stuck in reverse.

@hedda muharib ⊹ @SIOBHÁN KEARNEY

www

Au versant nord de la maison, la pelouse enneigée reflétait quelques rayons éparpillés dans le ciel nuageux. Les branchages démunis des grands chênes balayés par la brise y dessinaient des ombres, et ces jeux de lumière éclairant le décor accaparaient son attention.
Le sol était gelé. Le souffle hivernal lui mordait les joues, s'infiltrait dans le col de son manteau, ébouriffait son chignon roux. Le froid glacial la transperçait jusqu'à secouer son corps inanimé de soubresauts, qu'elle se bornait à ignorer.
Elle aurait pu rester longtemps encore, à admirer ce paysage effacé de son horizon. Immobile sous le porche, elle profitait de ce tableau, de sa campagne délaissée depuis que cet appartement acheté la retenait en ville. Elle y revenait quelquefois, entretenait les serres autour, mais ne s’y attardait plus vraiment. Même la nature sauvage avait repris ses droits sur la propriété, et c’était comme si un contrat les liait en son absence ; la déesse lui cédait l’endroit en toute confiance, le lui rendait après en avoir profité deux ans. Deux ans chargés de souvenirs, heureux et doux pour la plupart, mais qui lui revenaient avec amertume, et une douleur insupportable.

Elle s’y noyait en vérité, s’embourbait dans la nostalgie et l’incompréhension. Et comme cela lui arrivait encore par instant, elle restait pétrifiée devant le vide qu’il lui laissait toujours, malgré les avancées, et sa vie bien remplie. C’était ainsi ; la demeure familiale lui évoquait l’ex-fiancé, et c’était probablement la raison pour laquelle elle n’y avait pas vraiment remis les pieds. Elle avait besoin d’un ailleurs pour dépasser la déchirure, et se forger de nouveaux souvenirs. L’envie de revenir la taquinait pourtant. Parfois elle parvenait à l’oublier, à estomper ses traits de ce décor et à en imaginer d’autres ; d’autres visages, d’autres éclats de voix pour habiter ces murs et les remplir de vie, dissipant ses fantômes. Un jour viendrait peut-être où elle pourrait s’y sentir de nouveau chez elle, sans cette horrible sensation d’avoir été amputée d’une part de son être ;
un jour, sans doute, mais ce ne serait pas celui-ci.  

L’alarme de son téléphone extirpa l’irlandaise de ses rêveries. Sans même y jeter un coup d’oeil, elle pressa un bouton de l’appareil depuis la poche de son blouson. Le panier à ses pieds fut saisit aussitôt, le corps tremblant enveloppé davantage dans les pans du manteau, et elle se mit en marche, tournant le dos à la mélancolie et au cafard. L’esprit à présent dirigé vers ce qu’elle savait faire de mieux - aider les autres et son métier, elle fit mentalement l’inventaire de tout ce qu’il lui fallait en regagnant l’auto. La plante et les sachets qu’elle était venue chercher complétaient ses préparatifs pour le rendez-vous programmé. Elle avait moins d’une heure de route pour arriver à l’heure et l’honorer, l’adresse étant déjà renseignée dans l’ordinateur, tout prêt à la guider.


Bravant de nouveau les températures polaires, la divine s’engouffra dans les rues du quartier historique. Le véhicule abandonné sur une place de parking, elle préféra marcher un peu jusqu’à l’immeuble, malgré le froid et les affaires qu’elle devait transporter.
Par chance, on proposa de lui tenir la porte quand elle fut sur le seuil du bâtiment vieillot. Un regard indiscret en direction des boîtes aux lettres lui assura qu’elle ne s’était pas trompée d’endroit. Alors elle s’arma de courage, et les bras chargés jusqu’aux yeux, grimpa les volées d’escaliers jusqu’au dernier étage.

Le numéro 23 s’étala finalement en lettres d’or sur une porte en bois vernis. Elle déposa la plante sur le palier et une fois les mains libres, elle donna trois coups délicats sur la surface pour s’annoncer.  

Elle ignorait presque tout de cette femme à laquelle elle rendait visite ; mais Cian avait l’air d’y tenir, et c’était suffisant. Il lui avait demandé de quoi la soulager ; alléger ses angoisses et l’aider à dormir. C’était tout ce qu’elle savait, et elle avait accepté de venir.
Pourtant à peine son hôte eut-elle ouvert la porte, que d’autres informations comblèrent son profil...

A associer au nom, Hedda Muharib, elle avait désormais des traits. Un portrait harmonieux et une silhouette gracile, mais un mal-être ineffable au fond des yeux, et une aura cendrée...

« Bonjour. Siobhán Kearney, l’herboriste ». Son visage s’éclaira d’un sourire bienveillant qui ne laissa rien deviner de sa surprise. Et tandis qu’elle tendait sa main gantée pour saluer la Valkyrie, elle s’annonça d’une voix toute aussi douce et claire, paisible, et sûre d’elle.

stuck in reverse.

@hedda muharib ⊹ @SIOBHÁN KEARNEY

www

Je n'ai pas peur, la phrase se répétait en boucle dans la tête de la jeune fille comme une prières aux paroles incompréhensibles. Je n'ai pas peur, première pensée que Hedda se forçait à avoir le matin quand bien même elle n'y croyait pas. C'était comme un médicament à avaler, un peu trop amer, ou bien une pilule trop grosse qui vous restait en travers de la gorge et impossible à recracher. C'était beaucoup de choses, rien du tout aussi, des mots dérisoires que d'autres prononçaient mieux qu'elle, que d'autres pensaient mieux qu'elle.
C'était une présence dans son coeur qui avait cessé de battre pour repartir à nouveau, c'était la promesse d'Eskel aussi un peu, celle de la Force à venir quand bien même l'homme n'avait rien promis du tout. Je n'ai pas peur...

Jour de congé, cela voulait dire pas de travail, pas d'emploi du temps à suivre pour l'empêcher de trop penser, de trop...e n'ai pas peur.
Cela voulait dire que les aiguilles feraient le tour de l'horloge sans qu'Hedda ne comprenne les tâches à faire pour que le temps passe. Manger, s'occuper, regarder la télé... Non, même cela, la jeune femme n'y arriverait pas.
Elle avait faim, elle regardait les murs nus de son appartement et son ventre grondait un peu. Par réflexe, à son réveil, la jeune fille avait sauté dans la douche, s'était habillée des vêtements les plus informes possibles quand bien-même elle restait seule chez elle, loin de tout regard, et à présent...à présent elle attendait.
Des tableaux, des photos, des dessins même... On aimait bien voir cela d'accrochés en général, non? Hedda avait jeté beaucoup de ses affaires, le peu de photos qu'elle possédait encore montraient une jeune fille souriante qu'elle ne reconnaissait plus. Elle ne voulait pas avoir à ses murs le visage d'une inconnue...

Brusquement, on toqua et...et …. JE N AI PAS PEUR

Retenant sa respiration, Hedda tourna la tête vers l'horloge encore une fois. On était l'après midi, il y avait des chiffres à lire entre les tics tacs mais cela lui semblait impossible pour le moment car la panique coulait en ses veines, bien plus vive que son propre sang.
Dans ce qui semblait un geste surhumain, la jeune fille alla à la porte. Un coup d'oeil au judas lui montra le visage d'une autre femme qui lui faisait face. Encore une fois, Hedda hésita, sa main tremblait à nouveau tandis qu'elle enlevait la petite chaînette de sécurité, ouvrait la porte quand bien même elle avait je n'ai pas... (si) peur.

La femme se présenta. C'est vrai, Cian lui avait parlé d'une herboriste, de quelqu'un qui pouvait avoir des choses intéressantes peut-être pour Hedda dont la simple connaissance en matière de tisanes et d'infusions consistait à faire tremper un sachet et d'oublier la tasse quelque part ensuite.

”Entrez” Le mot se fraya un chemin à travers sa propre gorge avec difficulté. Quand Siobhan s'avança, aussitôt la jeune femme referma derrière elle. Puis, par dessus ses habits
qui pourtant la couvraient bien, elle rajouta un autre pull pour se cacher plus encore. Comme d'habitude.

”Je euh....merci d'être venu? Il...y a des chaises. Pour s'asseoir. Ou un fauteuil.” Hedda elle-même restait plantée debout, comme une petite fille attendant la permission. Elle avait rentré ses mains dans les grandes manches du pull également...

”Faites pas attention au bazaar.”

Tout était propre, aussi propre que vide pourtant. Un mot pouvait convenir à ce petit appartement triste : désincarné.

”Il...vous faut quelque chose?”

stuck in reverse.

@hedda muharib ⊹ @SIOBHÁN KEARNEY

www

Invitée à entrer, l’irlandaise s’avança de quelques pas pour déposer tout son bazar sur le plancher du vieil appartement. Elle se dépêcha de récupérer la plante laissée sur le palier et la tint fermement contre elle en regardant son hôte refermer chaque verrou avec soin. Elle pouvait facilement imaginer sa peur, envisager le traumatisme quotidien, et se revit même à sa place quelques mois en arrière. Aucun détail de son histoire ne lui était connu mais certains gestes, certains regards et certaines attitudes avaient été les siens ; avec du temps, de l’aide, et une présence qui l’avait soutenue, elle s’en était sortie en peu de temps. Mais peut-être était-ce aussi parce qu’on l’y avait préparé toute sa vie…

Elle resta silencieuse en observant la créature qui disparut presque sous les couches de vêtements. « C’est pour vous ». Naturellement, l’Empoisonneuse lui présenta l’arbuste, avant de se tourner vers les chaises indiquées. Elle déposa la plante sur la table à côté, et rassembla les sacs qu’elle avait apportés. « Il y a des infusions pour vous détendre et vous aider à trouver le sommeil. Ca devrait vous permettre de récupérer. Tout est noté et expliqué ». D’un geste ample et aérien, elle désigna l’ensemble des préparations. Dans les sacs en papier, des boîtes empilées avaient été soigneusement emballées et pourvues de notules rédigées à la main. Tout était lisse et carré, élégant et coquet, à l’image de la femme tirée à quatre épingles. « La plante peut rester à l’ombre ; elle n’a pas besoin de lumière directe. Et elle devrait survivre si vous l’arrosez environ une fois par semaine ».

