Accoudée au comptoir, le front posé dans une main, les doigts de la seconde tripotant l'ourlet de sa manche, Savannah attend qu'on lui serve enfin le gobelet qu'elle a commandé il y a déjà trop longtemps à son goût. Elle a encore du travail, elle a toujours du travail et ce cinquième café ne sera pas de trop pour affronter le paquet de rapports qui l'attendent encore. Elle se dit qu'il est vraiment temps qu'elle se trouve quelqu'un pour la seconder à la boutique de temps à autre, parce qu'être systématiquement en double voir en triple journée va finir par l'achever. Elle se dit aussi qu'il va falloir qu'elle repasse commande d'un ou deux articles qui ne vont pas tarder à manquer, le lubrifiant ça part toujours vite, si elle avait la place pour le stocker elle le commanderait en plus grande quantité, mais bon, tant pis.

Et toujours pas de café.

Elle relève la tête pour fusiller du regard absolument tout le personnel  engoncé dans des tabliers ridicules tandis que ses ongles se détachent du tissus de sa manche pour venir claquer contre le bois vernis, juste histoire de marquer son mécontentement un peu plus bruyamment. Elle s'agace finalement toute seule avec le bruit et s'apprête à lâcher un amer bon, il est pour aujourd'hui ou pour demain mon latte putain ? quand le petit serveur à lunettes dont les cernes rivalisent avec les siennes lance à l'attention de la clientèle «Savannaaaah ?!» Redressée d'un bon, elle ne peut s'empêcher toute fois de faire étale de son humeur massacrante en levant théâtralement les bras au ciel et se fendant d'un tonitruant «Alléluia !»

Dehors, son téléphone sonne alors qu'elle est occupée à se brûler le palais et l'intérieur des mains avec la sainte caféine bouillante, tant pis, elle ne décrochera pas, pas envie et si c'est urgent ils n'ont qu'à lui laisser un message ou la rappeler. Elle en a ras la cafetière aujourd'hui et si elle pouvait se le permettre elle irait s'enterrer dans une grotte loin de tout sans la moindre once de technologie sur elle. Que ce serait bon de ne plus voir personne, de ne plus avoir à se préoccuper de quoi que ce soit, plus de meurtres, plus de vols, plus de... Et merde, faut aussi qu'elle pense à refaire le niveau des aphrodisiaques, elle se sentirait vraiment con si elle se retrouvait sans sa meilleure marchandise à disposition.

Et ce fichu téléphone qui sonne encore.

Le regard se baisse pour intercepter ce qui s'affiche à l'écran du téléphone qu'elle se décide enfin à exhumer de son sac à main tout en continuant de marcher d'un pas vif.
Elle lève les yeux au ciel. Décroche. «QUOI ENCORE ?!» Trébuche. Raffermit sa prise sur le téléphone tout neuf qui vaut sûrement le prix d'un rein made in Calavera. Réflexe, la main gauche suit l'élan de sa jumelle et se ressert elle aussi sur le gobelet. Dans l'entreprise, le capuchon saute façon bouchon de champagne et c'est une magnifique explosion de café au lait qui décore tout ce qui l'entour, du trottoir à ses bottines en daim en passant par la vitrine toute proche pour finir par son pull et la personne qui arrivait en face.

«BORDEL DE MERDE !»

Savannah ne fait plus attention à la brume depuis longtemps et l'air frais lui pique les pommettes sans qu'elle ne s'en rende compte non plus. En revanche, l'envie d'étriper chaque habitant de cette planète un par un à l'aide du premier outil un minimum tranchant qu'elle pourrait trouver est plus que palpable. Son si précieux café foutu en l'air à cause de l'autre guignol incapable de se débrouiller tout seul plus de trois minutes consécutives.  Et l'autre encore qui se permet de la récupérer au vol, comme si elle était incapable de se retenir debout toute seule, comme si elle avait la tronche d'une nénette fragile qui a besoin qu'on la sauve comme ça, au détour d'une rue de bon matin.

Et puis le rire parvient jusqu'à ses oreilles.

Ce son si surprenant lui fait relever la tête pour observer  sa partenaire de danse et alors qu'elle était d'humeur à se dégager de l'étreinte d'un coup d'épaule rageur, elle s'étonne à rester immobile un peu plus longtemps, étrangement apaisée en l'espace de quelques secondes à peine.

Si elle lui a fait mal ? Tout à fait redressée elle tend légèrement son bras devant elle pour l'observer mais mis à part les goûtes qui tracent leur chemin sur sa main qui tremble imperceptible à cause de l'excès d'excitant, il semblerait que tout aille bien, pas de douleurs. Elle se sent seulement incroyablement stupide d'avoir hurlé de la sorte.

