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Words are dead.

 :: abandonnés
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Words are dead. - Mar 8 Oct - 21:04






La portière claqua, le froid l’embrassa. Aussitôt, comme un manteau de givre, comme des milliers d’araignées parcourant son épiderme, la frilosité l’envoûta. Des frissons se dessinèrent sur son épiderme diaphane, ses dents se serrèrent et, juste pour un instant, juste pour un court moment, un long blouson se jeta sur ses épaules. L’homme, particulièrement grand, au visage fermé et aux épaules carrées, sortit d’une de ses poches une cigarette et l’alluma. Dans ce crépuscule de moins en moins tardif, sur ce parking à peine éclairé, on ne vit de loin que ce petit feu follet incandescent. Il inspira profondément une première bouffée, si salvatrice, si réconfortante, alors que la chaleur emplissait ses poumons.
Il ne pouvait plus fumer en voiture.
A peine le tube albâtre fut-il à moitié embrasé que sa main vint se déposer sur son front, que ses yeux fixèrent l’asphalte sale et ignoré de tous. Déjà, la fatigue enivrait ses sens, déjà, l’anxiété de voir la fumée corrompre sa vision et l’étouffer littéralement arriva. Ne pas se morfondre dans ces nappes de tabac, ne pas se noyer dans ces volutes de fumée ; échapper à la peur, à l’angoisse, la suffocation.
Bientôt il ne pourrait plus fumer.
Alors, à chaque expiration calcinée, il fermait les yeux, essayant de se calmer, essayant d’oublier. Ignorer que ce soir était le premier où il ne travaillait pas, que cette soirée, si indécemment entamée, il n’aurait pas le temps de profiter de quoi que ce soit. Du silence, du calme. Car d’ici, déjà, sur ce parking, derrière l’immense bâtiment, le bourdonnement de la vie ne cessait, l’urgence de la vie grondait en un lourd tumulte et parvenait à ses oreilles avec, en sourdine derrière ce muret en brique ocres et noirâtres, l’inlassable ressac des véhicules. Le vacarme, synonyme d’empressement, donnait le tournis à ce cortex gisant sous ces boucles mal entretenues, derrière ces paupières closes et cette main serrée, fermée sur elle-même où les ongles entraient dans la chair de la paume.
Jusqu’au sang.
Jusqu’à ce qu’une sirène le sorte de sa torpeur.
Il ne restait qu’un mégot, froid, qu’il planta dans le cendrier trônant devant la porte en verre de l’hôpital. Elle alors s’ouvrit à lui, grande prêtresse de la bonté et de l’altruisme. Aussitôt, la chaleur l’étouffa ; aussitôt, les odeurs de médicaments et de détergeant frappèrent ses narines gorgées de tabac froid, et le vomi, et le sang. Si ferreux, si particulier, si présent dans ses souvenirs.
Lio connaissait le chemin, par cœur ; par automatisme, il gravit les marches de l’escalier de service, préférant éviter tout contact avec une quelconque personne dans l’ascenseur. Après tout, même les infirmiers et les médecins commençaient à le connaître. Depuis quand venait-il ? Depuis quand devait-il poinçonner auprès d’un psychiatre pour prouver sa salubrité mentale et déclamer son inoffensif psychée auprès de l’administration et de la justice ? Plus d’une décennie, dont seule des vacances en Irak et en Syrie l’avaient épargné de pointer.
Il salua courtoisement la secrétaire de l’étage, et indiqua aussitôt son nom pour son rendez-vous hebdomadaire auprès du Dr. Mooney. Elle l’invita à patienter, qu’elle l’appellerait quand… Mais déjà, il n’écoutait, déjà, l’homme s’était tourné vers la fenêtre et scrutait les cieux automnaux. Le regard sur la vitre, Lio pouvait voir en filigrane la vie ralentie de cet étage, encadrée par le reflet des néons et des lumières d’ordinateur. Les gens passaient, le temps défilait. Lui, regardait le ciel froid et anthracite, attendant que la pluie s’abatte sur Arcadia, la lavant de ses pêchés et de son sang. Des mouettes dansaient sous l’édredon gris, tournant autour des buildings et des toits, cherchant des poubelles abandonnées afin de s’y repaître ou des rats crevés n’attendant qu’à être dévorés, gisant sur les bouches fumantes des égouts. Au rythme de sa respiration, une auréole de buée croissait et se ratatinait sur la fenêtre ; dans la vapeur collée, les candélabres de la ville y brillaient, distordus comme traversant un kaléidoscope. Les phares des véhicules, particulièrement les gyrophares des ambulances si présentes en  contre-bas, semblaient patiner sur cet arène de buée, circulant en arabesque, virevoltant sur ce lumineux disque flottant dans les ténèbres. Le regard perdu dans le vide, inconsciemment les orbites de Lio suivaient cette danse irisée.
Du coin de l’œil, une silhouette lui sembla familière.
Lui, à la mémoire si parfaite, ce mot lui paraissait inconnu.
Il se retourna, trop tardivement, elle avait disparu.
Il s’avança vers l’origine du furtif fantôme. Le néant, seulement l’embrasure de l’ascenseur se refermant.
Mais il l’avait reconnu, d’où la surprise. Les cheveux si noir, la peau si pâle, ce regard vide, surtout, vide mais horrible, vide comme le barillet usé d’un revolver. Vide, car il avait tué, il avait vu la mort. Ce ne pouvait être que lui.
Seth.

Lio s’imagina un instant que ce regard était contagieux, mais qu’il était le patient zéro. Au départ, au tout début, il l’avait, ses propres iris ne reflétaient rien, absolument rien. Peut-être était-il en cause de tout cela.

Il se souvint alors de ce jour si particulier commençant de manière si anodine.
Comme vingt-cinq ans plus tard, Lio fixait le vide et l’horizon à travers une vitre. Une dame vint alors ; grande, allongée par des talons plats et élancée par une immense blouse blanche, elle avait un chignon sévère et un sourire pincée, pourtant débordant de bienveillance. D’où venait-elle ? Peut-être de ses rides, fossiles de ses sourires effacés par la morosité et la noirceur de ses enfants, peut-être de ses mains rêches, habituées aux caresses mais forcées à l’autoritarisme. Elle en posa une sur l’épaule de Lio et lui murmura que c’était l’heure du goûter.
Il faut manger tu sais, ajouta-t-elle, condescendante mais lassée.
Un gargouillement résonna dans l’estomac du petit Lio ; la faim le tenaillait et le tenait éveillé, il n’avait en effet pas mangé à midi, ni le matin et encore moins la veille. Il n’y arrivait plus. Il ne pouvait que respirer.
Tout les enfants sont dans le réfectoire, si tu veux, je t’apporte quelque chose.
Naturellement, elle n’eut aucune réponse, naturellement, elle s’y attendait. Elle s’éloigna de quelques pas et tint approximativement le même discours à un autre enfant, sans que Lio n’y fasse attention. Il regardait dehors. Les pédo-psychiatres disaient qu’il attendait ses parents, que malgré son manque d’attention et d’action, il grandissait bien, et correctement. Il saisissait tout.
Des minutes défilèrent, sans que Lio ne sache combien exactement ; il ne bougeait pas. La dame revint, un plateau à la main.
Je n’ai pu faire qu’un plateau, désolé les gars, vous allez devoir partager.
Veine tentative, ruse machiavélique, ils ne pouvaient le deviner, ces deux bambins. Elle déposa les mets devant le plus jeune des deux et imposa, par une force calme sur les omoplates, à Lio de s’approcher.
Il s’assit alors en tailleurs alors que l’adulte s’en allait. Dans le silence, ses yeux allaient et venaient entre les victuailles et l’inconnu. Deux petites tasses de lait chocolaté, avec quelques tartines à côté, de confiture. De la fraise semblait-il. Mais ses orbites fixaient l’enfant, le second, dont il connaissait le nom ; ils étaient deux, ici, à l’orphelinat, à ne pas parler. Seth et Lio. Et, sans le savoir, ils s’ostracisaient seuls, s’éloignant de la masse. Il le scrutait et, chaque détail de son corps, chaque mouvement qu’il ferait, et aucun des deux ne pouvait le deviner, Lio les retiendraient à jamais, gravés dans sa mémoire.
Et puis sa curiosité sembla lassée, son regard se posa sur la tasse, dont une volute de fumée s’échappa. Son estomac gronda.
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Words are dead. - Lun 14 Oct - 3:10


– J-25

Une paire de jambes se balancent dans le vide. Seconde après seconde, minute après minute, heure après heure, jour après jour ... Cela fait deux semaines qu'elles ont été déposées sur le seuil de l'orphelinat, ces petites jambes. On ne sait pas grand chose à leur sujet: d'où elles viennent, ce qu'elles font ici ... Pourquoi elles se balancent. Tout ce qu'on sait, c'est qu'elles ne font pas grand chose d'autre que de se balancer. À force de les observer, certains constatent qu'elles détiennent un certain pouvoir hypnotique.