L’appartement était vide et impersonnel, impeccable pourtant, et l’herboriste souligna le commentaire d’un sourire effilé. Elle avait eu raison de lui offrir la succulente ; les plantes mettaient de la couleur, de la chaleur et de la vie dans une demeure à l’abandon.

« Il y a aussi des pâtisseries. Je ne savais pas ce que vous aimiez alors, la boîte est un peu grande... ». Les employés de l’Elixir l’avaient remplie de mignardises. L’irlandaise n’avait pas lésiné sur les présents, pourtant ses attentions sincères se confondaient souvent avec de la déformation professionnelle. Elle ne ratait jamais une occasion de faire sa promotion - et après tout, ses produits en valaient la peine, non ?

« Je n’ai besoin de rien. Je suis là parce que Cian m’a parlé de vous ». Il n’avait trop rien dit - rien qui puisse l’embarrasser du moins, mais l’essentiel avait été évoqué. La divine savait qu’elle pouvait être utile à cette personne et c’était tout ce qui comptait.
Comme elle se mit à avoir chaud, elle défit les boutons de son manteau et ôta son écharpe. L’étoffe demeura dans ses mains gantées, chargée d’un parfum d’homme… et de poils de chat, surprise du jour qu’elle n’avait pas remarqué.

« Je ne sais pas s’il vous a expliqué, mais on peut mettre en place un suivi, si vous voulez ». Elle se tourna vers la Valkyrie en prenant soin de ne pas envahir son espace. « Ce sont des soins classiques », poursuivit-elle en désignant les plantes et fleurs séchées ; « C’est bien pour commencer. Mais je pourrais les personnaliser en fonction de vos réactions et de vos besoins particuliers ».

Immobile, elle se tut et attendit une réaction, se sentant presque coupable d’avoir trop parlé.

stuck in reverse.

@hedda muharib ⊹ @SIOBHÁN KEARNEY

www

Un peu comme une enfant (ce qu'elle ne savait plus être), Hedda ouvrit les yeux et, par automatisme, la bouche aussi. Une moue comme un réflexe, entre la surprise, l'envie, la gourmandise aussi. Des gâteaux...
Elle ne pensait plus à s'acheter des gâteaux, le soir parce que la nuit tombait vite ou était déjà là, Hedda trottinait depuis le travail jusqu'à son domicile et s'enfermait ensuite à double tour, le coeur battant.
Chez Ikaros, Anatoli ramenait quelque chose de la boulangerie parfois. Il disait que ça faisait partie de ses tâches, être coach en bien être, et avait pris au premier degré l'expression de Hedda d'aller “chercher des cookies” qu'elle lui avait balancé en plein visage un jour. En réalité, la secrétaire avait surtout voulu lui hurler d'aller se faire foutre mais parce que Cian était avec un client dans la pièce d'à côté, la métaphore lui avait semblé plus prudente...

Cian, c'était grâce (à cause?) à lui si Hedda avait dans son salon une grande femme roussequi savait comment s'habiller, qui savait comment se maquiller et semblait pouvoir évoluer partout où elle allait avec aisance. Même dans un appartement petit et triste...
Tandis qu'Hedda restait coincée/cachée dans un pull trop grand, trop informe, Siobhan se défaisant de son écharpe, de son manteau, véritable reine capable de donner de la grâce au moindre geste. Prudente, Hedda l'observait avant de se rappeler qu'elle était ici chez elle, que c'était donc à elle de ranger les affaires de l'invité.
Les mains pas trop tremblantes ou presque, elle débarrassa Siobhan, accrochant ses vêtements qu perroquet dans un coin de la pièce. Ce même perroquet dont Eskel disait pouvoir la protéger au besoin...
Ils n'en avaient pas reparlé, pas plus que de l'application que l'homme avait installé sur le téléphone d'Hedda. Jusqu'ci, la jeune femme ne l'avait pas utilisé. Pas encore...

”Je ne veux pas de soin. Boire des tisanes, me relaxer, me reposer et me faire aller bien je veux bien mais...” Mais se “soigner”, faire comme s'il y avait en elle quelque chose de mauvais qui la métastasait de l’intérieur, c'était continuer à se sentir sale, coupable. Tout continuait à la renvoyer à l'agression, au traumatisme. Avoir été assassinée n'était également pas ce qui la secouait le plus, revenue ou non, et Hedda se débattait contre d'autres douleurs hélas.

”Si..euh... vous vous entendez bien avec Cian, dites lui peut-être de me donner une augmentation? Comme ça je déménage et je prends un appartement avec une baignoire et promis je mets toutes les feuilles que vous voulez dans de l'eau.”

Entre les deux femmes, le panier, la boite à gâteau aussi. Cela mangeait complètement l'espace de la petite table et c'était étrange pour Hedda de la voir comme cela, occupée. Elle, elle y déposait son assiette le soir et l'enlevait aussitôt le repas avalé, comme pour ne pas déranger jusqu'à ses propres meubles...

”Mon seul besoin c'est le repos. Je...sais que je dois me battre toute la journée contre plein de choses même si j'ai déjà beaucoup d'aide alors je veux au moins dormir la nuit sans hurler. Ou au moins que je me réveille reposée y compris de mes cauchemars...c'est possible, vous croyez?”

Comme de l'espoir dans la question, dans le grain de voix. Un peu, pas trop, ce n'était pas vraiment une voix d'ailleurs mais presque une ombre elle aussi. Rien ne s'attachait, sur Hedda, rien ne restait tangible et quelque chose d'elle refusait de s'accrocher au monde réel. Parce que le monde réel blessait, tuait...

"Vous avez de beaux cheveux, on doit vous le dire souvent..."

stuck in reverse.

@hedda muharib ⊹ @SIOBHÁN KEARNEY

www

La chaleur de l’appartement devenant soudain inconfortable, la rouquine se débarrassa de ses vêtements. D’abord l’écharpe, puis le manteau déboutonné, qu’elle voulut coincer sous son bras. Elle n’avait pas l’intention de s’inviter, mais les gestes - ou simplement la politesse - furent perçus comme tels. Elle faillit le lui dire, qu’elle ne comptait pas rester, quand bien même elle venait d’envahir son espace. Et puis, elle se retint, laissant la Valkyrie emporter ses affaires, émue par le contact soudain de ses deux mains tremblantes. Peut-être bien qu’un peu de compagnie pourrait lui faire du bien ; peut-être aussi qu’une partie d’elle n’avait pas envie d’être seule. Ou plutôt, qu’elle avait besoin du contraire. D’une présence, d’un peu d’aide à distance raisonnable, comme elle était capable de lui procurer. C’était bien dans ce but qu’elle s’était rendue jusqu’à elle dans ce quartier.  

La Belladone n’afficha qu’un sourire chagriné devant la réticence. Elle pouvait la comprendre, et chaque geste, chaque attitude et chaque réponse la confortait un peu plus dans la vision qu’elle s’était faite de sa patiente, qui d’ailleurs ne voulait pas l’être. Elle garda le silence, opina simplement du chef avant de laisser son regard traîner discrètement dans la pièce. La remarque suivante provoqua un sourire plus vivant ; « Je verrai ce que je peux faire », promit-elle sans conviction, mais toujours ce souhait de lui tendre la main. Elle n’avait pas à dire à Cian comment traiter ses employés, c’était certain. Mais pour l’appartement, il se trouvait qu’elle-même était propriétaire et qu’au besoin, elle pouvait faire un effort sur le loyer. Cornucopia serait bien plus sécurisant pour elle, alors la botaniste se risqua à proposer. « Si vous voulez déménager, il y a des logements libres dans le quartier vert. C’est tranquille et plutôt sûr ». Refait à neuf aussi. Écologique et lumineux, mais elle n’en dit pas davantage, craignant de lui faire peur. Elle ne voulait pas lui forcer la main, cependant sa détresse - il fallait l’avouer, la touchait en plein coeur. L’instinct de la divine ne pouvait y rester insensible. Ce n’était pas seulement pour Cian qu’elle était prête à faire autant pour cette jeune femme qu’elle ne connaissait pas. Sa générosité, son empathie étaient sincères, partagées par la déesse et par son hôte.    

« Vous n’êtes pas seule, Hedda ». Soudain, le timbre de voix chaleureux résonna dans le salon étroit. Au fond, c’était tout ce qu’elle espérait lui faire comprendre, et si la créature l’acceptait, ce serait déjà suffisant. Les iris cérulés captèrent alors le regard de la créature, qu’elle gratifia d’un sourire bienveillant. Sur le moment, la botaniste composa avec le sentiment de se montrer trop intrusive, peut-être, mais elle avait appris avec le temps qu’on n’offrait jamais trop souvent son aide à ceux qui en avaient vraiment besoin. « Commencez par essayer ça ». De nouveau, elle désigna les paquets posés sur la table, tandis qu’elle s’approchait du porte-manteau. Prête à reprendre ses affaires et à filer, si elle sentait qu’elle en avait déjà trop dit, trop fait. « Il y a mon numéro dans les sachets. Si jamais vous trouvez que ce n’est pas adapté, laissez-moi un message, et je vous proposerais quelque chose d’autre ». La méthode importait peu, et elle pouvait l’aider selon ses propres règles. « Oui, je pense que c’est possible », murmura finalement l’irlandaise. Malgré la voix étouffée, elle était sûre d’elle et cela se voyait. Elle faisait des miracles autour d’elle. Du moins elle en était capable. Ses connaissances domptaient l’hybris d'Héphaïstos lui-même, alors elle permettrait à Hedda de mieux dormir la nuit.  
Le compliment soudain la fit sourire, tandis qu’elle saisissait machinalement entre ses doigts gantés des mèches de cheveux roux. Ne sachant trop quoi dire, la Belladone se contenta d’un merci silencieux soufflé par le regard. La créature était touchante, une puissance endormie sous la carcasse fragile, carapace de cristal qui donnait l’impression de pouvoir se briser au moindre dérapage. Heureusement, la botaniste savait faire preuve d’une infinie douceur et de beaucoup de minutie, autant que de froideur quand la situation l’exigeait. « Vous retrouverez un sommeil paisible, c’est promis ».

stuck in reverse.