«Heu... Bah... Non, je crois que ça va.»
«Qu'est-ce qui va ? Qu'est-ce qu'il y a ?»
C'est vrai qu'à l'origine elle venait de prendre l'appel.
«Non rien, je te rappel.»  et clac, elle lui raccroche au nez sans une pointe de remords.
«Et moi je vous ai pas fait mal ? Enfin, je veux dire, c'est moi qui vous suis à moitié tombée dessus quoi...»

Pour l'expression orale on repassera, entre les jurons à tout va et le ridicule qu'elle se farcit maintenant à hésiter et buter sur une phrase aussi simple, elle n'est pas rendue. Mais il faut voir aussi la paire d'yeux qui lui fait face, elle est à tomber par terre.
La main sèche replace le smartphone dans le sac à main avant de partir à l'aveugle à la recherche d'un paquet de mouchoirs pour éponger comme elle pourra les dégâts.

«Ahah... Vous avez de la chance... Au moins je mets pas de sucre dedans.»
Elle s'essuie avant de lui confier le reste des kleenex.
«Enfin, je veux dire, pardon, de vous avoir aspergée comme ça, j'ai pas fait exprès.»

Non, en effet, elle n'a pas fait exprès, mais le résultat est le même. Ce qui est drôle c'est qu'il aura fallut qu'elle se brûle pour sentir la morsure du vent froid qui se fait beaucoup plus présente sur le dessus de la main rougie. Mais elle l'agite en souriant l'air de rien avant de la laisser retomber mollement contre son corps, c'est une dure à cuire après tout.

«Oh vous inquiétez pas pour ça, j'ai rien senti !»

Elle lavera ça à la maison ? Le regard de Savannah se décroche du visage harmonieux pour la détailler maintenant du sommet du crâne jusqu'à la pointe des orteils sans la moindre gêne et forcément, les tâches brune, même les plus infimes éclaboussures, attirent immédiatement le regard sur le tissus originellement immaculé.

«Oh merde... Non mais, non, c'est ma faute ! Laissez moi vous payer le teinturier, c'est la moindre des choses que je peux faire, et puis, dites-moi combien vous a coûté votre vêtement, je vous le rembourse !»

Elle s'apprête à sortir une des petites cartes de visite à son nom qu'elle se trimballe partout parce qu'à l'ouverture de sa boutique on lui a assuré que ca faisait hyper classe, mais elle se ravise aussitôt. Elle n'a pas tout à fait envie que la jolie jeune-femme en face d'elle ne disparaisse tout de suite. Elle est l'occasion parfaite pour changer d'air un instant comme elle en rêvait un peu plus tôt. Mieux encore même. Plutôt qu'une grotte sombre et humide, elle découvre une nouvelle tête avec un sourire à faire fondre le plus froid des glacier et un rire qui vous chatouille jusqu'au fond du ventre.

«Vraiment je vous présente toutes mes confuses, je suis excuse... Non, c'est pas ça. Je vous présente toutes mes excuses, je suis confuse. Oui, mieux. En plus, il fait au moins -8000, laissez moi me faire pardonner en vous offrant un petit déjeuner ? Un .. hinhin... Café ? Un thé ? N'importe quoi. »

Ressaisis-toi Savy où elle va prendre ses jambes à son cou et t'aura plus la moindre chance avec elle.

Un large sourire se dessine sur ses lèvres lorsque son interlocutrice accepte une partie du dédommagement proposé. Elle hoche la tête, répondant par le geste qu'elle accepte sa réponse, non parce qu'elle ne va pas non plus se battre avec elle pour qu'elle accepte son argent, faut pas déconner. Elle s'en veut, mais pas à ce point là. Elle lui plait, mais pas à ce point là non plus.
Le poignet est levé à hauteur de regard puis secoué pour relever la manche et vérifier l'heure sur sa petite montre pleine de brillants -oui Savannah fait parti de ces gens qui possèdent encore une montre- juste histoire de continuer à reprendre contenance petit à petit.
En temps normal, c'est elle qui pose les conditions, mais bon qu'importe, cette journée semble avoir décidé de dévier de la trajectoire ordinaire, et bien comme il faut.

«D'accord, on a qu'à faire ça oui. »

En enfonçant les mains dans les poches de son manteau, Savy réfléchit un instant à l'endroit où elle peut bien l'emmener parce qu'il est absolument hors de question de remonter la rue pour retourner dans l'endroit qu'elle vient de quitter après le spectacle qu'elle y a donné et surtout étant donné l'état où elle est. Ce serait risquer de bien trop faire plaisir au petit bonhomme à lunettes sur lequel elle avait élevé la voix à peine une dizaine de minutes auparavant.