– J-10

Une tête se heurte contre un mur. La tête s'éloigne du mur. Quelque chose couine. Sur le plâtre, une trainée rouge framboise luit sous les reflets de la lune.

Un temps mort. Un temps de répit.

Puis, la tête est cognée de plus belle. De nouveaux couinements. La jeune femme a le visage noyé de sang.


– J0

Une tête vacille dans le vide. Se balançant discrètement, vers l'avant, puis vers l'arrière, elle suit le cheminement d'une vieille horloge de parquet.

Jour après jour, nuit après nuit, elle semble se mouvoir en permanence.


– J-25

Un cri perce le capharnaüm extérieur.

Les jambes cessent de se balancer, un instant. Le feutre arrête de dessiner des lignes noires sur le papier.

Une paire de yeux se redresse discrètement pour jeter un coup d'oeil vers l'extérieur.

Deux corps gisent, par terre. Une collision trop forte lors de courses précipitées. L'un des deux corps se redresse. L'autre ne bouge pas. Immobile, une tâche rouge, logée sur son crâne, scintille sous les rayons du soleil. Elle s'agrandit, avant de se déverser vers le sol.

À l'intérieur, une rangée de dents blanches comme le nacre se plantent dans une lèvre rose. Les dents creusent des tranchées dans la chair jeune et fraiche. Le sang menace de monter à la surface. Les yeux, captivés, continuent de fixer la mare de sang qui se dessine sur le sol de la cour.

D'autres cris surviennent alors, plus forts, plus nombreux et plus affolés. Une foule se construit autour de l'accident – des formes, floues et indéterminées, se succèdent, obstruant la vision du garçon. Ses yeux continuent de dévorer la scène avec une avidité curieuse. Une seconde. Deux. Dix. Vingt. Le corps immobile est toujours dissimulé derrière une effervescence de mouvement.

Les dents relâchent leur emprise. La lèvre retrouve sa consistence naturelle. Une main brandit de nouveau le feutre abandonné quelques secondes plus tôt sur le coin de la table. Les yeux jettent un dernier regard insistant vers la scène, avant de se résigner à reporter leur attention sur la feuille de papier.

À l'extérieur, les sirènes d'une ambulance peuvent déjà se faire attendre. Le blessé se retrouve rapidement transporté dans un brancard.

À l'intérieur, l'enfant continue de dessiner. Armé de son feutre rouge, il dessine des mares.

Ses jambes continuent de se balancer, patiemment.


– J0

La porte s'ouvre en un grincement. Un faisceau de lumière. Quelque chose entre. Un plateau est posé. La chose ressort. Le faisceau s'éclipse. La porte se referme en un claquement. La pénombre s'installe de nouveau.

La tête arrête de se balancer. Le corps se fige. Une minute. Deux. Puis, il se détend. Puis, il se met en mouvement.
...

La tête recommence à se balancer. Vers l'avant. Vers l'arrière. Matin. Midi. Soir.

La porte s'ouvre en un grincement. Un faisceau de lumière. Quelque chose entre. Le plateau vidé est ramassé. Un autre plateau est posé. La chose ressort. Le faisceau s'éclipse. La porte se referme en un claquement. La pénombre s'installe de nouveau.

La tête arrête de se balancer. Le corps se fige. Puis, il se met en mouvement.

...


– J-25

Des yeux bleus comme le ciel. Des cheveux noirs comme le néant. Une peau blanche comme la neige. Des lèvres couleur rose brûlure.

Le regard figé, il dessine des formes abstraites sur une feuille de papier. Une boite entière de soixante-douze feutres a été mise à sa disposition. Il n'en a sorti que quatre: le beige, le marron, le noir et le rouge. En cherchant bien, on discernerait presque des formes plus concrètes au milieu du nuage de lignes noires qui recouvre la page. On parviendrait peut être à remarquer l'ensemble de la mise en scène. Puis, on se retrouverait avec le sang glacé.

On regarderait cet enfant d'apparence angélique. On se poserait des questions à son sujet. On se demanderait quel âge il pourrait bien avoir – trois ans ? Cinq ? Il n'est ni trop grand, ni trop petit. S'il n'avait pas la peau sur les os, il passerait facilement pour un enfant de quatre ans. S'il parlait, peut être bien qu'il en ferait cinq. En l'état, on penche davantage pour du trois an. Il est mignon, après tout. Beaucoup trop mignon. Il est encore à l'âge où on ne songerait jamais à lui reprocher quoi que ce soit.

On essaie de lui parler mais il ne répond jamais. Pas un mot. On se demande s'il sait ce que sont les mots.

Il ne fait pas le moindre bruit. Là, on se demande s'il n'est pas muet.

Il ne fait aucun signe, pas de hochement de tête. On se demande s'il n'est pas sourd.

Il ne semble jamais remarquer la présence des autres. En dehors de la nourriture qu'on doit poser devant lui pour l'inciter à se nourrir, ou des feutres et du papier qu'on lui tend en espérant trouver des réponses, rien ne semble exister.

Là, on se demande s'il est vraiment dans ce monde, ou s'il s'est perdu ailleurs.

On ramasse ses dessins pour essayer de comprendre. On se retrouve plus confus qu'avant de les voir. Sur ceux qui ne sont pas abstraits, on voit des choses qu'on se refuse à vouloir comprendre. Elles heurtent tellement les moeurs et la sensibilité qu'elles sont rapidement justifiées comme le produit des interprétations mal-placées de ceux qui s'y confrontent.

Après tout, un enfant si jeune, si angélique, ne peut pas être capable d'envisager de si terribles choses.


– J-28?

À travers le voile ténébreux de la nuit, deux cris se distinguent. Le premier appartient à une femme en souffrance. Le deuxième appartient à un enfant en souffrance.

L'un vient de se révéler au monde pour la première fois. L'autre vient de réaliser le poids de son erreur.

Des tâches de sang souillent les draps. L'enfant se met à pleurer. On le tend à sa mère. Elle l'attrape après une brève hésitation et essaie de lui sourire. L'enfant arrête de pleurer et la regarde dans les yeux.

La mère hurle.


– J-25

L'enfant ne détourne pas son attention de de son dessin lorsqu'une dame s'approche de lui. Elle s'abaisse à son niveau et lui dit bien des choses. Il ne réagit pas. La dame insiste. L'enfant ne répond toujours pas. La dame soupire, avant de tourner les talons. L'enfant continue de dessiner.

De l'autre côté de la salle se trouve un autre enfant. Il n'a pas remarqué sa présence.

Ce n'est que lorsqu'un plateau est posé face à lui dans un bruit sourd que l'enfant se redresse en un sursaut. Feignant l'indifférence, il retourne à son dessin alors que la dame soupire de nouveau. Tous les jours, elle lui adresse quelques mots. À chaque fois, il l'ignore. L'enfant continue de dessiner avec son feutre sans prêter attention au monde qui l'entoure.

Il ne s'arrête pas de dessiner lorsqu'il entend le deuxième enfant s'asseoir en face de lui. Il attend qu'on lui parle. Il s'apprête à l'ignorer. Ce n'est que lorsqu'il se retrouve confronté au silence que sa curiosité se retrouve piquée.

L'enfant se sait observé. Il ne saurait expliquer comment. Il le sent, c'est viscéral. Ses jambes cessent de se balancer.

Redressant alors son regard, il le plante dans les yeux de celui en face. Son presque miroir.

C'est alors que tout devient rouge.

Le feutre tombe au sol et rebondit, avant de rouler vers le fond de la salle.

L'enfant ouvre la bouche.

L'enfant hurle, mais aucun son ne sort.

L'enfant s'attrape le crâne et le secoue vigoureusement.