@hedda muharib ⊹ @SIOBHÁN KEARNEY

www

Un instant, Hedda songea à devenir incendie ou ouragan. A bouger beaucoup, à agiter les bras (pas à parler, ses pensées ne se coordonnaient pas jusque là), à garder une porter fermée.
Sa porte.
Celle sur l'extérieur, celle sur la sortie.
Ne pas laisser Siobhan partir.
Mais la jeune fille était (restait) immobile là, dans son petit appartement un peu trop chaud (il y faisait soit trop chaud, soit trop froid) avec une table surchargée par une boîte à gâteaux, une place, des sachets de tisane.
Et le poids du monde l'écrasait (les écrasait, elles étaient deux en elle) tandis que son frisson, même violent, ne parvenait pas à la libérer.

Les mains étaient crispées contre le dossier de la chaise (depuis combien de temps le tenait-elle, avant ou après avoir complimenté Siobhan sur ses cheveux?). Hedda comprit que si elle parlait, chaque mot serait rauque, beaucoup trop. Avait-elle envie de parler? Là encore, la jeune fille ne parvenait pas à savoir (la valkyrie non plus, en vérité. Toutes deux s'accordaient en terme de malaise).

”Vous... euh...”

Et à quoi ressemblait-elle sinon à une sombre idiote, hein?

”Vous voulez goûter une de vos tisanes avec moi?”

Et non elle n'était pas seule, elle avait une guerrière dans la tête, elle avait un porte-manteau maléfique chez elle aussi.
Elle avait le numéro d'un homme dans le téléphone, son ombre dans son coeur (mais ces choses là ne se savaient pas encore). Elle avait de la tisane et des gâteaux, une femme très belle avec un sourire doux qui disait des choses n'ayant rien de triste.
Et les propres mots d'Hedda restaient coincé dans sa gorge, ils étaient pareil à un chat furieux griffant tout sur son passage pour sortir enfin.
Rien ne sortait, rien ne venait.
Elle pensa à un sommeil paissible, elle pensa à un silence, enfermant le peu de clameur qu'elle possédait encore. Les murs de son appartement, une prison.
Mains tremblantes, Hedda fit chauffer de l'eau. Déménager,; pourquoi pas? L'idée la séduisait (ce n'était pas bien d'être séduite), l'effrayait aussi.
Ici, elle avait appris à compter chaque marche, chaque pas depuis le travail jusqu'à la porte, depuis la porte jusqu'à Ikaros. Elle le faisait dans sa tête, cela la rassurait. Le matin, cela lui donnait un nombre précis de pas (de mètres?) pendant lesquels la terreur était totale, ensuite venait la sécurité ou bien l'illusion de celle-ci.

”Désolé, j'ai perdu l'habitude de recevoir.”

Du pain et du vin, pas de l'herbe à boire avec les invités !

Etait-ce la valkyrie, cette fulgurance soudaine dans son crâne? Groeg sèche, gorge serrée, cela ne s'arrêtait jamais.

”Combien est-ce que je vous dois?”

stuck in reverse.

@hedda muharib ⊹ @SIOBHÁN KEARNEY

www

Sa main glissa lentement sur l’écharpe froissée qu’elle effleurait déjà en vue de s’échapper. « Je ne veux pas vous déranger davantage », souffla-t-elle doucement en commençant pourtant à abandonner cette idée. La botaniste n’était pas du genre à s’imposer. Elle irradiait, par son charisme et son aura, c’était vrai, et elle savait occuper l’espace ; mais pour rien au monde, elle n’aurait écrasé de sa présence quelqu’un qui - à ses yeux - ne le méritait pas. Elle avait appris à doser, mettre en confiance quand c’était nécessaire, à s’effacer aussi. Parfois, au contraire, il fallait impressionner, intimider aussi, étendre son ego jusqu’à pouvoir rivaliser avec l’assurance de certains, leur tenir tête, contre-attaquer. Cette fois, il n’était pas question de tout ça et elle appréciait aussi ces moments de paix, bien plus nombreux depuis qu’elle avait rompu tout contact avec les mafias en dehors du Royaume. Sa déesse pouvait alors s’exprimer dans ses fonctions primaires, à savoir l’apaisement d’autrui et la préservation de son bien-être. Au fond, c’était là son premier talent, sa raison d’être même, et des gens comme Hedda - ses patients - lui donnaient l’occasion de renouer avec l’essence de sa parèdre.

« Si ça vous fait plaisir ». Un sourire rassurant et sincère étirant ses traits doux, elle s’éloignait déjà de ses affaires pour rejoindre la table, et saisir le dossier d’une chaise à l’image de son hôte un peu plus tôt. Elle avait du temps devant elle, et si ça n’avait pas été le cas, elle l’aurait pris tout de même, pour Hedda. « Ne vous excusez pas. C’est moi qui suis venue à l’improviste ». En regardant la valkyrie se démener pour assurer tout son confort, elle ne manqua pas de lui rappeler qu’elle était aussi responsable de la situation. Elle espérait que ça l’aiderait à dédramatiser, car cette visite lui en coûtait et elle pouvait le voir ; mais l’herboriste s’était invitée chez elle dans un but précis et elle n’attendait rien de sa part. Les rôles ne devaient pas s’inverser.  « Laissez-moi vous aider ». A préparer les tasses, débarrasser la table, à aller mieux surtout. Pourtant dans l'immédiat, elle se contenta d’ouvrir un paquet après avoir ôté ses gants, lesquels furent reposés avec le plus grand soin sur la surface. Ca l’embêtait toujours de devoir les enlever quand elle n’était pas seule. Le tissu faisait comme partie d’elle depuis le temps, ce n’était pas qu’une simple protection, c’était sa carapace. Sans lui, il lui fallait redoubler d’attention, craindre toujours de blesser son prochain, et ne pas avoir le contrôle lui était insupportable. Elle s’en savait capable à force de concentration, pourtant elle continuait de douter d’elle. Il suffisait d’une seule seconde d’inattention pour qu’elle soit responsable d’une véritable tragédie, sans être sûre de pouvoir rattraper le Mal. Pourquoi prendre des risques inutiles quand elle pouvait seulement s’en prémunir ? Le drame ayant suivi l’apparition de ce pouvoir avait toujours de l’emprise sur elle - les conséquences avaient été terribles, elles auraient pu être encore pires. Un véritable traumatisme qu’elle cachait depuis, habile.

« C’est pour moi cette fois-ci ». Quand la créature demanda combien elle lui devait, l’herboriste n’hésita pas un instant. Les affaires étaient ce qu’elles étaient, aussi elle s’assurait toujours de poser des limites à sa bonté. Ce qui ne signifiait pas qu’elle ne pouvait pas en faire preuve à répétition si cela lui chantait ; « On en reparlera quand vous serez satisfaite. Si les herbes sont efficaces, vous devriez en sentir les effets d’ici une à deux semaines. Deux à trois tasses par jour si vous pouvez, dont une juste avant le coucher ». Elle n’avait pas de doute là dessus en vérité. Ses préparations fonctionnaient, seul le délai et la quantité pouvaient varier d’une personne à l’autre. Les premières n’étaient jamais chargées, elle adaptait les doses en fonction des retours et dans chaque cas particulier. Mais Hedda n’en était pas là encore, et elle devait l’aider à se détendre, non pas l’assommer.

« Où est-ce que vous voulez l’installer ? ». Les bras chargés de la plante qu’elle venait lui offrir, Siobhan balaya l’appartement du regard sans oser s’y attarder. Il lui fallait faire de la place pour qu’elles puissent s’asseoir à table et discuter sans devoir se chercher entre les feuilles. « Elle n’a pas besoin de trop de lumière, ni d’entretien particulier ».

stuck in reverse.

@hedda muharib ⊹ @SIOBHÁN KEARNEY

www

”Une plante à mon image, donc.” Il y avait de la douceur dans la voix d'Hedda, dans la plaisanterie simple balancée comme un haussement d'épaules.
Pour la première fois depuis longtemps, la jeune femme regarda autour d'elle. Ses yeux allaient et venaient, glissant encore un peu trop sur les murs à la recherche d'une chose rassurante à laquelle se rattacher, d'une cachette pour s'y précipiter mais...
Mais il y avait du mieux, ou un effort au moins. Un effort pour un mieux...

”Près du porte-manteau”, répondit finalement la jeune femme. Il lui sembla avoir dit cela avec trop d'enthousiasme, presque; aussi rougit-elle un peu en détournant le regard. ”S'il vous plait...”

Le porte-manteau qui faisait peur, auquel étaient accrochés des vestes beaucoup trop colorées pour l'endroit, pour Hedda maintenant. Des vestes qu'elle ne mettait (mettrait?) plus. Une plante, des bouts de couleur en tissu, de quoi faire une jolie photo non?
Une photo que la jeune femme savait très bien à qui envoyer. Elle le ferait, oui, elle le ferait (et l'idée la fit rougir un peu plus encore).
Elle tâcha de se reprendre, de se concentrer sur autre chose. Une à deux semaines, ça voulait dire un ou deux “anniversaire” avant les effets.
Des anniversaires, Hedda en possédait trop à présent. Anniversaires de non-anniversaires, faisant se sentir la jeune femme comme une Alice miséreuse à la table d'un Chapelier Fou bien trop méchant et d'un Lièvre de Mars qui ne l'était pas moins.
Au début il y avait eu les anniversaires d'heures, de moment de la journée (joyeux traumatisme, Hedda ! Reprends une tasse de thé, Darling...) puis ceux du jour de la semaine (elle les ressentait encore), du jour dans le mois aussi (deux, il y en avait eu deux). Survivrait-elle (non elle n'avait pas survécu) pour les un an?

”Désolé, l'excuse sortit comme un réflexe. ”J'étais dans mes pensées...”
Et pour faire bonne figure, hedda tâcha de sourire. Cela n'atteignait pas les yeux et les lèvres se soulevaient à peine assez pour que l'on puisse reconnaître que oui, elle souriait.
Pour s'occuper les mains, Hedda sortit alors deux grandes tasses. La seconde, elle dû la chercher tout au fond d'un placard, sur la pointe des pieds car elle avait perdu l'habitude de recevoir. C'était des mugs simples avec des dessins simples dessus, Des fleurs pour l'un, une licorne souriante pour l'autre.
Siobhan eut droit à la licorne.
Dans la bouilloire, l'eau chauffait doucement. A nouveau, Hedda cacha les mains dans les manches de son pull. Plus tôt elle prendrait ces plantes, plus tôt les unes à deux semaines viendraient. Mentalement, la jeune femme décida de noter les anniversaires de la première prise de tisane. Cela aiderait peut-être, non? Car ceux-ci amèneraient à une forme d'espoir. Un peu...