Au bout de quelques secondes d'un silence gênant, un petit salon de thé lui revient en tête et elle se remet à marcher dans cette direction s'attendant à ce que la jeune-femme lui emboite le pas sans broncher. Son téléphone, lui, se remet à sonner mais elle l'ignore royalement et parle par dessus comme pour essayer d'en étouffer le bruit.

«Au fait, moi c'est Savannah.»

Parce que maintenant qu'elle vont passer une partie de la journée ensemble, c'est peut-être mieux de connaitre le prénom de l'autre.  Puis principe de politesse aussi.

« Je propose d'aller se réchauffer d'abord, puis après vos vêtements. Je vous amène qu'à trois rues d'ici vous inquiétez pas. »

Enfin, elle propose seulement pour la forme, parce qu'au fond sa décision est déjà prise. En plus, elle a vraiment besoin de passer sa main sous l'eau et un coup de serviette humide ne fera pas de mal à ses pauvres bottines qui vont finir irrémédiablement pourries sinon.

La foulée est rapide, l'haleine ne forme pas encore de petits nuages de buée mais on sent qu'une différence d'à peine deux degrés pourrait suffire à changer la donne. Arrivées devant l'établissement, galante elle lui ouvre la porte et lui fait un petit signe de la main pour l'inviter à entrer. Une fois enveloppée par la chaleur de la salle aux décorations d'un autre temps, ses épaules se décrispent largement et elle ne peut pas s'empêcher de faire quelques petits mouvements de tête pour assouplir sa nuque.
Elle désigne les tables vides d'une main avant d'esquisser un sourire.

« Je vous laisse choisir la place qui vous plait. Je reviens dans un instant. »

Toujours digne, le menton haut, elle disparait aux toilettes pour enfin pouvoir, comme prévu, se laver les mains, apaiser sa légère brûlure et essayer de limiter les dégâts sur les textiles et les cuirs qu'elle porte. Une fois fait, elle réarrange ses tresses, se remet un petit coup de rouge à lèvres, essuie quelques bavures de fard à paupière et reparait plus fraiche que jamais bien que toujours entourée des effluves de café qui vont certainement lui coller à la peau pour toute la journée. Elle s'arrête au milieu de la salle le temps de la trouver et vient s'installer en face d'elle dans un fauteuil bergère aux larges bandes grises et roses.

« Le lieu est à votre goût mademoiselle Preeti ? Si ce n'est pas le cas, laissez moi seulement le temps de réfléchir et nous quittons cet endroit. »

Légèrement penchée vers elle, au dessus de la table qui les sépare, les coudes sur les genoux, elle est prête à redégainer son mobile -enfin mis sur silencieux- pour satisfaire les désirs de celles qu'elle envisage clairement comme une nouvelle conquête que le destin aurait mis sur sa route ce matin pour l'aider à se détendre. Et peut-être aussi à réduire le taux de caféine dans son sang à faire exploser une machine d'analyses.

Puisque l'endroit convient, Savannah s'enfonce dans son fauteuil. Maintenant qu'elle y pense, c'est la première fois qu'elle souffle en plusieurs jours et le léger soupire d'aise qui lui échappe témoigne du bien être qui s'empare d'elle à cette idée.

« C'est parfait, merci. »

Si elle avait su qu'il fallait qu'elle sacrifie quelques fringues à l'autel du repos pour qu'enfin il arrive, elle l'aurait fait plus tôt. Ses paupières se ferment quelques secondes alors qu'elle bénie le maquillage qui recouvre son visage et camoufle des cernes qui doivent à n'en point douter lui donner des airs de mort-vivante puis elle repose son regard sur sa compagne de la matinée. Elle mériterait bien plus que ce qu'elle lui a promis pour la remercier de cette pause bienvenue qu'elle lui accorde.
Et comme le tutoiement semble avoir été adopté, c'est sur le même ton qu'elle entreprend de lancer la conversation.

« Dans quoi t'ai-je interrompue en t'aspergeant aussi grossièrement ? Enfin, je veux dire tu devais sûrement te rendre quelque part. Si ce n'est pas indiscret bien sûr. Après-tout tu ne me connais pas, tu ne sais pas ce que je pourrai faire de telles informations. »

Le coude vient reposer sur l'accoudoir et le menton dans la paume. Sourire de prédateur se dessine en tout petit sur ses traits, donnant un peu plus de poids à ses paroles alors qu'il ne s'agit là que de l'expression mal dissimulée de l'attirance qu'elle éprouve pour elle. Faible femme qu'elle est face à tout ce qui à son sens recèle de la beauté.