L'enfant se cache les yeux derrière les mains avant d'ouvrir ses doigts en éventail pour vérifier que son presque reflet est toujours là.

Ses yeux s'écarquillent.

Il les referme de nouveau.

Terrorisé, il continue de remuer de la tête.

Dans sa frénésie, il renverse l'une des deux tasses brûlantes sur la table.
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Words are dead. - Lun 21 Oct - 22:17






La pluie tombait sur la vitre de l’hôpital. Violente et froide, des rivières d’onde se formaient sur les vitres sales du bâtiment ; pourtant, de l’autre côté du verre, de l’autre côté de la muraille de béton, aucun son ne parvenait aux oreilles des patients, aux tympans des gens qui, là, vagabondaient. Et même si, comme Lio le faisait, les mains demeuraient collées, apposées, aux vitres, le silence de l’environnement, de la nature, demeurait. Peut-être, au loin, un crépitement pouvait être saisi, comme des souris marchants dans un grenier d’une maison à Noël, à la famille réunie, au vacarme joyeux et tonitruant. Dans ces cacophonies, ces enfers de sons divers, ici les discussions des patients mêlées aux torrents de sonneries et de sirènes, Lio avait toujours réussi à saisir ces microscopiques perles musicales, ces pattes griffues dansant sur des pianos de verre. Dès lors, le vacarme devenait un paysage lointain, une berceuse engourdissante, loin de la réalité, loin de la cruauté, et seuls quelques détails parvenaient à Lio.
La pluie derrière un double vitrage.
La porte de l’ascenseur l’étage en-dessous.
Les douilles qui tombent, une à une, formant un tapis de cadavre sur le toit de chaux.
Le briquet pour les clopes et le crack.
La tasse qui se renverse.

Les enfants se tenaient dans le paroxysme du silence ; silence de mots autant que de geste, que de regard. Mais il fut bien vite brisé, par la débâcle de la sérénité dans l’ossature de Seth. Comme un homme sur un lac gelé qui se craque soudain ; il se débattait, le pauvre gosse, le petit gamin, qui transpirait la panique, la terreur, avant d’être emporté par le létal engourdissement. Ce regard, jamais Lio ne l’oublia. Et il le revit, plusieurs fois, de trop nombreuses fois, des années après, des années plus tard. Ces yeux, d’autres enfants les avaient, des adultes aussi, des hommes et des femmes, paniqués, cambriolés de leurs propres maisons, de leurs régions. Des envahisseurs nouveaux avaient investi les lieux et, avec, des cracheurs de feu et d’acier, des nuages abreuvant le sol de poudre et de sang. Ce regard, c’était celui d’une mère arrachée à son enfant, puis violée, puis torturée, puis abandonnée, à l’agonie, fixant le vide et priant pour que sa progéniture survive. Ces yeux, les pères les avaient, quand ils fixaient l’œil unique d’un fusil les condamnant à une mort imminente. Ces iris, effrayés, sortaient des orbites des enfants quand un soldat, un bandit moderne, s’emparait d’eux et les mettait dans un camion. Ils les avaient vu, mille et une fois, ces pupilles débordantes de mort, et il lui aura fallu  croiser un fantôme pour se souvenir de cette après-midi là, si précise, si lointaine, pour comprendre, pour être sûr, que la Mort tournait toujours autour de lui.
Et Seth l’avait vue. Précise. Nette.
Et naturellement, il avait paniqué. Effrayé.
Et le silence amplifiait impitoyablement l’expression de ses yeux, de ses gestes. Il inondait la pièce de sa terreur et de lait chaud. Seul le fracas de la céramique brisa le silence. En écho lointain, alors que Lio semblait tétanisé par la réaction de l’enfant, des pas venaient. Des talons, précipités, énervés. Sur le plancher, d’abord, puis sur la moquette de la pièce, ensuite.
Comme un reflet dans les iris, aperçu derrière les doigts malingre. Comme on croit apercevoir quelque chose en passant devant un miroir, il le vit, Lio, dans l’appréhension des pas s’approchant. Ce même regard, il l’avait déjà eu, quelques mois plus tôt, quelques années ; il ne savait plus. Et à la place du lait sur le sol, il s’agissait du sang, de la salive et cette odeur emplissant l’air, lentement, doucement.
Mais ce n’est qu’un gosse.
On va rien lui faire.
On nous avait pas dit qu’il y avait un gamin.
Ces mots, incompréhensibles pour un marmot mais retenus comme une berceuse que l’on se répète, adulte, sans en saisir le sens ou l’origine. Une madeleine de Proust.
On se tire.
Mais le gosse, on en fait quoi ?
Il va crever de toute façon.
Il va pleurer, ça va alerter les voisins.
Il pleure déjà, il a pas du aimer les tirs.
On peut pas faire ça.
Le sang coulait de Maman comme le lait de la tasse.
Seth, regarde ce que tu as fait.
Ce n’est pas lui.
Silence déchiré, yeux exorbités.
C’est ma faute si la tasse est tombée, désolé.
Demi-mensonge. L’enfant se leva, remis la tasse vidée à l’endroit idoine et partit en quête du feutre roulant. Une fois dans la main, il poignarda du regard l’employée de l’orphelinat.
Je pourrais avoir une feuille. Pour dessiner.
Feutre noir à la main, prêt à gribouiller des galaxies et des vortex monochromes.

Un éclair déchira le ciel d’ébène, le tonnerre fit vibrer la fenêtre.
Longtemps, Lio était terrifié de l’orage ; cela ne faisait que quelques mois, à peine, que la tempête ne l’effrayait plus. Depuis qu’il avait appris que la foudre faisait moins mal que les bombes.

Enfant, il ne pouvait point dormir, écrasant son oreiller sous sa paume, mordant le coin de sa couette pour éviter de gémir à chaque tressautement. Le tonnerre grondait, violent et bruyant ; il revenait de sa deuxième ou troisième famille, alors tout lui semblait froid et distant, confronté à la déchirure et l’abandon. Alors, même son lit lui glaçait le sang, lui, l’enfant sans anniversaire, à qui on a rien offert pour ses dix ans, même pas des parents. Il rêvait d’un peu de chaleur, pauvre petit garçon. Un énième éclair frappa le sol et empêcha définitivement l’enfant de sombre dans les doucereuses limbes oniriques ; il se leva, dans la nuit noir, éclairée par les veilleuses glauques et saures  de sécurité. Sur la pointe des pieds, Lio se faufila entre les matelas, entre les affaires sur le sol, sur les jouets saillant dans le clair-obscur. Les yeux collés par la fatigue, il n’avançait que par instinct et souvenir. Ses orteils buttèrent sur les pieds d’un lit, mais qu’importait, il venait d’arriver à destination, fixant le gisant.
Il hésita un instant.
Mais le tonnerre le fit choisir aisément.
Sans prévenir, il se jeta sous l’édredon et enfouit son visage contre l’échine de l’enfant silencieux.
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Words are dead. - Dim 27 Oct - 4:12


– J0

Une roue tourne sur elle-même. Contre-plongée. C'est à présent deux roues qui se révèlent, reliant un fauteuil sur lequel est posé ... Quelque chose. Un homme qui n'est pas quelqu'un. Un vivant qui a tout l'air d'un mort. Joues creuses, peau blanchâtre, livide comme un drap, il n'a pas vu la lumière du soleil depuis plusieurs années.

On le fait rouler jusqu'au bureau du psychiatre. Parfois, lorsque le temps est beau et que le personnel se découvre une âme, on décide de l'emmener en balade dans les jardins, ou déjeuner dans le réfectoire. Cela ne change pas grand chose à sa vie, à lui: son regard trahit bien le fait qu'il ne répond plus présent à l'appel.

– J-25

Un éclat de rouge. Puis, l'obscurité. Lorsque les lumières se rallument, c'est lui, qu'on voit. L'autre enfant. Celui à qui était réservé l'autre moitié du plateau repas. Sauf que l'enfant a un teint grisâtre et des yeux globuleux. Figé dans une expression de terreur extrême, il a une étrange marque rouge autour du cou. L'enfant est immobile, au sol. Cadavérique.

L'enfant muet crie. Il regarde de nouveau l'autre garçon, avant de crier de plus belle. Lorsqu'il crie, son visage se crispe douloureusement, sans émettre le moindre son pour autant.

Il regarde une dernière fois l'autre garçon. Il crie de nouveau.