Avec un geste brusque de petit animal, Hedda tira l'une des chaises, s'assit enfin. Soupira. Comme si un danger s'écartait (Lequel? Elle ne savait pas), que venait à présent le temps (millimétré) du repos.

”Merci de rester un peu, c'est gentil. Et de ne pas me faire payer...”

Un autre sourire, comme un autre petit miracle pas entièrement dessiné.

"Comment est-ce que vous connaissez Monsieur Cian? Enfin que vous le connaissez sans avoir envie de le tuer? Je veux dire, moi je l'aime bien, il est gentil mais les gens qui demandent des rendez-vous avec lui parfois, c'est....musclé?"

stuck in reverse.

@hedda muharib ⊹ @SIOBHÁN KEARNEY

www

La plaisanterie la fit sourire, avec beaucoup de grâce et de douceur comme pour accompagner la voix. L’herboriste alors se tourna, étudia l’endroit suggéré et y mena la plante avant de s’accroupir à ses côtés. Avec soin, elle ôta le papier recyclé dont elle l’avait drapée elle-même, lequel elle replia avec autant d’application avant de le glisser dans la poche de sa veste. Rien qu’en se redressant et admirant un peu le résultat, elle approuva l’idée d’un hochement de tête silencieux. Déesse des plantes, elle ne jugeait pas - ou bien peut-être un peu - mais elle avait toujours du mal à concevoir qu’un logement puisse rester dépourvu de vie végétale. C’était sans doute très personnel, mais elle avait besoin de vert pour se sentir à l’aise et pouvoir respirer.

Énième sourire de la journée, la botaniste regagna la table en détaillant les motifs de la tasse qu’on venait lui apporter. Elle se dépêcha d’enfiler ses gants, avant d’examiner le récipient avec beaucoup de discrétion. Son univers à elle manquait de cette fantaisie là. Même enfant, elle ne l’avait que peu connue.

« Je vous en prie ». Deux sachets de mousseline confectionnés par ses soins s’immergeaient désormais dans l’eau bouillante. Un pour chacune, la rousse s’était occupée du service et à présent elle repoussait le mug qui lui revenait au devant de son hôte.    

La question la surprit. Elle ne s’attendait pas à parler de Cian avec elle ; du moins, pas en ces termes là. Ni même avec n’importe qui. Elle évoquait toujours le Chevalier avec de l’affection et une certaine pudeur, et cela se voyait. « C’est un ami. De très longue date ». Elle ne devait pas avoir plus de treize ou quatorze ans la première fois qu’ils s’étaient vus. Elle l’avait trouvé rustre et insolent durant toutes les vacances ; lui répétait qu’elle était maniérée et prétentieuse, et leurs disputes incessantes s’étaient soldées par un premier baiser la veille de son départ.
Un voile de nostalgie obscurcit son regard tandis que l’herboriste replongeait dans ces souvenirs. Ceux-là n’était pas tristes ; ils étaient drôles, et tendres. Encore purs, innocents, comme eux l’étaient à l’époque ; et c’était de cette façon qu’elle voulait s’en rappeler, toujours.

« Que voulez-vous dire ? ». Une pointe d'inquiétude dans la voix la trahit. Bien sûr qu’elle se faisait du souci pour lui ; devait-elle s’en faire davantage ? Elle savait pour les combats clandestins mais Cian restait discret sur tout le reste. Elle doutait qu’il lui en parle s’il avait des ennuis. Et puis, ce n’était peut-être rien de grave ? « Il a choisi un métier pas facile... » Et elle tâcha de s’en convaincre, comme si elle avait peur de découvrir la vérité et de se sentir inutile.

Son attention se reporta alors entièrement sur Hedda. La déesse se mit à analyser l’aura avec moins de retenue qu’avant, et à jauger la valkyrie qui se retrouvait là. Elle hésita longtemps, prit une profonde inspiration. Etait-ce le bon moment ? Elle n’avait pas forcément prévu de lui parler de ça… et pourtant. « Il m’a dit que vous étiez… quelqu’un d’un peu particulier ». Il n’avait pas dit quoi, en était incapable. Mais elle avait compris. Et en ouvrant la porte, elle avait su précisément. « Comme moi », s’empressa-t-elle d’ajouter, en espérant que ça la mettrait en confiance au lieu de l’effrayer.
Au fond, elles n’étaient pas si différentes. Toutes les deux habitées, et toutes les deux conscientes… Certes, elles avaient un vécu qu’on ne pouvait pas comparer. Mais sur la forme, l’une n'avait-elle pas juste un peu plus d’expérience ?

stuck in reverse.

@hedda muharib ⊹ @SIOBHÁN KEARNEY

www

Ses deux mains entouraient le mug dans un geste qui n'avait rien de sûr. Les doigts d'Hedda tremblaient, un mouvement imperceptible presque, qui faisait partie d'elle. Ils tremblaient toujours peut-être, non pas de douleur, de faiblesse, mais parce que son corps ne savait réellement comment traduire tout l'effort qu'il lui fallait mener pour...
Pour ne pas s'effondrer, redevenir cette chose en milliers de morceaux qui ne se recollaient pas (et elle pensa à une jupe déchirée qu'on ne pouvait recoudre car il en manquait des morceaux, là dans son placard).
Un haussement d'épaules. Sa mère lui avait pourtant dit bien des fois que ce n'était pas un geste poli. Sa mère n'était pas là, elle ne faisait pas partie de ces voix que Hedda voulait entendre à nouveau.

”Ce que vous dites exactement, pas un métier facile, toutes sortes de profils avec qui il doit frayer... Mais lui, il oublie jamais d'être gentil, d'être là. En fait il aurait pu me virer dix fois et avec raison mais il l'a jamais fait.”

Et parfois Hedda était sèche, et parfois Hedda était violente, terrorisée par des choses invisibles, des choses passées aussi mais qui ne la lâchaient pas. Elle ne pouvait même pas pleurer, quant aux étreintes capables de l'apaiser, il n'y en avait pas.
Pas pour une jeune femme adulte comme cela...

”Vous aussi vous êtes....?”

La question ne parvint pas à se terminer, les mots se coinçaient dans sa gorge. L'odeur des herbes infusées chatouillait les narines, chatouillait les yeux. Il y avait des gens courageux à Arcadia, mais Hedda pensait ne pas en faire partie.

”Il y a deux mois, on m'a tué.” Et la phrase lui vint avec un naturel un peu triste alors.
En parler avec Eskel d'abord, avec Cian ensuite, cela lui avait permis de faire le point. D'accepter non pas les événements, mais la manière dont on pouvait les raconter. Elle avait encore honte bien sûr (elle avait toujours honte) et tentait de combattre jour après jour tout ce qui était là, face à elle. Contre elle.
Cela faisait beaucoup.

Choisir ses guerres, disait l'expression. Parfois on ne pouvait pas, parfois, même métaphoriquement, on était appelé aux armes dans un combat injuste et une fois le pieds dans les tranchées non, celui-ci ne s'arrêtait jamais.

”Je suis une Valkyrie...enfin il y a une Valkyrie en plus de moi dans...dans tout ça.”

Ca, avec le mot elle se désigna elle-même, son corps, dans un geste vague de la main (les doigts tremblaient encore).

”Je sais que des choses vont changer...ont changé déjà mais c'est tout. Peut-être que j'ai peur, même cela je suis incapable de vous le dire parce que je suis comme incapable de reconnaître une terreur d'une autre avec toutes celles que je possède à présent.”

Perdue, vaincue, la jeune fille secoua la tête.

”Pardon, je parle trop.”

stuck in reverse.

@hedda muharib ⊹ @SIOBHÁN KEARNEY

www

Du plus loin qu’elle s’en souvienne - du moins dans cette vie, elle n’avait jamais dit ce qu’elle était vraiment en des termes clairs et précis. Je suis une déesse sonnait étrangement faux à ses oreilles, et ce n’était pas des mots qu’elle voulait prononcer. Sans doute parce qu’elle était aussi et avant tout une hôte pour sa divinité ; Siobhan et Airmed avaient beau bien s’entendre - et être sur le point de fusionner - elle était aussi cette personne qui s’était forgée seule à force de batailles menées. Un mélange de pudeur et de fierté l’empêcha donc de révéler sa vraie nature de but-en-blanc quand Hedda lui posa la question. « Pas tout à fait comme vous », corrigea-t-elle, « mais différente, oui. Juste à moitié humaine ». Et elle plissa les yeux - deux orbes bienveillantes aux nuances azurées, tandis qu’elle écoutait l’histoire que sa vis-à-vis lui contait.

« Je ne savais pas que c’était si récent ». On ne lui avait rien dit ; comment aurait-elle pu le deviner ? La botaniste secoua la tête lentement, laissant un voile de compassion recouvrir son regard. Le traumatisme était ancré, elle pouvait le sentir sans même connaître les détails de cette fin douloureuse. Et Siobhan était sincèrement désolée.

Mourir était une expérience qu’elles avaient en commun. Des morts, la déesse en avait vécu un certain nombre - peut-être des centaines, et leur souvenir l’avait hantée durant des jours entiers. Quand sa mémoire avait refait surface, elle avait passé une semaine dans le noir alitée, incapable de bouger, de parler ou de se lever. Elle était restée seule jusqu’à avoir la force de décrocher son portable pour appeler Clarence, et réclamer son soutien. Mourir n’était pas toujours douloureux. Ca n’était pas toujours un drame. Tout dépendait des circonstances. Mais mourir et garder le souvenir des tout derniers instants, mourir et revenir à la vie sans trouver le repos... elle ne souhaitait ça à personne. C’était aussi le fardeau des dieux passé un certain stade, mais eux pouvaient se raccrocher à tout ce qu’ils avaient reconstruit.  