Elle profite du calme ambiant pour se remettre à l'observer avec plus d'attention. Chaque expression, chaque mouvement est analysé et enregistré, habitude qu'elle devrait avoir pris depuis le temps qu'elle est fourrée dans l'illégalité et d'autant plus depuis qu'elle est matriarche, mais qui lui échappe souvent. A vrai dire, si elles n'étaient pas venues s'installer dans ce lieux, elle se serait sûrement contentée de la regarder avec les yeux du désir, restant à la surface et l'esthétique sans chercher à gratter le vernis, défaut qu'elle imputerait certainement avec mauvaise foi à Erzulie si elle était au courant de sa présence mais qui, soyons honnête, a toujours fait parti d'elle.

Dans cette situation idéale, elle remarque évidemment immédiatement les changements  sur le visage de son interlocutrice et regrette la question qu'elle a posé avant même d'entre la réponse. Ce n'est pas en la mettant dans de mauvaises dispositions qu'elle réussira à la coller dans son pieux et ça, c'est décevant.

« Je suis... Infiniment désolée... Moi-même... »

Elle s'interrompt un instant, l'air pensif alors qu'elle se sermonne mentalement d'avoir faillit déraper au sujet de ses "enfants" avant de reprendre.

« Moi-même n'ayant pas d'enfant, je ne sais pas comment je réagirais... »

Les ongles s'accrochent à un fil qui dépasse pour tirer dessus, réflexe somme toute aussi humain que celui d'arracher l'herbe dans laquelle on est assis et elle se remet à sourire légèrement lorsque la voix de Preeti se refait un peu plus enjouée.

« J'allais partout et nul part... J'ai toujours trop de choses à faire, à croire que le monde ne sait pas tourner sans moi. »

Elle ricane en dégainant son porte feuille quand le serveur leur apporte leurs tasses.

« Non, bien sûr, c'est faux. Je possède... Une boutique et j'étais un peu en retard pour ouvrir, sans compter sur mon... cousin qui a sans cesse besoin d'avoir mon avis sur tout... Insupportable. »

Un billet est glissé sous le ticket de caisse -discrétion de la galanterie oblige- avant quelle ne rende le tout au jeune homme avec un hochement de tête pour lui signifier qu'il peut garder la monnaie. On ne compte pas ses efforts et ses piécettes lorsqu'il s'agit d'impressionner une charmante demoiselle.

« C'était lui au téléphone, tout est de sa faute... Enfin, je ne vais pas trop me fâcher contre lui non plus, grâce à son appel j'ai la chance de passer un peu de temps en très bonne compagnie. »

Savannah observe avec soin la photo du bébé, sait on jamais si ça peut rendre service. Mais son attention est vite attirée ailleurs et en dehors des bracelets qui lui sont désignés elle ne peut s'empêcher de s'attarder sur le galbe du mollet dévoilé. Avec elle, un rien peut devenir érotique, mais penser à cet instant qu'elle s'affole pour peu de choses c'est clairement ne pas voir ce qu'elle a sous les yeux, le velouté d'une peau parfaitement dorée, l'arrondi si charmant qui donne envie de croquer dedans.
Bref.
Elle cligne des yeux avant de reprendre le cours de la conversation en lui expliquant qu'elle possède une boutique, éludant ce qu'elle vend dans ladite boutique. Elle n'est pas du tout prude, loin de là même, mais elle a appris que toutes les vérités ne sont pas bonnes à être lâchées du but en blanc, surtout quand elles touches de près ou de loin à la sexualité, surtout quand c'est une femme qui lui fait face. Non pas qu'elle fasse un quelconque sexisme qu'on s'entende, mais il y a encore des constructions sociales indéniables qui permettent aux hommes d'être bien plus libres sur ce genre de conversations. Et puis, si l'on prend en compte la tenue traditionnelle de la jeune femme, ses manières, elle ne doit pas être femme à discuter de ces sujets, voilà une chose qu'elle n'aurait pas forcément retenue si elle n'avait pas procédé à son analyse visuelle.

Elle élude légèrement la question d'un geste de la main en répondant à l'aide d'un demi mensonge qu'elle assume pleinement. Ce n'est pas le moment de la braquer.

« Oh, ce n'est pas grand chose tu sais, c'est le genre de petit magasin dans lequel ont est certain de trouver un petit cadeau qui fera plaisir. »

Et puis elle enchaine sur les compliments pour finir de détourner tout à fait le sujet. Du moins elle l'espère.
Elle avale une gorgée du latte encore bien chaud avec un grognement de satisfaction et une petite salve de chair de poule avant de sourire aimablement en réponse à son retour de compliments.

« Voyons, c'est normal, c'est moi qui ai ruiné ta si jolie tenue... Elle est... Hmm... Indienne si je ne me trompe pas ? »

Elle penche la tête sur le côté à la manière d'un chien curieux.

« Et Arcadia, tu y es depuis longtemps ? »