C'est le sosie de celui qui est mort. Sauf que celui-ci n'est pas mort? Mais il était mort ... Il vient de le voir. Ou alors il mourra? Ou alors il a un frère jumeau, qui lui, est mort? Ou il est mort tout en n'étant pas mort en même temps. Peut être s'agit-il d'un fantôme?

Perturbé, le jeune garçon secoue sa tête dans tous les sens. Une des deux tasses se renverse au sol dans un fracas brûlant et sucré. Des pas se font entendre, mais l'enfant, comme possédé, continue sa danse endiablée. Il essaie de nouveau de regarder l'autre garçon, avant de tourner la tête, presque immédiatement. À chaque fois que leurs regards se croisent, tout ce qu'il peut voir, c'est le visage grisâtre et les yeux sans vie du bonhomme. Et en même temps, il voit ses yeux curieux, et éclatants de vie. L'impossibilité même de la situation le perturbe au plus haut point.

– J-19

Sous les draps, quelque chose tremble fiévreusement. La chambre s'illumine momentanément dans un grondement sourd. Un éclat blanc fend la salle en deux, l'aveuglant momentanément. Un cri muet perce l'atmosphère, sans que personne ne s'en rende compte.

– J0

Une main se pose sur un front.

L'infirmière sursaute, visiblement étonnée par ce qu'elle vient de découvrir.

Il me faut un doliprane en urgence. déclare-t-elle immédiatement à son collègue. Sa température vient de grimper en l'espace de deux minutes.

Dans le fauteuil roulant, il tremble. Des gouttes de sueur perlent à son front tandis que ses dents commencent à claquer, les unes contre les autres.

– J-24

Un enfant est tapi dans un coin de la salle, plongé dans l'obscurité. Au centre de la salle, des enfants se chahutent les parts d'un gigantesque gateau de supermarché. L'enfant dans l'ombre se contente de les observer d'un regard vide. De sa main gauche, il tient une pierre. De l'autre, il enserre les doigts de l'autre garçon.

– J-19

Dans ses rêves se combattent les fantômes des cadavres qu'il a accumulés au fil des années. Ceux rencontrés dans la cour de récréation, ceux croisés dans les couloirs de l'orphelinat. Ces morts-vivants se confrontent, les uns les autres, tandis que Lio trône sur eux en seigneur. L'enfant crie de plus belle, mais personne ne l'entend. Il hurle, à s'en égosiller, jusqu'à-ce-que ses cordes vocales sanglantes jaillissent hors de sa gorge.

L'enfant se redresse en sursaut. Haletant, le souffle coupé, des gouttes de sueur perlent le long de son front. Tremblant de terreur, il aimerait appeler à l'aide. Il glisse un pied hors de la couette avant de se raviser, paralysé par le froid. L'obscurité n'aide pas non plus. Alors, l'enfant attend en grelottant, en silence. Se dissimulant sous la couette, il tente de se rendormir, en vain. Au loin, une horloge prend note des secondes qui passent.

Tic
Tac
Tic
Tac
Tic
Tac
Tic

...



– J-10

Ses dents grinçantes luisent sous les reflets de la lune. Dans ses yeux, on peut lire un étrange mélange de rage et de jubilation. Ses mains, baignées de sang, se cramponnent à une épaisse mèche de cheveux. Lorsqu'il la relâche, des brins lui restent accrochés entre les doigts.

Il lève la tête vers le plafond. Dehors, des hiboux roucoulent allègrement. Un sourire machiavélique se dessine sur ses lèvres tandis qu'il porte ses mains ensanglantées à son cou.

– J-25

Seth, regarde ce que tu as fait.

L'enfant continue de se tortiller dans tous les sens. Aveuglé par sa propre terreur, il n'a aucune conscience de la scène qui se déroule actuellement autour de lui.

Ce n'est que cinq minutes plus tard qu'il retrouve finalement ses esprits. Redressant son regard vers l'autre garçon avec hésitation, son visage se fige de nouveau lorsqu'il découvre le feutre noir qu'il tient fermement dans sa main, ainsi que la feuille de papier vierge qui vient de lui être tendue. Silencieux et immobile, le garçon commence à comploter mille et unes opérations pour délivrer son feutre des griffes de cet ennemi au visage mort-vivant.

– J-19

Le sommeil commence à avoir raison de lui lorsqu'il sent une vague d'air frais envahir sa couette. Frissonnant de plus belle, l'enfant se roule en boule, retrouvant la position fœtale qu'il retrouve souvent lorsqu'il se sent pris au dépourvu. Éveillé de plus belle, ses dents claquent l'une contre l'autre dans une mélodie macabre.

Contre son cou se colle quelque chose de chaud. Surpris et effrayé, l'enfant se retourne. Il peine à discerner la forme dans la pénombre lorsqu'un nouvel éclair éclate dans la chambre. Sursautant abruptement, l'enfant se ressaisit en reconnaissant le visage de l'autre garçon. Se retournant de nouveau, dos contre lui, l'enfant se blottit aussi fermement contre lui qu'il le peut afin de refermer la boucle d'air frais qui s'est infiltrée sous les draps. Sa température ne baisse pas, mais il tremble un peu moins, désormais.

– J-24

L'autre garçon lâche soudainement la main de l'enfant, qui, effaré et impuissant, le regarde alors qu'il se lève pour rejoindre la foule d'enfants chahutants. Déçu, l'enfant commence à frapper le mur sous le banc sur lequel il est assis à coups de talons.

Quelques minutes plus tard, l'autre garçon revient avec une des parts du gâteau. On y lit quatre lettres. S-E-T-H.

Les lettres restantes sont encore logées au centre du gâteau: H-A-P-P-Y - B-I-R-T-H-D-A-Y.
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Words are dead. - Sam 9 Nov - 1:32



Lâche la pierre.
Les mots ne sortaient pas.
Lâche la pierre.
Les mots auraient dû sortir.
Lâche la pierre.
Mais aucun son ne vint, les lèvres ne bougèrent. Immobiles, stoïques et coites, elles empêchaient la voix de s’exprimer ou permettaient au silence de se répandre, question de point de vue.
Lâche la pierre.
Le jeune homme, l’enfant, ne prononça jamais ces mots ; jamais, à n’importe quelle époque, n’importe quelle personne. Sauf à une, il y a peu de temps, il y a quelques années seulement, dans un pays lointain au sable omniprésent et à la chaleur étouffante. Mais à Seth, jamais. Il le laissait libre de ses choix.
Alors il se leva, se dirigea dans la marre humaine de garçons et de filles. Il s’empara d’une petite assiette où il cala un morceau de gâteau. Un gros. Et une cuillère. Les enfants lui sourirent, lui parlèrent, le touchèrent même un peu, en signe d’affection, d’amitié. Il détestait être touché, même effleuré.

Dos contre dos, dans le lit, sous le drap, le bouclier de coton et de nylon, les enfants grelottaient. L’air glacial s’engouffrait par un petit trou, non loin des pieds, et semblait lécher la plante de ces derniers. Il se recroquevilla sur lui même, enfonçant ses vertèbres telles les écailles saillantes d’un d’un stégosaure dans l’échine de son ami. Il sourit à cette image, sourire bien vite effacé par la lueur effarante d’un éclair traversant la salle.
L’enfant se retourna et posa son front sur l’épaule du petit Seth, nez enfoui dans l’omoplate couverte d’un pyjama élimé. Il devait fuir les lumières éphémères de l’orage. Il s’accrocha à lui, s’ancra à lui, de ses doigts enfoncé dans l’épaule. De quelques mots, il murmura, ou du bout de ses phalanges il s’exprima, disant que s’il gênait, il partirait. Lio se sentait pris entre deux ressacs d’une mer agitée, prêt à en être rejeté tel un vieux débris d’une épave abandonné s’échouant sur la plage si Seth grognait. Sinon, il resterait agrippé à lui, affrontant la tempête et le tumulte.
Il faisait bon sous la couette, une chaude humidité sereine, contrastant à la pluie battante et froide de l’extérieur, des ténèbres apaisantes, sans stries incandescentes brisant le ciel. Et il sentait bon le savon.