Malgré le mug brûlant encombrant ses doigts fins, la botaniste frissonna. Pas de froid, d’émotion, l’empathie débridée ici et maintenant parce qu’elle n’avait rien à cacher. Hedda l’avait-elle remarqué ? Quelle importance au fond. Être sensible au mal des autres lui permettait de les aider au mieux. C’était à la fois l’objectif de son métier et sa fonction. « C’est normal d’avoir peur. Jusqu’à un certain point. La valkyrie peut vous aider, je pense. Si vous la laissez faire ». Venait-elle de lui dispenser un bon conseil ? Siobhan n’était pas thérapeute ; elle ne lui donnait pas les clés pour s’en sortir un jour prochain. Mais elle pensait avec raison que la créature était forte, et que son hôte devait puiser dans son aplomb et dans son énergie pour aller mieux. Ce n’était pas toujours possible, mais quand un véritable échange avait lieu entre un humain et son mythe, les deux pouvaient s’en trouver renforcés. « La Valkyrie peut vivre à nouveau grâce à vous. Vous avez le droit de vous reposer sur elle en retour. Elle devrait vous aider à retrouver confiance en vous et à avoir moins peur ». L’irlandaise agrippa le regard d’Hedda. Elle souriait aussi, avec une assurance qui inspirait l’espoir en général. Le temps commençait à se lire au coin de ses paupières, et ces années de vie contribuaient aussi à rendre son assistance légitime. « Quant à moi, je devrais vous aider à trouver le repos. La tisane vous plaît ? » Elle hésitait à se dévoiler plus. A lui montrer les effets de son don. Le sien pouvait devenir violent, tout dépendait de son usage et de ses intentions.
Et puis, une fois noyées dans le silence, elle finit par se décider. « Vous avez raison pour les changements ». La botaniste se tourna vers la plante qu’elle avait apportée et la fixa quelques secondes. Elle supposa que son hôte la contemplait aussi.
D’une tige élancée, une fleur se développa, la corolle épanouie se teinta de rose et de pourpre, et s’exposa avec grâce comme si elle avait toujours été là. « J’ai comme vous des dons particuliers ; mais c’est à nous de décider ce que nous voulons en faire ». Des fleurs au doux parfum ou bien des lianes pour étrangler.
 

stuck in reverse.

@hedda muharib ⊹ @SIOBHÁN KEARNEY

www

Les jours passaient pourtant, et c'était toujours la même obscurité au dehors, et c'était toujours la même douleur qui allait et venait, parfois tressée à d'autres souffrances. Le temps est une chose cyclique et tout revient sans cesse, murmurait la Valkyrie sans l'aide d'aucun mot. Car cela faisait partie de sa conception ancienne du monde, et Hedda comprenait.
Un peu.

”Ce sera toujours beaucoup trop récent”, conclut la jeune femme.
Pour elle, pas pour les autres. Les autres oublieraient parfois, penseraient que la guérison était correcte, avançait. Non, en revanche Hedda continuerait à vivre. Le monde avait changé à ses yeux, la Valkyrie n'en était pas la seule cause. Elle avait simplement perdu des rêves, gagné des cauchemars. Elle avait mal, elle aurait toujours mal et non Hedda n'aimait pas ça, cette douleur, ces douleurs en vérité. Il y aurait simplement des jours plus simple pour les cacher...
Des jours avec du repos, des jours sans, une concentration constante de son esprit traumatisé. Pour autant la vie était là, avançait, continuait, peu importe que cela ait perdu en logique de revivre, d'avoir quelqu'un d'autre en soi, là, dans sa tête, oui peu importe...

”Elle peut m'aider parfois, mais pas sur tout.” Il servait à cela le ton péremptoire de la jeune femme : à cacher le traumatisme.
Que savait-elle, la Valkyrie, des hommes? Rien. Rien si ce n'est qu'ils n'avaient eu droit de la toucher et que ce droit avait été respecté. Vierge guerrière, vierge d'Odin... Peut-être que la créature était alors la dernière part de pureté qu'Hedda possédait en elle?
L'honneur, cela changeait parfois selon les pays, selon les coutumes, les époques aussi. Hedda pensa à sa famille, aux dimanches à l'église, aux émissions télévangéliques sur la télé allumée, entre deux feuilletons. A son père qui se moquait d'elle chaque fois qu'elle ouvrait un livre, cherchant à le lui arracher des mains. A son frère, toujours complimenté, toujours porté aux nues, elle rien. Elle n'était qu'une femme, se devait de faire un bon mariage, rien de plus.
Patiemment, Hedda avait économisé à force de petits boulots pour partir, s'échapper du Kansas en jurant de ne jamais y revenir.
Serait-elle restée là bas que sans doutes la jeune femme y attendrait son troisième (ou quatrième) enfant, mariée à un homme qu'elle n'aimait pas par simple nécessité, un de ceux puant la bière à trois sous comme son père, comme son frère aussi, et il la tromperait certainement parce qu'un homme a besoin de distraction pendant qu'elle resterait à la maison avec les enfants, à faire le ménage, la cuisine et à perdre l'esprit.
La vie offrait des embranchements, mais aucun chemin ne se trouvait dénué de douleur.
La douleur, une chose que la Valkyrie comprenait à sa façon : la douleur qui se ressent et qui s'encaisse, la douleur que l'on cache encore une fois. Rester fière, rester digne. Combattre...

”C'est plutôt bon, oui” répondit Hedda comme par automatisme à la question posée.
Une réponse prudente, comme pour ne pas s'étaler, ne pas s'exposer. Dire que l'on trouve quelque chose de délicieux et parler de soi, c'était pour les gens intéressants, rien de plus.
De la plante un peu plus loin vint des tiges, des feuilles, un bourgeon. Une fleur. Et du coin de l'oeil, la jeune femme pouvait voir la danse des doigts de Siobhan. Cela venait d'elle, de l'autre femme. De son invitée.
Le silence d'Hedda, ses lèvres closes tout autant. Des changements, comme Eskel le lui avait prédit, comme Siobhan le lui montrait aujourd'hui. Un homme tellement fort qu'il ne pouvait se servir seul un café, une femme capable de faire grandir la nature et elle, Hedda, perdue au milieu de tout cela sans place aucune. Des choses changeait en elle, mais écouter son corps était trop dur, faisait trop mal. En l'agressant, en l'attaquant, en l'assassinant on lui avait appris justement que sa voix et ses désirs ne possédaient pas de valeur, qu'il n'y avait rien en elle à écouter, à observer.
Ca devenait dur de ne pas se noyer au vide en cet instant, surtout en étant ivre de rien.

”Ce que nous voulons en faire... la volonté, ce n'est plus quelque chose auquel je crois. On possède quelque chose? Grand bien, alors cette chose d'autres personnes nous l'arracheront, la prendront, l'utiliseront pour nous voilà tout. Je ne sais plus ce que c'est, de décider.”

Une voix aussi acérée que la lame d'une épée, quelque chose de forgée aux douleurs multiples.

”Vous devez me trouver bien ingrate...Pardon.”

Et pourtant, Hedda ne rejetait pas les enseignements de Siobhan mais il y avait le monde, sa cruauté. Elle tâchait de sourire autant qu'elle le pouvait, et son sourire ne voulait plus dire grand chose parfois.

”Du coup...vous ne ratez jamais votre jardin potager avec ça, non?”

stuck in reverse.

@hedda muharib ⊹ @SIOBHÁN KEARNEY

www

La Belladone fixait son oeuvre, tout en écoutant le discours d’Hedda d’une oreille attentive. Elle comprenait son point de vue, ne jugeait pas son désespoir. Elle-même en avait trop souvent été victime. Et si le ton acerbe, les mots tranchaient le vide avec violence en semblant rejeter son aide, la botaniste ne s’en offusqua pas. Au fond, elle ne s’attendait pas à tout changer pour elle en quelques phrases et quelques vérités qui lui étaient propres. Ce n’était pas son rôle, et personne n’était capable de ça. Hedda avait besoin de temps. De quelque chose ou de quelqu’un qui l’aide à regarder ailleurs, à regarder plus loin.

« Pas du tout ». Le timbre de sa voix avait changé pourtant. Il était devenu plus froid, plus détaché, moins concerné. Non pas parce qu’elle était sensible au fatalisme de son hôte, mais parce que ce dernier faisait fleurir en elle des milliers de questions, des milliers de souvenirs, et qu’elle se revoyait avec ce même discours en bouche, sa déception constante pour seule compagne et sa résignation.

« Je pense seulement que vous devriez envisager ce changement comme une deuxième chance ». Et l’irlandaise se redressa. Elle fixa Hedda de nouveau, lui adressant un sourire triste. Elle ne voulait pas lui être hostile ni modifier son attitude à son égard. « Je n’ai jamais dit que c’était facile. Je sais que ça ne l’est pas ». Elle n’était pas d’accord et en avait le droit. Elle ne pouvait pas lui expliquer pourquoi parce que c’était trop long, que ça la concernait personnellement, mais elle était touchée au coeur par les tourments de la jeune femme et par ses réactions. Elle connaissait des sentiments semblables, même si leur vécu était différent. La femme comme la déesse en elle avaient baissé les bras cent fois, tout en continuant de lutter malgré elles sans jamais s’arrêter.  Airmed s’était battue des vies durant ; elle était prisonnière de schèmes qui se reproduisaient sans cesse, on lui prenait toujours ce qu’elle parvenait à gagner ou bien lui refusait ses désirs les plus chers, alors elle comprenait. Et Siobhan s’était pensée seule et condamnée à le rester, jusqu’à il y avait encore quelques mois. Les choses commençaient tout juste à changer pour elles, après des siècles et des années. L’espoir était revenu à l’humaine comme une fleur se libère de la neige à la fin de l’hiver. Et elle avait raison de croire aux changements, sans savoir encore à quel point. L’un d’eux se préparait à prendre vie en elle, et gonflerait probablement bientôt un ventre resté désespérément vide au fil des millénaires.

