“-Mon amour?”

Elle entra, fleurs déchirées, alors que tout était sombre. Un silence long comme un coeur qui ne battait plus.

“-J'oubliais, je ne suis pas mariée.”

La chaise au milieu du chemin, elle essaya de s'en saisir, de s'y assoir, n'y parvint pas. Sauf qu'il fallait bien s'asseoir quelque part pour enlever ses chaussures, non?

“-Je ne suis même pas fiancée...”

Ses chaussures... Il lui en manquait une, pourquoi? On ne marchait pas nu pieds d'un côté, pas alors que l'hiver s'approchait.
Octobre, ses ombres, ses secrets...
Un lambeau de tissu la gênait également, les fleurs s'y distinguaient à peine, étiolées, brisées, chiffonnées.
Il y avait une pensée cohérente à avoir, ici, maintenant.

C'est ma jupe...

Une jupe qui avait changé, qui n'était plus pareille mais elle ne parvenait plus à se concentrer. Elle, qui était elle? Un nom à murmurer, un vêtement à reconnaître, à comprendre ou au moins essayer. Une jupe, en quoi était-ce important?

Je suis une chose invisible qui ouvre les yeux

Un mensonge, comme une pointe au coeur au milieu d'autres douleurs. Elle avait mal, comprit-elle, extrêmement mal. Un adverbe maladroit pour exprimer la quantité, sauf que la douleur allait bien au delà.

Je n'ai pas ouvert les yeux, je les ai fermé.

Un buisson duquel elle s'était relevée...pourquoi?

Ma chaussure doit être là bas.

Parce qu'elle avait été à terre d'une seule manière: celle des morts, celle des assassinés. Des mots dans sa tête, des mots qui dansaient, des cris qui avaient résonné, les siens propres elle s'en souvenaient à présent. Des cris qui n'avaient rien fait, pas plus que ses poings, pas plus que ses ongles.

J'ai perdu ma chaussure, j'ai fermé les yeux.

Ce n'était pas juste.

Tout continuait à faire mal, elle attrapa le mug de thé froid abandonné sur le bureau, le serra contre elle. Elle consola la tasse, petit objet immobile, sans conscience, de la même manière qu'elle aurait aimé être consolé, essayant de de bercer, essayant de l'apaiser.
Essayant.

Moi aussi, je suis un objet.
Elle avait fermé les yeux pour ne plus les voir, elle avait crié pour ne plus les entendre. Elle avait voulu s'enfuir.

Elle était dans son appartement maintenant.

Et le pire était arrivé.

Ils avaient rit d'elle, bien sûr qu'ils avaient rit d'elle, jugeant qu'elle aurait pu être mieux, qu'ils s'ennuyaient presque.
Et puis elle, avec autant de douleurs qu'il y avait d'étoiles dans le ciel.
La nuit.

C'était la nuit toujours.

Le soleil se lèverait bientôt.

Dans le parc plus loin, il y avait une chaussure abandonnée, il y avait un buisson où des branches s'étaient brisées. Il y avait des bouts de fleurs de sa jupe, des bouts de tissus de son corsage. Un bâton oublié qu'un chien ramasserait au matin peut-être.
Combien de coups pour briser un crâne, combien de coups pour briser des côtés? Combien jusqu'à l'irréparable?
Des questions pour un film policier, pour un roman peut-être. Des questions qu'elle n'avait pas à se poser.

Elle s'était relevé.

Mais j'ai fermé les yeux, n'est-ce pas?

Oui, pour ne pas sentir tous ces poids sur elle, pour ne pas voir leurs yeux, leurs visages.

J'ai fermé les yeux...

Par la fenêtre, le fenêtre enfin, timide, triste. Une lumière qui n'éclairait rien, et, dans le grand miroir en pied qu'elle gardait au salon, elle se vit.

Ma jupe....

Elle se vit, hurla.

Hurla à n'en plus finir, comme le premier cri d'une naissance mais ce n'était pas une naissance.

Hedda n'avait jamais eu de jupe rouge à fleurs, ce n'était pas ainsi qu'elle était partie au matin la veille, non. Du blanc comme un reste d'été, des fleurs en tâche de couleurs...

Et ce qu'elle voyait dans le miroir, c'était sa jupe, c'était le rouge dessus parce qu'elle n'arrivait pas à penser à un autre mot alors qu'elle hurlait encore et encore.

Sang.

Ce même sang sur ces cuisses nues, sur son crâne aussi. Sur elle simplement, sur elle....

Et son cri était si terrible qu'aucune voix ne le portait : de la bouche d'Hedda venait le désespoir et le silence.
Une voix de toutes manières atone d'avoir appelée au secours sans que réponse ne vienne.
Dans ses bras, elle lâcha le mug et il se brisa mais pas autant qu'elle-même était brisée désormais.


Une nouvelle nature, un nouveau boulot...

Ne fais plus la fille, plus jamais.

De la colère, des choses qui ne cicatriseraient jamais. Autour d'elle, la violence, celle des hommes, celles des femmes et cela était bien. Elle, on la remarquait à peine, petite forme derrière un bureau, si menue pour un chagrin trop immense. Elle ne pleurait pas devant les autres alors les autres ne lui demandaient jamais pourquoi elle était si triste.
D'elle, ils connaissaient ses colères, ils en riaient parfois, pouvaient s'en inquiéter aussi. Ils disaient qu'elle faisait bien son travail et Hedda ne répondait rien, écoutant le chaos en elle, regardant toutes ces autres femmes que l'on rassurait, que l'on consolait, que l'on trouvait belles et que l'on voulait sauver.
Ces femmes qui n'était pas elle parce que elle, elle avait échoué.
Échoué à être belle, échoué à être aimée et même les hommes l'avaient dit : elle avait été un bien triste objet puisqu'ils avaient peiné à s'amuser.

Des rires qu'elle entendait encore entre veille et sommeil...

Elle ne parvenait plus à dormir convenablement.

Ne fais plus la fille, et si le nom d'un Dieu borgne danse sur ta langue alors oublie-le car tu l'as déçu, car tu l'as trahi. Ta dignité n'existe plus, tu ne récupéreras rien de ce qui aurait fait de toi une femme et c'est à cause de tes manières, et c'est à cause de ta jupe et de toi, de ce que tu as voulu. Sinon, pourquoi d'autres?
Ne pense plus au Dieu, toi que personne ne console puisque tu n'en vaux pas la peine. N'espère plus que le Chaos...

“-Chéri, tu veux un café?”

Silence, tandis qu'elle glissait les pièces dans le distributeur de sa nouvelle entreprise.

“-Ah j'oubliais, je ne suis pas mariée”.

Quelque'un, ayant eu lui-même envie de caféine, la regarda depuis le seuil de la pièce.  Hedda leva les yeux, furieuse et glaciale:

“-Qu'est-ce que t'as? Dégage avant que je m'énerve.”

Il dégagea.

Ici, on les respectait, elles et ses colères...