Le gâteau au chocolat ne sentait pas le chocolat. Plutôt le plastique, le confiné, le sucre. L’odeur des pâtisseries enfermées trop longtemps dans les boîtes en plastique.
En réalité, il n’avait pas vraiment d’odeur.
Juste une forme.
Un cercle divisé en triangles énormes, avec les lettres trônant, blanches et bien formées, sur la pâte brune. Seth. Un sourire se dessina sur les lèvres de Lio alors qu’il s’approcha de l’enfant dont on fêtait l’année de plus, adossé à un mur, sous une fenêtre, à côté d’un radiateur, dans le corridor menant au réfectoire.

L’odeur du réfectoire lui semblait si commune, si familière, si particulière et unique. Ce mélange de détergeant et d’huile de friture, de transpiration et de saumure. Une alchimie olfactive indescriptible, improbable, qui pourtant caractérisait autant la cantine de l’école que le réfectoire de l’orphelinat, une odeur inconnue des maisons, des quelques cuisines qu’il avait pu visiter.
Lio et Seth, inséparables confrères, se tenaient accroupis sur ce mur où ils habitaient presque. Non loin de la fenêtre, pour que l’été l’air pénètre la pièce, juste à côté du chauffage pour que l’hiver, quand il fonctionnait, ils puissent se réchauffer. Ils étaient loin de tout, loin des gens, dans ce couloir qui servait d’issue à la grande pièce qu’était le réfectoire, du bruit et du mouvement. La journée, ils entendaient les employés astiquer leurs ustensiles dans une mélodie de cliquètements métalliques ou le crépitement des huiles que l’on allumait, l’après-midi, c’était les chants des oiseaux et le vrombissement de la ville qui les berçaient, parfois les berceuses sifflées des femmes de ménage et, toujours, en sourdine, la sonate des enfants jouant dans la cours, les balles frappant les grillages et les cris suraigus des gamins n’ayant pas encore mué.
Des fois, ils sortaient plus tôt du repas, beaucoup plus tôt.
Et se posaient, là.
Lio lisait souvent, beaucoup. Les quelques livres qu’il pouvait chaparder ou emprunter.
Alors, il y avait en fond sonore le bruit des fourchettes et des discussions autour de la purée-saucisse, les murmures sur les rumeurs, les racontars et les bobards.
Lio ne tournait plus les pages de son livre.
Il écoutait.
Il entendait qu’on le jugeait, eux.
Lui.
Les mains tenant son livre se mirent à trembler.

L’enfant le regardait, de ses deux grands yeux ronds. Les rôles s’étaient inversés, l’observateur observé. A moins qu’il ne s’agissait du feutre manié par ces petits doigts gourds que Seth fixait. La matrone avait épongé le sol, nettoyé le lait renversé et les regardait, compatissante et curieuse.
Plus tard, Lio lu un livre russe, un classique à propos de Méphistophélès et de Marguerite, où tout commençait quand Annouchka renverse l’huile de tournesol. Une fois la flaque faite, l’histoire s’écrit d’elle-même.
Plus tard, Lio comprit que tout commença pour eux quand le lait fut renversé. Comme un destin entamé, comme des dominos démarrant leurs longues et perpétuelles chutes en cascade. Le mal était fait, le lait renversé.
Tu veux le feutre noir ?
Sans somation, il le lui tendit et récupéra le rouge. Car chez lui, le rouge était dominant. Dans ses souvenirs, dans ses images, dans ses rêves. Quand il se souvenait du lait renversé, le petit enfant, il voyait une longue flaque carmine. Souvent, toujours, ses dessins se recouvraient de tâches vermeilles, grossissant comme des gouttes d’encre sur un buvard. Il étalait la peinture, rouge, du bout de ses doigts ; le bambin, quelques années plus tôt, pas si lointaine, avait marché à quatre pattes dans les flaques du sang de ses parents.
Visqueuses.
Chaudes.
Il voulait que la peinture y ressemble. Sans le dire, sans un mot, sans s’en souvenir.
A la fin, ses mains étaient brunes.
A la fin, ses dessins étaient bruns.

Avant, Lio savait qui était Marguerite et Méphistophélès.
Plus maintenant.
Désormais, il n’y avait que deux Méphistophélès.

Lâche la pierre.
Il aurait pu lui faire remarquer, le lui dire. Lui montrer que quelque chose clochait, mais ce serait l’invectiver comme le faisait les autres enfants, préférant lui laisser ses choix quitte à l’aider à assumer les conséquences. Alors il lui tendit l’assiette.
Bon anniversaire Seth.
Il allait lâcher la pierre pour prendre son auge. Ce n’était pas son plan, il n’avait pas de plan, il voulait juste lui faire plaisir, lui donner un sourire. En tout cas, il lui en offrit un, à défaut de lui offrir un vrai cadeau. Cette année, Lio se le jurait, ce serait la dernière où Seth n’aurait de véritable présent, bien empaqueté dans du papier criard enroulé de bolduc frisé.

Le bouquin tomba au sol tandis que ses jambes bondirent loin du mur. Brusquement. Promptement. Il se leva, s’éloigna du garçon.
Ils avaient peur d’eux. 
Parce que Seth était fou.
Parce que Lio était violent.
Et qu’ils ne parlaient pas.
Quand il entra dans le réfectoire, personne ne le remarqua. Trop discret.
Invisible.
L’adolescent qui jasait sur les deux frères ne sentit sa présent que quand l’ombre de sa silhouette voila son assiette. Mais il était trop tard pour lui.
Un geste, et son front frappa la table.
Un geste, et la faïence s’enfonça dans le crâne.
Lio fit demi-tour, adolescent abandonné, complexé et beaucoup trop impressionnant dans cette salle, et se réfugia à côté de Seth, reprenant son livre.
Le silence était enfin revenu.

Madame.
Il s’était éloigné de la fenêtre, s’approchant du secrétariat bientôt prêt de fermer.
Est-ce que, par hasard, vous n’auriez pas un patient du nom de Seth Fox ?
Je ne peux donner cette information que si vous êtes de la famille, est-ce le cas ?
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Words are dead. - Ven 3 Jan - 20:31


– J-24

L'enfant contemple la silhouette du garçon en silence. Avec le temps, il a appris à s'habituer à sa présence. Autrefois figurant, dans ses visions, il en est devenu l'un des acteurs principaux. De décor en décor, sa présence reste l'une des constantes presque infaillibles de ces visions qu'il peine encore à comprendre.

Bon anniversaire Seth.

L'enfant regarde à travers le garçon comme s'il était transparent. Sa bouche s'entrouvre. Elle se referme ensuite. Il regarde l'assiette dans laquelle trône une gigantesque part de gâteau – plus grande encore que sa main fermée.



– J-18

Bon anniversaire Seth.

Dix années. Dix années, à présent, que leurs chemins sont liés. Le garçon regarde le petit paquet qui lui est présenté, négligemment emballé dans du papier marron. Ses yeux se perdent dans la distance tandis qu'il commence, machinalement, à arracher les morceaux d'adhésif qui tient le paquet en place. Les épluchures déchirées de l'emballage tombent au sol dans un froissement silencieux. Ses mains suivent lentement le contour de la boite contenant une figurine de plomb. Celle d'un soldat. Les yeux du garçon cherchent ceux de son camarade. Ses doigts, distraitement, dessinent les contours de la statuette.



– J0

Il s'immobilise comme une statue de marbre et de plomb. Le regard figé sur ce visage qui hante ses souvenirs sans qu'il ne puisse y accéder pour l'en effacer. Son sang se glace, son corps s'embrase, et brûle, sous la chaleur de sa fièvre. Sa bouche, ouverte de force et avec violence, réceptionne deux cachets solides et une généreuse gorgée d'eau. Il se noierait presque dans le flot aqueux qui déferle dans son oesophage s'il n'était pas déjà mort de l'intérieur.



– J-19

Malgré la fièvre, l'enfant s'accroche tant bien que mal à son désir de vaincre la tempête et de regagner les bras de Morphée. Un bras s'enlace autour de son torse et l'enfant en profite pour se blottir profondément dans le confort du cocon que son corps a construit autour de lui. La présence du garçon qu'il considère tellement comme un frère qu'il semble être devenu une extension de lui le conforte tant que la torpeur semble le gagner. Peu à peu, les reflets de la nuit s'éclipsent tandis que ses paupières s'alourdissent.