Seulement, il n’était pas question de parler d’elle, ni même de laisser entendre à Hedda qu’elle avait peut-être raison puisque sa propre déité avait patienté tout ce temps. Elle ne voulait rien dire qui puisse la décourager davantage, et préféra finalement rebondir sur un sujet léger, celui du jardinage. Inutile d’insister et de prendre le risque d’accroître un malaise déjà grand. « Ca n’arrive pas souvent, en effet ». Elle avala une gorgée de tisane et laissa l’amusement cueillir ses traits. « Ca n’arrive même jamais ». Les mains refermées sur la tasse, la Belladone se détendit et s’appuya au dossier de sa chaise. « Je pourrais partager quelques astuces si ça vous intéresse ». Elle regarda Hedda du coin de l’oeil, puis balaya la pièce. L’endroit manquait cruellement de lumière et elle n’était pas sûre que ce type d’activité lui convienne ; mais que risquait-elle à la lui suggérer ? « C’est apaisant de jardiner. Ca fait passer le temps, et ça peut vous nourrir ». Et puis, pour elle, c’était comme regarder ses enfants grandir. Elle le faisait avec fierté, avec plaisir et toujours de l’admiration, même après des milliers d’années. « Vous manquerez peut-être d’espace et de soleil pour établir un potager ici ». Et puis, elle repensa à leur début de discussion. « Mais, on ne sait jamais, si vous changez d’appartement… »

stuck in reverse.

@hedda muharib ⊹ @SIOBHÁN KEARNEY

www

Un instant, pour une seconde anodine et terrible tout à la fois, Hedda parut prête à tout abandonner jusqu'à ce que ne reste que la fureur. Sa fureur à elle, pas bien dangereuse, pas bien belle aussi (et quelle fureur l'était, au fond?), pitoyable peut-être...
Elle avait une Valkyrie en elle, une créature de silence et d'émotion dont l'épée avait chanté à bien des batailles. Elle avait une valkyrie, cela était comme une sensation ou bien un vide profond, quelque chose qu'Hedda ne comprenait pas mais savait. Un instinct non pas naturel mais tout autre au contraire que deux choses lui avaient apporté: la mort d'abord (la sienne) et puis une inconnue. Une créature.
Combien de choses appartenaient encore à Hedda dans cette tête qui était la sienne, combien d'émotions, de sensations?
Tout, car tout se lisait par son coeur et ses mots à elle. De sa fureur, la jeune femme ne pouvait accuser la Valkyrie.
La seconde, si longue, si anodine, si terrible, n'était pas encore passée. Un temps figé, quelque chose d'ne éternité entière avant l'irréversible. Puis vint l'autre, la suivante, et avec elle l'annonce d'une nouvelle minute, d'une nouvelle heure plus tard. Et avec les nouvelles heures, de nouvelles nuits, de nouveaux jours aussi.
Hedda ne bascula pas. Dans son oeil droit, le temps d'un chagrin, dans son oeil gauche, le temps d'un tourment. On portait tant de choses en soi, humains ou non.

C'était les mots de Siobhan qui avaient provoqué cette seconde étrange : “une seconde chance”. Des mots contre lesquels Hedda avait désiré se rebeller, hurlant griffant et mordant avec la même hargne, la même rage qu'elle avait mis contre ses agresseurs.
Et ses pensées fusèrent, démentes, désespérées. Seconde chance alors qu'elle avait MAL? Et même ce mot là était un hoquet dans son esprit, incapable de bien traduire tout des douleurs de la jeune femme. Les mots ne disaient jamais tout, une seconde, une simple seconde pour qu'Hedda accepte ce que par ses douleurs, elle comprenait déjà : les mots ne disaient jamais tout.
Une seconde, et puis apè_s le chagrin dans son oeil droit, le chagrin dans son oeil gauche. Cela...

Lentement, elle acquiesça. Ceci n'était pas une défaite, simplement une bataille de plus mais pas contre elle-même car Hedda apprenait à ne plus ce blesser à ces combats. Ainsi soit-il, non? Une seconde chance, une seconde vie, quelque chose qui se continuait et se brisait tout autant.

Est-ce que la femme à ses côtés comprit quelque chose du malaise qui avait faillit être (une seconde, cela n'était rien), du combat et de l'acceptation qu'il en résultait? Le sang avait bien des manières de couler et l'esprit, de souffrir.
Des mots à nouveau, fleurs, jardinage, et d'une voix égale Hedda s'entendit-elle y répondre. Car aucune horloge n'était figée, car la seconde était passée.

”Malheureusement et à mon plus grand regret les plats asiatiques ne poussent pas encore en pot. Alors jardiner pour me nourrir...” Du bout des lèvres, un sourire lui vint. Elle se rappela enfant, les jeux derrière la ferme. Des jeux toujours solitaires malgré ses frères et soeurs, et la sensation de ses doigts s'enfonçant dans la terre meuble ou bien la boue parce qu'l n'y avait pas grand chose à faire et si peu de jouets. Un souvenir un peu honteux de petite sauvageonne qu'il fallait ensuite récurer dans un grand bac en zinc et que l'on traitait de porcelet bien souillon et bien gras. Peut-être y avait-il eu de l'amour dans ce surnom, jamais Hedda n'y avait vraiment repensé. On cessait d'être une fille lorsqu'il vous arrivait quelque chose dont vos propres parents décideraient que vous en étiez coupable.

”Hum cela demande du budget un appartement avec une baignoire et un possible jardin. Même si j'adorerai... J'ai grandit au Kansas et là bas c'est surtout le maïs qui pousse. On ne prenait pas le temps de fleurs à la ferme, c'était le maïs et rien d'autre. De toutes façons le seul parfum qu'il y avait, c'était celui de la poussière comme si personne n'avait signalé au Dustbowl qu'il devait partir. Toujours une sensation de vent dans les cheveux même quand il n'y avait rien, et puis la bouche pâteuse aussi, le nez qui pique...”

La jeune femme haussa les épaules, consciente de prendre le chemin tortueux des souvenirs.

”Avoir mon diplôme et venir en ville, si loin dans le Nord sans personne pour me surveiller, m'échapper, ça a été ma première seconde chance.”

Des petits boulots à droite et à gauche, l'appartement dégoté presque par hasard. De l'argent de temps en temps, de quoi se débrouiller et peu d'amis au final. Peu, pour ne pas dire pas. Malgré tout, Hedda avait aimé cette vie, trop jeune pour comprendre ce qu'elle pouvait rater, ce qu'elle regretterait de n'avoir pas fait, jamais.

”J'ai commencé à porter des vêtements avec des fleurs, beaucoup et plein et de toutes les couleurs, j'adorais ça. J'en... portais quand je suis morte. Les fleurs, ça attire le regard, ça attire l'attention. Je n'en porte plus maintenant...”

Une femme pour la remarquer lorsque Hedda, ivre de folie, avait faillit sombrer une première fois. Une femme qui lui avait donné un but, un travail, un vrai travail qu'elle pouvait garder.
Depuis, les jours passaient. Une seconde chance dans une seconde chance, comme pour cette matriochka aux couleurs immondes que Anatoli gardait sur son bureau, et remplie d'autant de petites matriochkas aliens et identiques à l'intérieur de son gros ventre bombé.
Un début de poupées russes d'opportunités, les métaphores savaient donner aux choses une subtilité que le vocabulaire ne possédait pas toujours.

Elle songea à Eskel. Si je porte des fleurs à nouveau, si je tente d'en jardiner, d'en faire pousser, seras-tu là pour le protéger? Une phrase sans mots qu'elle n'avait pas encore la force de murmurer à l'homme taciturne. L'homme qui lui avait fait promettre d'appeler si cela n'allait pas. De lui dire.

”Pardon, j'étais...ailleurs. Et je me suis permise de vous ennuyer avec mes souvenirs...”

Un haussement d'épaule bien fragile à nouveau.

”Vous savez faire d'autres choses?”

stuck in reverse.

@hedda muharib ⊹ @SIOBHÁN KEARNEY

www

Elle avait beau vouloir bien faire - se montrer douce et tendre, insuffler de la force et du courage à ceux qui en avaient besoin - le résultat n’était pas toujours là. Parfois, les mots brisaient plus qu’un silence compatissant, et un instant, la Belladone se sentit mal à l’aise. En regardant Hedda, et constatant sa maigre réaction, elle fut soudain submergée par une vague impression de l’avoir contrariée. Rien dans son attitude ne pouvait lui permettre d’en être certaine, mais l’instinct le criait. Elle craignait d’en avoir trop dit, ou d’avoir mal tourné ses phrases. Après tout, ce n’était pas son talent de réparer les âmes ou de guider les coeurs meurtris. La déesse guérissait les corps, les apaisait ; autrefois, elle soignait les guerriers, les ressuscitait même. Et l’humaine d’aujourd’hui préférait s’en aller pour régler les problèmes. Jusqu’à il y a peu, elle fuyait encore et s’était fait violence pour dire les choses aux êtres aimés. Les discours n’étaient pas son fort, pas ceux qui visent à se mettre à nu ou à réconforter.  Comme rarement, cet échange destabilisait la botaniste. Aussi, elle jugea qu’il valait mieux présenter ses excuses, et changer de méthode. « Je suis désolée si j’ai dit quelque chose qui vous a blessé ; je suis parfois maladroite avec les mots ». Plus encore face à tant de détresse, de douleur et de désespoir. C’était tout un métier que de réconcilier les gens avec leur tête.

L’aveu soufflé, la conversation se poursuivit sur des sujets plus neutres, contribuant à dissiper la gêne. Il y avait peu de risque à parler fleurs, et encore moins à écouter. « Je peux peut-être vous aider pour ça ». Elle parlait de l’appartement. « Un jardin, une baignoire et un restaurant japonais pas loin… » ; énumérant les conditions, la rouquine adressa un sourire à Hedda. « Si j’arrive à trouver cette perle pour un prix raisonnable, je ne manquerais pas de vous appeler ». Car elle pouvait l’aider comme ça ; passer un simple coup de fil et s’arranger avec une connaissance pour remettre des fleurs dans la vie de la Valkyrie. Et peut-être qu’un jour, comme ça, à force d’humer leur parfum et de sourire devant leur grâce, elle finirait par les porter de nouveau sur ses habits. Au moins, en attendant, elle n’en serait pas privée complètement.

A nouveau, l’herboriste garda le silence et se contenta d’un sourire. Elle ne s’ennuyait pas ; une partie d’elle se sentait impuissante et cette rencontre avait fini par entamer son assurance habituelle. Ce n’était pas un mal ; c’était simplement différent de ses rendez-vous ordinaires. Peut-être au fond parce qu’Hedda lui évoquait beaucoup d’expériences personnelles, ce qui s’avérait plus troublant encore que ce mal-être ou cette furie contre lesquels elle ne pouvait rien faire.

