau. Aussi n’a-t-elle jamais découpé personne en morceaux.

L’importun va trop loin en lui arrachant des mains sa boisson encore chaude. Les doigts gantés se recroquevillent alors et les poings se resserrent abaissés sur la table. Imperturbable jusqu’à l’évocation du Commandante, l’Empoisonneuse plonge ses prunelles océanes dans les orbes de jais.
Repenser à Flores lui brise autant le coeur qu’il attise sa colère. Cela l’emplit de doutes aussi. Son client sait-il quelque chose à leur sujet ? Est-il venu la retrouver au nom de sa mafia et non pour réclamer les remèdes dont son absence l’a privé ?

Sans n’en laisser rien paraître, le palpitant s’emballe et l’hybris destructeur commence à s’enflammer. La voix perd une octave et l’herboriste ses sourires faussés.  « Aucun intérêt de savoir tant que tu paies ».
La patience altérée déjà, elle garde son aplomb et fait savoir à l’invité surprise qu’il n’est pas le bienvenu. Il devait déjà s’en douter. « Qu’est-ce que tu veux  ? Je n’ai rien pour toi ici. Tu le sais parfaitement ».    

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Silence. L’herboriste roule des billes vers le plafond et son palais se gonfle d’air ; soupir qui mourra dans sa gorge. « Pas le tien en tout cas ». Et elle s’amuserait presque de leurs joutes verbales, indéniable plaisir qu’elle éprouve à leur tenir tête, à ces mafieux insupportables. Si leur ego et le sien pouvaient tenir dans une pièce sans occuper toute la place, peut-être que sa patience s’userait moins. Mais, elle est ici chez elle, a toujours respecté les règles, et ne peut pas les laisser transgresser les frontières sans rien dire. Hors de question d’accueillir celui-là comme un prince, ou de lui laisser croire qu’il pouvait lui faire peur.

Pourtant, les palabres s’enchaînent et l’herboriste est trop méfiante pour ne pas les analyser. Maligne, elle s’interroge sur leur sens et pense pouvoir y lire une annonce qui ne lui plait pas.
Les petites gens qu'on ne remarque jamais ont les oreilles qui traînent et parfois, les petites gens deviennent grands. Flores avait pris du galon. Tout Arcadia était au courant. Du ménage avait dû être fait parmi les rangs des hispaniques ; essayait-il de lui dire qu’elle parlait désormais à un gradé ?

Le reste des répliques est ignoré, jusqu’à celle qui la crispe entièrement. Qui te dit que ce n'est pas toi qui veux quelque chose de moi, en vérité ? Elle n’aime pas cet abus de confiance. Elle n’aime pas ces sous-entendus qu’elle n’est pas certaine de comprendre. Et elle apprécie moins encore cette façon d’impliquer son commerce l’air de rien, comme si des menaces y pesaient.

Peut-être que sa période de tranquillité était bel et bien révolue. Peut-être que son contrat brisé entre la Calavera et la NC avait retrouvé intérêt à leurs yeux ? Peut-être que Hierra - car elle n’oubliait jamais le nom de ses patients, encore moins quand ils faisaient partie d’un clan - était leur envoyé pour relancer ce cauchemar ? Ou peut-être que non...

L’empoisonneuse toise l’importun et croise les bras sur sa poitrine. « Ce n’est pas moi qui suis venue te voir. Et je crois sincèrement que tu n’aurais rien à m’offrir ». La lippe s’étire en un rictus mauvais, le même qu’avait parfois son père face à ses ennemis. « Te voir partir serait un bon début ».

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Entendre son prénom - le véritable - vomi d’entre les lippes perfides, rappelle à l’herboriste un crissement d’ongles sur un tableau noir. Ce n’est pas une surprise ; l’identité volée n’est plus d’actualité pour personne. Elle ne sera plus jamais Aislinn après son dernier tour au tribunal, mais prendre l’habitude d’écouter résonner Siobhán en dehors du cercle restreint de sa famille, lui demandera un certain temps.
D’ici là elle défie le serpent, cobra pernicieux qui se dresse, sans jamais le quitter des yeux. Il ne l’impressionne pas, qu’importe sa posture. La déesse n’oublie pas que son venin ne lui serait pas plus néfaste qu’une caresse, et qu’elle peut en tirer avantage.

Pas de sourire à son égard mais une grimace qui s’accentue quand le reptile effleure son visage de ses mains. Sa familiarité l’agace autant que sa confiance indéfectible ; et si elle s’écoutait, ses doigts se passeraient du tissu dont ils sont prisonniers pour lui faire goûter son poison.

Pour autant, elle se défend de bouger alors que les mots tranchent à la fois le silence et son coeur dévasté. Mais l’effarement est tel à mesure qu’elle comprend la teneur des propos, que ses traits se déforment d’eux-mêmes. La peau si pâle blêmit encore, et les orbes glacées se mettent à luire sous le soleil d’été, autant de rage que d’émotion.

Ce que l’Infâme se permet de glisser à son oreille, aucun ne l’a jamais su d’elle, pas même celui qu’elle aurait voulu père de cet enfant. Cette information personnelle, elle a horreur de la savoir entre ses pognes ; qu’importe qu’il ne puisse pas en faire grand chose, hormis altérer sa patience. C’est déjà bien assez.

« Qui voudrait d’un enfant dans un monde où vivent des monstres tels que toi ? ». Mâchoire crispée à s’en briser, elle siffle entre ses dents. Le fou rire est tentant, tant la proposition est ridicule.
Ce regret éternel est sa malédiction. Pas d’enfant. Que ce soit dans sa première vie, dans toutes les autres ou dans celle-ci, et jamais dans sa situation, elle n’aurait forcé le destin. Elle préférait passer sa chance plutôt que mettre au monde un héritier sans père, exposé aux souffrances, à la violence et à la perversion de son propre univers.  

« Tu délires, serpent ». Si son éducation ne lui interdisait pas ce geste, elle lui cracherait à la figure. Et quand les prunelles mexicaines s’emparent des siennes sans demander la permission, que le chant vipérin serpente à son oreille, l’Empoisonneuse n’a d’autre choix que celui d’écouter sa rengaine.

Aide-moi, Siobhán et je ferais de toi une mère…

Elle le sent, le pouvoir qui gravite. Le don lui tourne autour comme un prédateur sans limite, la langue et son emprise font résonner les mots tels que des notes au cerveau attentif. Pourtant, en dépit de la force du discours, l’Empoisonneuse résiste. Sa propre faculté s’érige en bouclier, fait valser l’énergie magique, et détruit les effets de l’hypnose à mesure qu’elle s’invite dans les synapses concentrées.

Ainsi, le tour du mexicain s’achève donc sans succès. Et la conscience de l’herboriste réveille fatalement son hybris, exacerbe sa haine, dévore son âme même à mesure qu’elle réalise qu’il a tenté de la tromper.
Les règles du jeu sont bafouées. La discussion n’a plus lieu d’être après cette vilénie, et les doigts fins de la déesse se referment soudain autour de sa tasse encore pleine. Le liquide encore chaud danse entre les parois de porcelaine à mesure que le bras le soulève, et frappe de plein fouet le visage au sourire infernal.

Personne encore dans le salon pour être témoin de la scène, hormis les employés abasourdis aux premières loges.