– J-25

Le feutre noir lui est offert et l'enfant muet le prend après un instant d'hésitation. En ce faisant, il accepte une trêve temporaire. Son regard suit cependant les envolées rouges et flamboyantes du feutre de son voisin. Ses yeux suivent les tracés de l'encre avec une insistance qui en semblerait presque inquiétante. Sous la table, ses ongles s'enfoncent dans les paumes de ses mains alors qu'il plante lentement ses dents dans ses lèvres. Il contient ce désir qui lui intime l'ordre de dérober le feutre.



– J-15

L'écureuil vibre entre ses doigts en piaillant de douleur. Impassible, l'enfant continue d'écraser la pierre contre sa gorge. L'écureuil se débat avec frénésie, griffant au passage les mains nues de l'enfant de ses pattes désespérées. Du sang perle à la surface de la peau de l'enfant.

L'écureuil semble s'apaiser.

L'enfant continue d'écraser sa pierre avec attention et discipline.

L'écureuil arrête de se débattre.



– J-24

Avec méfiance, l'enfant s'empare de l'assiette sur laquelle lui est présentée la part de gâteau. Il plante son regard dans les yeux de son bienfaiteur, ne le quittant pas des yeux alors que sa main attrape la fourchette négligemment posée sur l'assiette pour en enfoncer une bouchée entre ses lèvres. Le gâteau n'a pas beaucoup de saveur, si ce n'est le goût âpre du sucre qui se digère au contact de sa salive. Le gâteau se transforme en pâte dans la bouche de l'enfant qui continue lentement de le mastiquer en gardant son compatriote sous les feux de ses yeux. Entre ses genoux, sa pierre demeure immobile, à l'abri des mains des curieux.



– J-12

Son frère est parti mais elle est là. Elle est si belle. Ses cheveux scintillent sous les reflets du soleil comme des fils d'or et de soie. Pour la première fois de sa vie, l'enfant semble avoir découvert la beauté. Ses yeux s'immobilisent silencieusement sur la silhouette élancée et longiligne de cette demoiselle au corps léger comme la brise. Assis sur son pan de mur coutumier, l'adolescent n'ose pas s'approcher d'elle par peur de se brûler les ailes.



– J-17

En silence, perché sur son mur, l'enfant observe l'adolescent qui cogne le crâne du ricaneur contre la table. Si l'enfant ne bouge pas, il emmagasine bien chaque détail. Il s'agit là d'une scène qui lui fait frémir le coeur. Ses doigts se cramponnent sur son pan de mur tandis qu'il se retrouve hors d'haleine. Le garçon est magnétique dans sa violence. C'est ainsi que l'enfant se le remémorera, ad vitam aeternam.



– J0

Les roues crissent contre le sol caoutchouteux tandis que l'homme est rapatrié d'urgence dans sa cellule. Pas de rendez-vous pour les fiévreux, par risque de contagion – c'est donc dans l'isolation que se terminera sa journée. Mais les médicaments ne parviennent pas à contenir le choc émotionnel qu'il ressent inexplicablement. L'homme continue de convulser tandis que des éclats de sa vie passée lui reviennent, parcelle par parcelle.



– J-25

Finalement, l'enfant muet se réveille. Armé du feutre noir, il dessine silencieusement sur la feuille. Une tête. Des croix pour les yeux. Un corps, plus loin, séparé de la tête. Et dans un coin, un triangle, avec un rectangle au bout. Il ne lui manque désormais plus que le feutre rouge, mais celui-ci continue de valser dans les mains du garçon. L'enfant muet se résigne à jeter son dévolu sur le feutre marron, qu'il utilise pour ajouter un fin filet au bout du triangle noir. Avant de dessiner un espèce de nuage autour du corps et de la tête.
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Words are dead. - Mer 12 Fév - 13:36



Le regard perçant du jeune homme fixa la secrétaire, cherchant à y découvrir la moindre once de réponse. De sa poche pendait un appareil et son badge orné de son nom, tandis que sur ses lunettes une lumière reflétait l’image du vieil écran convexe de l’ordinateur de bureau. Ses doigts pianotaient, les souvenirs affluaient.
Lio pinça ses lèvres et fronça les sourcils.

Un sourire fugace s’orna sur ses lippes. Ses yeux le fuyaient, valsant entre la figurine émeraude et les orbites lapis de son frère.
Comme un coupable.
Comme un couard.
Incapable de se dresser face à la vérité, face à la fuite imposée par sa situation, par l’abandon de son frangin.
Je ne serai pas loin.
A quelques mètres.
Quelques mètres seulement.
Et j’aurais des permissions pour venir te voir.
L’espoir enrobait le futur petit soldat comme le papier cadeau déchiré, jeté au sol. Il allait partir, qu’importe sa volonté la porte de l’orphelinat se fermerait pour Lio à l’aube de ses seize ans. Autant se préparer, autant anticiper la fatalité en trouvant un toit.
L’aine entoura les mains de Seth, les ferma, dessinant une fleur qui s’endort pour la nuit, priant qu’elle éclose de nouveau à l’aurore, ou qu’aurore il y ait.

Comme le sang bat aux tempes après l’effort, sourd comme un tambour, les souvenirs affluaient ; l’un effaçant l’autre au rythme des baguettes percutants la mare de la mémoire, placide comme une peau de chèvre tendue, se craquelant, épuisée par le joug du Soleil méridional et des heurts incessants.
Que faisait Seth alors que Lio jouait au soldait au Moyen-Orient ?

Je ne te verrai pas grandir plus, disent les yeux. Et la figurine ne te protégera pas, pas comme je le faisais.
Les fronts se heurtèrent face à l’inéluctable fatalité, les gorges se serrèrent mais Lio retint ses larmes. Après tout, il le reverrait.
Dans l’avion pour l’Irak, durant tout le vol, malgré les distractions de ses co-disciples, Seth ne quitta guère ses pensées. Il n’avait pu le revoir.
L’étreinte des phalanges se disloqua, Lio lui offrit son plus beau sourire, après tout, c’était son anniversaire et il ‘était encore parti.
Viens, on va chercher un beau gâteau.

A chaque pulsation de son palpitant qui jouait au chef d’orchestre de ses souvenirs, sa chaleur montait. Comme un enfant à la foire, du moins, se l’imagina-t-il, émoustillé par chaque nouveau manège, chaque nouvelle couleur, chaque nouvelle odeur, il s’émerveillait de plus bel.
Alors, il hocha la tête.

Le réveil sonna dans une pièce emplie d’effroi. La porte s’ouvrit, les rideaux furent tirés et une faible lumière de crypte balaya le dortoir. Les lits en métal grincèrent, les bambins couinèrent. Le visage de l’éducatrice paraissait livide, las et cerné. Elle soupira en voyant la débâcle  des draps et l’embaumement des matelas.
Le vent siffla dans la chambre et apporta une odeur de pisse encore tiède.
Les regards embrumés, les enfants se levèrent de leurs sarcophages de coton, doudous talismans empoignés contre leurs échines, et les quelques coupables d’une panique silencieuse ou non entendue firent mine de s’excuser en faisant bouger leurs lippes scellées par la salive nocturne. On voyait les yeux rouges de larmes et les pyjamas trempés. Ils ne le savaient, mais l’éducatrice, seule faute de moyen pour gérer des dizaines d’enfants effrayés, avait préféré s’occuper des plus jeunes au détriment des aînés.
Le tonnerre continuait de grondait, plus faiblement, les éclairs de tomber, à peine moins terrifiant.
Il n’y avait plus d’électricité, seulement la diode scintillante au dessus des portes de sortie.
Il n’y avait pas école aujourd’hui. Ni demain.
Les pieds pendants dans le vide, Lio et Seth se tenaient au bord du lit. l’éducatrice, fière d’eux, leur ébouriffa les cheveux.  Complice, l’aîné lui donna un délicat coup d’épaule.

Les mains empoignèrent le rebord du bureau.
C’est mon frère, grogna-t-il.
Des clics frénétiques à la grimace de la secrétaire, Lio comprit qu’il avait mis les pieds dans le plat, à pieds joints.
Je veux le voir.