« D’autres choses que… faire pousser des fleurs ? » Et les orbes glacées s’égarèrent sur ses doigts recouverts de tissu, tandis qu’un soupir las s’échappait de ses lèvres. Aborder le sujet de son toucher létal n’était certainement pas la meilleure chose à faire ; alors elle tenta de broder, puis de songer surtout au reste. « Je peux aider les gens à dormir », répondit-elle avec un éclat de malice au fond des yeux. « Soulager leurs douleurs » ; cette fois, ses pensées se tournèrent vers le dieu des brasiers et la déesse songea qu’elle pouvait se vanter d’exceller à cet art. Avec sa jambe, elle avait fait des miracles, mais ces résultats là étaient le fruit d’une collaboration de plusieurs mois.
« Égayer leur salon avec des fleurs ». Ou les empoisonner.
Et les tuer parfois.

Un voile obscurcit son regard, et l’herboriste s’éclaircit la gorge. Sa mine se fit plus grave, alors qu’elle repensait aux agressions dont elle avait elle-même été victime. « Plus d’une fois, mon pouvoir m’a aidée à me défendre ». Pas assez à son goût, car sans plantes autour d’elle, et sous l’effet de la surprise,  elle n’avait rien pu faire. Mais, il était toujours là. Et même si porter des gants en permanence s’apparentait à un fardeau, elle voyait cette magie comme une force, une extension de sa volonté qui compensait son absence de muscles et de technique pour se protéger. « Ça me rassure de savoir que je peux compter sur lui ».
Et peut-être que cela, Hedda le comprendrait. Ce n’était pas facile d’apprendre à faire confiance à un être qui partageait son corps ; mais parfois, la cohabitation se passait bien, et on y trouvait un peu de repos alors...  

stuck in reverse.

@hedda muharib ⊹ @SIOBHÁN KEARNEY

www

Un brin de lumière s'échappait de la fenêtre sans pour autant parvenir à donner une couleur quelconque aux meubles et aux murs. L'appartement d'Hedda devenait comme de plus en plus terne, de plus en plus effacé. Seul les deux femmes à l'intérieur existaient, chacune avec un coeur battant et des émotions à fleur de peau. Trop, beaucoup trop, elles s'entrechoquaient les unes contre les autres quand bien même Siobhan, Hedda, toutes deux gardaient une distance respectable, elles. Pas leurs émotions...

Les questions d'hedda cachaient son trouble, les réponses de Siobhan dissimulaient des vérités autres. La Valkyrie avait comme un grésillement dans sa tête, un bruit léger, continu, sans rien de surnaturel pour autant. Simplement l'instinct, celui qui vous faisait rentrer si fort en vous même que vous en entendiez le sang circuler là, à l'intérieur de vous. L'instinct des choses et des non-dits. La jeune femme baissa les yeux : dans son poing serré, les doigts tremblaient légèrement. Elle écoutait ce que la femme rousse avait à lui apprendre, sous la conversation anodine des choses importantes se dévoilaient.
Se défendre grâce à ses pouvoirs, comme si avant on ne pouvait pas. Et cela était vrai, non? Hedda était morte de cela une fois, de n'avoir été qu'humaine. La jeune femme n'avait jamais cherché à réfléchir sur ses différences à présent, les traumatismes de l'esprit lui occultaient trop la vue pour qu'elle prenne garde à ce qui allait au delà du naturel à présent.
Elle ne tombait plus malade.
Sa force augmentait
Il y avait d'autres choses aussi, mais à quoi bon y penser maintenant?

”On a toujours besoin de se défendre”, eut pour tout commentaire la jeune femme avec une pointe d'amertume dans la voix. ”Je suppose que je pourrai compter sur les miens, un jour.”

Avec délicatesse, Hedda porta l tasse une nouvelle fois à ses lèvres. Elle n'avait pas rougit lorsque Siobhan avait mentionné un restaurant japonais, du moins s'en était convaincue. Son regard alla vers le sol, l'endroit où Eskel et elle s'étaient assis simplement pour manger leurs sushis. Oui, un restaurant japonais serait important, car si nouvelle appartement il y avait, la jeune femme désirait que le loup y soit invité comme dans celui ci.

”Vous êtes forte ou bien vous faites juste semblant de l'être?”

Une question innocente, douloureuse et surtout, donnée avec la même violence qu'une gifle peut-être. Le monde, Hedda avait cru le connaître et le comprendre en quittant sa campagne profonde, elle s'était trompée. Souffrir, mourir, cela avait donner aux choses d'autres dimensions. Aux gens aussi...
Elle avait peur, la peur devenait son ombre, la suivait partout. Pour autant elle ne la définissait pas entièrement, du moins Hedda l'espérait, mais elle restait là, toujours. Les choses étaient compliquées, le monde aussi. Dire “oui” ou dire “non” ne simplifiait rien à la vie...

”Ce n'est pas un reproche, juste... une envie de savoir. Parce que si je suis un peu comme vous dans la manière de ressentir les choses...il y a de l'espoir, non? J'aime bien le trouver toute seule, k'espoir. Mais pour ça, faut que je cherche...”

stuck in reverse.

@hedda muharib ⊹ @SIOBHÁN KEARNEY

www

La tasse vide, l’irlandaise la posa sur la table et en scruta le fond. En repensant au dessin sur l'émail, elle fit tourner le récipient entre ses doigts pour le contempler de nouveau. Et l’espace d’un instant, elle s’égara dans ses pensées.

Peut-être bien qu’en quittant cet appartement, elle s’empresserait de commander des mugs avec des licornes dessus pour les offrir à Méabh. Et les voir tous les jours en ouvrant ses placards. Ca semblait anodin, mais le geste illustrait parfaitement le message qu’elle essayait de transmettre depuis son arrivée ici. Le changement n’était pas toujours brutal ; petit à petit, une chose en remplaçant une autre, un nouvel élément introduit, les habitudes évoluaient, les perceptions se modifiaient, et un beau jour, on s’éveillait soi-même changé. Le processus était beaucoup plus facile à suivre dans son aspect négatif. Sans en avoir conscience, on se laissait sombrer dans les abysses de la terreur et de la dépression. On créait un climat rassurant par des routines et s’empêchait de vivre, tout simplement. Mais pour changer en mieux, cela demandait des efforts, et une assiduité considérable. Sauter à l’élastique n’était pas possible pour tout le monde ; mais par de toutes petites choses, répétées inlassablement, la transformation pouvait finir par s’opérer. Elle en était la preuve vivante.

Et justement, il ne fallait pas perdre espoir...    

En temps normal, la nouvelle question d’Hedda l’aurait sûrement déstabilisée. Mais après ce cheminement de pensée, la botaniste se surprit à sourire de plus belle, le regard éclairé. C’était comme si, finalement, leur échange avait transcendé les mots. Et qu’elles se comprenaient enfin - un peu du moins, et s’entendaient sur l’essentiel.

« Un peu des deux ? Je crois qu’on devient fort en commençant par faire semblant ; et je me disais justement, que c’est peut-être aussi la recette pour aller mieux. Ou du moins, initier le changement ».
Et pour la Valkyrie, ce dernier semblait bien parti, non ? Des plantes pour se reposer enfin, d’autres pour embellir la vue et s’enivrer de leur parfum, peut-être un nouvel appartement… Elle devait tenir bon. Persévérer. Peut-être même faire semblant de l’avoir retrouvé, l’espoir ? Pour qu’un jour il soit là, dans son coeur, installé, sans même qu’elle s’en soit rendu compte. « Ne lâchez rien ». Elle n’était pas blessée parce qu’elle comprenait la question. Dans ce contexte si particulier, l’Empoisonneuse avait finalement l’impression de faire résonner quelque chose de positif ; ce qui lui fit à elle aussi le plus grand bien. « Il m’a fallu du temps mais je commence à réaliser qu’il y a toujours de l’espoir. Plus on y croit, plus la vie vous surprend ». Elle stoppa son discours un instant, essayant de se souvenir de ce que Dahlia lui avait dit un jour à ce propos. « Il faut parfois réapprendre à s’ouvrir à lui et à l’accueillir de nouveau, même si c’est difficile. C’est sans doute à ce moment là que faire semblant peut nous aider, car plus on se répète les choses, plus on y croit, il semblerait ». Des mots qu’on aurait pu penser tout droit sortis de chroniques populaires, et pourtant, elle-même en faisait l’expérience au jour le jour. Une petite décision en avait entraîné une autre, et puis encore une autre… Par de petites actions - comme acquérir des mugs aux dessins rigolos - sa perception des choses se modifiait, et sa vie avait bien changé en seulement une année. Elle n’avait pas idée de ce qu’elle serait encore dans quelques mois, radicalement transformée… mais une chose était sûre : elle suivait déjà ses propres conseils, et elle allait continuer.

stuck in reverse.

@hedda muharib ⊹ @SIOBHÁN KEARNEY

www

Cela fut fugace, presque inconcevable mais il y eut soudain autre chose que la douleur. Et Hedda ferma les yeux pour autre chose qu'une défaite tandis que ses doigts continuaient de trembler. Des larmes viendraient peut-être plus tard à ses yeux fatigués, peut-être pas.

”Merci”, murmura la jeune femme d'une voix plus claire. ”Pour avoir dit la vérité.” Le prix des choses, celui des efforts à fournir plutôt que le poison de la pitié. Hedda hocha la tête : non, elle ne lâcherai rien. On portait des douleurs parfois, comme des définitions de soi. Le sens des mots pouvait changer, il en allait de même de ce que l'on était ou avait été...

”Je fais semblant de beaucoup de choses.” Et à nouveau, la jeune secrétaire pensa à Eskel devant la machine à café, à cet homme grand et imposant, plus encore que ceux l'ayant attaqué. Cela n'avait pas empêché Hedda de s'approcher, étrangement, d'appuyer sur les boutons à sa place, comme ça, sans un mot. ”Pour d'autres, je ne mens pas”

La brune secoua la tête. ”C'est dur, j'ai hurlé parce que j'avais espoir justement et personne n'est venu. Il y a toutes ces douleurs en moi maintenant et elles resteront là, c'est ainsi. Peut-être juste que quelque chose d'autre viendra par dessus, quelque chose de mieux?” En face d'elle, Siobhan semblait observer le mug d'un oeil distrait et Hedda fit de même.