L’encre brune coulait à flot sur l’immaculé papier de son voisin. De son côté, le blanc se coloriait vigoureusement en vermeil. Lorsqu’il n’y eut plus aucune teinte d’ivoire, Lio saisit le feutre de jais, encore, et métamorphosa ses formes, ses lignes et ses points, pour y inclure une nouvelle ombre. La maison d’ébène dans le ciel carmin vit deux de ses silhouettes gommées par des gestes brusques, bien vite remplacées par une plus petite. Le feutre rouge roula sur la table, poussé d’une timide pichenette en sa direction.
Les yeux allaient et venaient entre lui et le papier ; la langue coincée entre les dents, pincées entre les lèvres purpurines du bambin, la concentration transparaissait sur son visage, l’application sur ses doigts.
Il est difficile de discerner les formes concrètes peintes par les enfants, surtout ceux aux facultés cognitives et communicatives noyées dans des cataractes de sang et de cauchemars, néanmoins comprendre l’intention peut s’avérer plus aisé. Du rouge voulu nuancé, comme des perspectives imaginées, des formes se fondant dans le décor ou une synesthésie écarlate, il ne naquit au final qu’un monochrome couleur hémoglobine où dansaient des silhouettes désirées précises, des visages connus.
Seth et Lio dans un étang de sang.
Notre héros se leva, feuille à la main, et s’approcha de l’enfant sans son. Il lui tendit alors le dessin, visage tordu d’un malicieux et timide sourire.

Maintenant.
Point final d’une phrase si courte.
Statue de chair semblable à une statue de sel, dans toute sa grandeur, et sa carrure militaire, Lio sembla absorber toute la lumière de la pièce pour toiser la pauvre secrétaire.
Ce ne sera pas possible ce soir, Monsieur Fox.

Le petit garçon dévora sa part de gâteau.
Ils n’avaient ici que peu de pâtisserie. En dessert, ils avaient pour habitude de goûter des yaourts natures et acides, des pommes fripées et, parfois, des biscuits secs premier prix.
Des miettes débordaient sur son visage impassible pour ceux ne sachant voir. Pourtant, la présence même de ces miettes témoignaient d’une euphorie tacite. Du dos de l’index, Lio frotta les commissures de l’enfant-roi avant de réaliser qu’il possédait une serviette en papier dans sa poche. Il la lui offrit, doucereux.
La pierre gisait au sol, protégé par les genoux de Seth. Sans vergogne, d’un geste fluide et véloce, il s’en empara. Nul sermon pourtant. Pas aujourd’hui, juste un froncement de sourcils, une personnification muette du courroux.  D’habitude il l’aurait gentiment grondé, demandé ce qu’il voulait faire avec. Mais pas aujourd’hui, c ‘était son anniversaire et il fallait lui apporter du baume au cœur plutôt que de l’aigreur sur son âme.
Lio s’en alla et revint avec une seconde part, plus petite, et un renfort de serviettes. Il s’adossa aux côtés de son fraternel destiné.
Ca te dit, on va à l’aquarium aujourd’hui. Rien que tout les deux, on sera tranquille. Les autres veulent aller à la plage. C’est comme tu veux.

L’irritation se marqua sur ses rides, se plissant de colère et de frustration, malgré la consolation d’avoir inopinément retrouvé Seth.
Donnez moi le numéro de sa chambre.
Il n’y est pas.

Les doigts grincèrent sur le bureau.

La directrice de l’orphelinat fulminait. Il ne s’agissait ni de mots, ni de cris qui sortaient de sa bouche, mais d’un vomissement d’ire formulé en sons incompréhensibles ; un dragon  colérique crachant ses flammes. Les épaules baissées, les yeux fixant le sol, Lio ne bronchait. Il avait juste était pris en possession de drogue à l’école.
Il jurait ne pas en prendre.
L’infirmière l’avait piqué.
Il avait pissé dans un bocal.
Pas toi. Pas toi. Tu as des bonnes notes, ne tourne pas mal.
Elle faisait les cent pas, menaçant de moult punitions et privations son plus précieux pupille tout en cherchant à comprendre. Ce n’était  qu’une dramaturgie rhétorique. Elle savait.
L’argent.
Les gangs.
L’interminable et inextricable pelote de liens entre la nécessité, la vulnérabilité et les jeux de pouvoir. Lio y était pris, piégé comme un moucheron dans la toile d’une araignée. Et elle, elle la directrice, impuissante, n’avait pu que souffler pour que l’insecte s’envole. Un risque à prendre sans quoi Lio n’aurait jamais étendu ses ailes, bien qu’il se soit envolé vers la soie létale.
Malgré tout, elle culpabilisait.
Et Lio ne bronchait.
D’un côté, il voulait partir, claquer la porte et s’enfuir, de l’autre, il désirait juste profiter des dernières années dans son foyer. Bientôt, il n’aurait plus rien.
Quand la déflagration de colère sembla s’éteindre, il quitta l’office directoire et vit, comme il s’y attendait, l’enfant invisible derrière la porte. Dialogue de mimes, tous savaient qu’il avait écouté à la porte, personne ne l’accusa. Lio mit sa main sur son épaule, trouvant enfin un élément stable et réconfortant dans sa journée.
Tu peux m’aider à réviser ?

Il arpenta les couloirs de l’aile psychiatrique.
Naturellement, ironiquement, il ne se trouvait pas loin.
Ici. Le seul endroit où il n’avait cherché.
Ici, dans cette prison de l’esprit où il venait de manière hebdomadaire poinçonner pour sa salubrité mentale.
S’il ne se trouvait dans sa chambre, où était-il ?
Lio ne pouvait s’imaginer que le pire.

Cool guys don’t look at the explosion.
Un silence ; l’assemblée retint son souffle, estomaquée et ébaubie par ce spectacle surprenant. Comme une fusée qui serpent dans le ciel et qui explose en une détonation pyrotechnique,  le vacarme éclata. Des cris colorés.
Stupéfaction.
Détresse.
Douleur.
Et enfin colère.
Les couverts tintèrent dangereusement, la faïence éclata ; à l’unisson, comme un gigantesque muscle bandé, les enfants se levèrent, houspillèrent du regard Lio. S’il n’y avait la complainte d’agonie du jeune homme blessé, barricadé d’un cercle protecteur des siens, une marée humaine se serait jetée sur l’agresseur.
Il se posa à coté de Seth qui le regardait avec ses grands yeux de chouette.
La violence n’est pas une bonne solution. C’est la mienne, évite de faire de même.
Lio Gallagher.
Le cri abyssal provint rapidement des escaliers, des murs, des portes fermées. Alors qu’un adulte se précipitait dans le réfectoire, une figure d’autorité se planta face aux deux frères.
Lio Gallagher…

Un dédale de murs blancs ornés de vitres sans teint au reflet glabre.
Des corridors trompeurs, des angles farceurs.
Labyrinthe pragmatique aux relents d’opiacés, de morts et de cris d’angoisse.
On aurait dit une version moderne de la magie des tumulus de Midir.
L’idée l’effleura un instant ; et si, à l’instar de Lio désormais, Seth baignait depuis toujours dans cette absconse magie ? Elle pourrait dès lors expliquer, du moins en partie, ses desseins.

Les couteaux et le sang.
Les feutres rouges, toujours usagés.
Qu’avait-il fait pour se retrouver ici ?

L’eau glissait sur son dos, chaude et lourde, brûlante même. L’ampoule orange, qui grésillait au milieu de la salle de bain commune, se perdait dans les volutes épaisses de vapeur. Les miroirs commençaient à couler.
Pourtant, la pestilence  sur ses doigts, sur son corps, ne semblait partir. Il se savonnait, se frottait à en perdre la peau et, pourtant, à chaque fois qu’il se reniflait, l’odeur ne voulait partir. A chaque fois qu’il se humait, il sentait son parfum et cette fragrance si particulière, nouvelle, et entendait sa voix ou lieu d’apprécier la douceur du savon.
Tu dois me dire Lio...
Sa tête se rentrait dans son cou, tortue apeurée, mais ses muscles demeuraient tendus. La température montait, pour se purifier d’ardentes ablutions.
...où ils t’ont touché...
Et il lui avait pris la main. Il sentait encore l’emprise de ses doigts malgré la peau fripée, anesthésiée par l’onde calcinante.  Elle l’imprégnait, il ne pouvait la faire partir à l’instar de la sensation d’une araignée marchant dans notre dos alors que cette dernière disparaît de notre champ de vision, ou d’une marque au fer rouge.
Un frisson imperceptible. Un froissement épidermique.
Un froissement de tissu alors que le jogging tombe au sol.
...montre-le moi...
La main prisonnière qui s’avance sur la peau nue, dans la peau nue.
Et le jet d’eau augmenta, pour oublier, pour effacer. Pour réveiller ce corps tétanisé qui, du bout du doigts, pénétra la figure réconfortante.
Son épiderme devint écarlate. Le savon vint à manquer. Et il fallait appuyer, inlassablement, sur l’arrivée d’eau.
...ce n’est pas avec le doigt qu’ils t’ont fait ça, hein. Refais ce que tu as subi, tu iras mieux après...
Le second pantalon tomba, et l’adolescent demeura tétanisé, l’effroi prenant le contrôle de son corps. Immobile. Il ne pouvait rien faire que subir les injonctions et travestir sa perception du monde pour ne pas comprendre, pas entendre, ses gémissements.
La porte s’ouvrit. Dans l’orphelinat, on se connaissait si bien qu’entendre les pas de quelqu’un suffisait à le reconnaître.
Seth.
Une lueur de réconfort. Lio désira aussitôt se blottir contre lui, peut-être même lui parler, lui expliquer, transmettre ses propres émotions et tourments afin de les apaiser.
Lio se releva ; du bout des doigts, il s’agrippa à la paroi de la douche, ses yeux se glissèrent au sommet du muet , imitant un vil espion.
Il se lavait les mains.
Des doigts coulaient un liquide vermeil, balafrant la faïence. La barrière de vapeur l’empêcha de discerner la matière.
De la peinture.
Ou du sang ?
Comme après une piqûre d’adrénaline, son cœur cessa de battre avant d’imploser, ses pupilles mimèrent la tension d’un animal en danger. Une serviette fut ceinte avant de se jeter vers son frère, toutes griffes dehors. Vindicatif, il empoigna son bras sans craindre de lui briser les os. Plus aucune trace sur ses mains, sauf les indélébiles marques du doute. Ses doigts le repoussèrent aussitôt, dégoûtés, mais ses yeux invectivèrent ses plus sombres questions dans son regard.

Une salle vide, sans âme ni joie. Un lit blanc fait, abandonné, gisant au milieu de la chambre, attendant plus un mort qu’un vivant, s’entourait d’une lumière froide. Le chevet était éteint, abandonné à côté d’une carafe à peine touchée. La fenêtre filtrait au travers de ses barreaux de timides rais crépusculaires, ou l’aura des candélabres, Lio ne savait plus. Sur la vitre brisée, du carton scotché à l’aide de sparadrap colmatait du mieux qu’il le pouvait un petit trou, menaçant de céder à tout moment sous la bruine automnale. Tout semblait figé dans le temps, scellé dans la poussière par l’invasion subreptice de toiles d’araignées. Pour éviter qu’il ne se dégonde ou ne se brise, des cadenas maintenaient les pieds du lit afin que l’atmosphère léthargique de la chambre demeure à jamais.

La foule murmurait, la foule vrombissait ; toute la journée, le bruit était venu à ses oreilles comme une maladie cruelle. Une bretelle de son sac à dos sur l’épaule, une vieille rengaine sifflotée tel un psaume, l’adolescent traversait la ville en quête d’un repos sans péril. Son crâne grondait d’une affliction migraineuse qui tourmentait autant son cortex que ses viscères qui souhaitait alors sortir de son corps si souffrant, si transi de bruit et de fièvre, si engourdi de courbatures musculaires.
Il n’avait pas pris le bus pour rentrer.
Marcher pour respirer et apprécier le silence relatif de la ville. A la place de passer par la grande porte et le hall d’entrée, il arriva directement dans l’arrière-cours. Caché derrière des murets de briques sales, un très vieux chêne exhibait ses branches tortueuses aux feuilles jaunes pendantes, mourantes et virevoltant vers le macadam tapis d’ocre. Une balançoire aux chaînes rouillées grinçaient au grès du vent, narguant un ballon dégonflé, coincé près de la cime.
La cours était désertée.
Dans un recoin, Lio entendit des brandilles se briser.
Personne était autorisé à venir ici à cette heure-ci, sauf pour rentrer dans l’orphelinat.
Une silhouette courbée.
Un visage penché.
Un habit familier.
Seth.
Les dents serrées, la nausée le faisant maladivement saliver, Lio s’approcha de son délinquant de frère, à défier impunément les consignes. Les yeux par dessus l’épaule, il le vit au sol. Gisant.
Le cadavre.
Il semblait presque dormir. Ses quenottes retroussées et ses yeux ouverts trahissaient pourtant son état.
Pauvre écureuil.
Lio comprit aussitôt. La main brusque entre les omoplates, il tira promptement son frère de la scène. Son regard empli de déception et de colère allait de pair au dégoût et à la nausée qui peignait son visage.
Va te laver les mains, siffla-t-il.
A défaut d’ expulser sa colère sur le premier venu, ses poins crispés menaçaient d’exploser, de fracasser un objet défouloir. Mais il devait nettoyer les atrocités de son frère, il s’agissait là d’une prérogative sacrée. L’écureuil fut saisi délicatement par les phalanges électriques de l’aîné avant de se retrouver avalé par le sac à dos défait.
Il devait le jeter loin. Loin de l’orphelinat, ses commérages aisés et sa justice improvisée, autant que de Seth, hypnotisé par les macchabées.
Je ne serai pas toujours là pour te couvrir, murmura-t-il à lui-même.

La chambre n’avait rien de réconfortante. Nul mouvait ne pouvait être soigné ici, encore moins ceux de l’esprit. Au contraire, l’angoisse éprouvait la psychée de Lio qui ne voyait que les pires augures dans cette sordide pièce. Les anciennes blessures de son âme se remirent à saigner, à  supplicier l’homme prisonnier du film de ses souvenirs tragiques. Ses mains se baladèrent de meuble en meuble, cherchant un signe de Seth ; il ne trouva que la poussière et des portes closes. Blasé, il se posa sur le lit. Les loquets des sangles gorgées de sueur et sans séchés tintèrent contre le sommier.

Dans la cours, il lui avait dit de le retrouver. Le Soleil estival passait entre les branches et le feuillage du vieux chêne.
Lio jeta son mégot et se posa sur le perron, s’allumant une nouvelle cigarette.
Une douce brise berçait les feuilles, une lumière dorée baignait la cours. A l’accoutumée, la balançoire grinçait et le ballon narguait les enfants en contrebas.
Lio s’alluma une autre clope.
Le temps ne voulait passer, comme si un impertinent avait donné un coup de pied dans le sablier de l’univers, désormais horizontal.
Ses doigts tremblaient.
Il avait un mince espoir, peut-être que Seth avait été adopté, enfin.
L’espoir le fit sourire.
Qu’avait-il fait, encore ?
Ils l’avaient empêché, à plusieurs, de s’approcher du bureau de la directrice où Seth était convoqué. Alors, il ne pouvait qu’attendre, attendre impuissant et dans l’inconnu eu la sentence tombe.
Il s’alluma une troisième cigarette.

Il est ailleurs, prononça la voix du fantôme syrien.
Un brouillard d’outre-tombe emplissait la chambre de Seth.
Tu comprends pourquoi il n’est pas avec nous.
Tu l’as cherché alors qu’on était ensemble.
Mais.
Tu le sais.

Lio se leva, ignorant les voix qui murmuraient dans les filets de la Brume, et se mit à arpenter de nouveau la pièce, à imaginer son frère vivre ici. Sa quête l’emmena dans son placard, son petit recoin où demeuraient ses affaires, toutes ses affaires, l’entièreté de sa vie. Il chercha un indice, un espoir mais n’y trouva que l’inexorable passage du temps. Les tissus élimés et l’odeur des vêtements, imprégnés des fragrances de l’hospice, prouvaient que Seth s’était ancré ici.
C’est pour ça que tu ne l’as pas trouvé en prison.
Une boîte ; du bout des doigts, le couvercle fut soulevé. Un trésor de souvenirs désolés, empêtrés sans sens dans ce carton, comme si un déménageur ou un huissier, dans un ultime geste d’empathie, s’était saisi, pêle-mêle, de bibelots dans la chambre répudiée de Seth.
Un petit soldat vers, au fusil ramolli par l’âge, le canon flasque.
Il t’amènera à nous.
Comme un dépose un baiser sur le front d’un malade, Lio posa l’artefact sur le chevet et laissa, sans le vouloir, l'empreinte de ses doigts dans la poussière.

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