”... Est-ce que l'espoir peut prendre l'apparence d'un homme d'environ deux mètres?” S'ouvrir à quelqu'un l'accueillir même le temps d'un repas plutôt que la simple solitude ainsi que la rousse conseillait de le faire pour l'espoir. Les joues rouges, Hedda s'aperçut avec consternation qu'elle avait fait cela déjà, et non pas pour la dernière fois de la journée, ses pensées allèrent à Eskel à nouveau. ”Je...demande pour une amie?” Bon sang, c'était ridicule, non?
Passer de la petite chose traumatisée ainsi à la jeune midinette amou...La pensée mourut cependant avant qu'Hedda ne la formule complètement. Eskel qui promettait d'être là dès le moindre appel. Sauf qu'Hedda n'avait pas encore franchi ce pas là. ”Je...plaisante mais vous dites vrai : si j'attends l'espoir comme un miracle en son et lumière, ça va pas le faire. C'est plus compliqué que ça et je dois y mettre du mien.”

De nouveau des pensées embrouillées lui noircissaient les yeux. Hedda se leva, retournant aux placards de sa petite cuisine. Elle en sortit un carton encore non déballé. Dedans, une autre tasse, toujours avec une licorne. La jeune femme ne l'avait jamais utilisé, pas même sortie de son emballage. Elle l'avait acheté sur un coup de tête par simple désir (désespoir aussi), de couleurs. A pas presque timides, la Valkyrie revint vers la Déesse.

”Tenez, un...cadeau. Acceptez le je vous en prie, ça me fera plaisir.” Une action simple : donner. Une action qui obligeait à ressentir des choses également, plutôt que s'enfermer dans une coquille. De la même manière que Siobhan lui avait apporté une plante après tout...

”Et vous, vous vous êtes vengée déjà de ce qui vous a blessé? Cette fois-ci je ne demande pas pour une amie...”

stuck in reverse.

@hedda muharib ⊹ @SIOBHÁN KEARNEY

www

L’herboriste haussa les épaules, mais ne répondit rien à ses remerciements. Hedda ne lui semblait plus sur la défensive, et cela la soulageait d’avoir peut-être trouvé les mots justes. Pas ceux qui changeraient tout - car c’était impossible et elle le savait bien - mais ceux qui avaient le pouvoir d’apaiser et de lui faire envisager un avenir plus doux.

« Il y a des gens avec lesquels c’est plus facile d’être soi ». D’admettre ses peurs, ses doutes, ses faiblesses. Et son amour aussi.
Siobhan avait dit ça en souriant, mais son regard restait lointain ; par-delà la fenêtre et les rayons filtrés par les rideaux tirés.
Cette fois, elle se voyait mal bien mal donner des conseils à Hedda, car sa propre expérience ne lui avait pas réussi. La solitude - celle du coeur - était devenue une habitude chez elle ; car quand bien même elle voyait des clients toute la journée ou des amis de temps en temps, l’irlandaise avait fini par s’isoler, gardait ses émotions pour elle et ne partageait rien, vraiment, avec personne. Se révéler, s’ouvrir, était toujours compliqué. Cela venait plus facilement avec certains, mais la dernière personne à laquelle elle avait accordé sa confiance l’avait rendue extrêmement malheureuse. Une partie d’elle voulait croire à tout prix que leur histoire n’avait pas servi à rien ; que peut-être elle l’avait rendue plus forte ; mais il était encore trop tôt pour en tirer tous les enseignements qui allaient lui profiter. Et la douleur, terrible, revenait encore par moments ; le souvenir de la trahison s’estompait sans partir, et il ne s’en irait jamais vraiment.
Oui, il y avait ce chagrin d’amour que l’irlandaise peinait toujours à dépasser, qui la rendait triste et amère, furieuse et humiliée. Alors, se contentant d’un sourire pour faire écho à celui d’Hedda, elle préféra ne rien répondre à ce sujet.

Car elle lui parlait bien d’amour - son hôte ne l’avait pas formulé ainsi mais l’herboriste en était persuadée. Secrètement, elle espérait que la Valkyrie avait choisi la bonne personne, et que, quelle que soit l’issue de leur relation, elle s’en trouverait changée. Plus confiante et plus sereine, car la peine causée par quelqu’un d’autre n’empêchait pas toujours d’avancer.

« Je suis certaine que ce sera le cas. Que l’espoir reviendra et que les pensées plus heureuses prendront le dessus sur les autres ». Et elle était sincère, car malgré son vécu, la déesse n’imaginait pas qu’on puisse demeurer triste et terrifié une vie entière. « Mais je suis aussi sûre d’une chose », ajouta-t-elle en captant le regard d’Hedda. « Même si les autres peuvent vous aider et vous donner de la force, vous êtes capable d’y arriver par vous-même ». C’était sa façon à elle de lui conseiller de rester méfiante, de croire en elle avant de croire en d’autres et de se faire confiance.

Le présent que lui fit la Valkyrie ensuite ne manqua pas de l’étonner. Avait-elle regardé le mug avec tellement d’avidité qu’elle avait compris sa pensée ? Qu’importait après tout ; Siobhan la remercia d’une voix faible, indiquant qu’elle était touchée, et lui promit d’en prendre soin. Soudain, il lui sembla qu’elle était entrée dans cet appartement depuis un certain temps déjà et elle se demanda si elle n’abusait pas de l’hospitalité d’Hedda. Machinalement, elle commença même à débarrasser sa place quand la question de la Valkyrie la cloua sur sa chaise.  

La vengeance, voilà bien autre chose qui ne lui réussissait pas. C’était son fardeau, sa faiblesse, l’hybris qui la rongeait et qui dans toutes ses vies, lui avait apporté bien plus de malheur que de satisfaction. Elle savait qu’elle n’en guérirait jamais, qu’il serait toujours difficile de lutter contre cette rancune, mais qu’elle devait le faire pour trouver un semblant de paix. Malgré elle, elle se sentait animée par cette fureur de riposter chaque fois qu’on lui faisait du tort, et prendre sa revanche lui procurait un sentiment d’extase, mais trop souvent elle l’avait payé au prix fort. Il s’agissait d’une addiction, dont elle avait fini par tirer des leçons, mais qui restaient bien difficiles à appliquer.

« Oui. Presque à chaque fois », avoua-t-elle, cette fois sans croiser le regard d’Hedda. « Mais je l’ai trop souvent regretté. Parfois, il arrive des choses encore pires après ça... »

stuck in reverse.

@hedda muharib ⊹ @SIOBHÁN KEARNEY

www

Elle regarda Siobhan sans ciller, sans bouger, plus immobile que ne le serai jamais une statue peu importe le musée, peu importe les ruines. Quelque chose d'extrêmement grave, quelque chose d'immortel et de triste, un silence que même le souffle d'un coeur ne pourrait jamais briser.
Faire les choses seules, une évidence. Se venger, mais après devoir supporter le pire, car il n'y avait que le sang, car il n'y avait que la rage.
Oui, songea Hedda. Oui, cela est juste. Quelque chose de sombres ténèbres et de lois toujours bafouées. Quelque chose sans paix aucune et à jamais : la jeune femme voulait-elle de cela? Non. Ce qu'elle désirait avait un nom (ou plusieurs), ce qu'elle désirait avait un prix parfois juste, parfois injuste.
Ce qu'elle désirait était possible et dangereux, ce qu'elle pouvait était différent mais dangereux tout autant. Des chemins sous ses pas, certains menaient à la perte, certains menaient à la ruine, d'autres pouvaient en souffrir.
Pour autant, avec Ikaros, quelque chose s'était mis en branle. Trop tard, songea la jeune femme. Trop tard pour arrêter cela, il y aurait une addition à verser de sa part à elle.
Ainsi soit-il, quand le temps viendra et parce que cela résultait de son choix à elle, Hedda paierait.

Elle se leva finalement pour accompagner Siobhan dans son geste : une Valkyrie imitant une Déesse...

”Le pire n'a pas besoin de cela pour arriver”, conclu Hedda avec un rien d'insolence.
Quelque chose de bravache en elle, fille de la campagne. Quelque chose loin de l'écho de la Valkyrie et proche pourtant, les choses étaient ainsi.

”Merci d'avoir répondu à mes questions...”

Est-ce que la jeune femme y avait gagné quelque chose en sagesse? Peut-être. Chaque réponse qu'on lui apportait était comme une nouvelle clé ajoutée à un trousseau bien pesant. Un jour, elle utiliserait l'une d'entre elle pour ouvrir une porte vers le demain dont Hedda déciderait. On ne pouvait utiliser toutes les sagesses, on ne pouvait utiliser toutes les réponses.
Ouvrir toutes les portes...

”Rentrez bien, faites attention à vous.” Le conseil était sincère, la voix humble. Elle rouvrit la porte d'entrée qui grinçait toujours trop, petite ombre blottie dans la lumière de son appartement sans charme, et se força à sourire, visage défait malgré tout car jamais la paix ne restait sur les traits de la jeune femme.
Elle salua Siobhan une dernière fois, ses mains tremblaient un peu. La rencontre avait été éprouvante pour Hedda, comme chacune des choses de la vie, et la jeune femme ne désirait rien d'autre que quelques heures de repos avant que ne s'en viennent d'autres idées mauvaises.
Ces idées qui revenaient toujours...

stuck in reverse.

@hedda muharib ⊹ @SIOBHÁN KEARNEY

www

Siobhan savait qu’Hedda avait raison. Que les drames survenaient, peut-être motivés par le destin, peut-être par hasard… sans qu’il ne s’agisse forcément d’un retour de bâton. Sa propre histoire avait commencé ainsi ; elle n’avait rien fait de mal avant de perdre sa mère, son cousin, son mari. Elle n’était qu’une enfant au départ, sans désir de vengeance, sans venin dans le coeur, sans cette amertume qui la ronge aujourd’hui.
Peut-être que la Valkyrie avait besoin de se venger pour aller de l’avant. La botaniste ne pouvait pas la juger. Elle savait également qu’il était inutile d’essayer de la convaincre du contraire si c’était cette option qu’elle avait choisie. Elle en était la preuve vivante : elle n’avait jamais écouté personne. L’expérience des uns est inutile aux autres, et tout ce dont elle était sûre, c’était de ce qu’elle voulait pour elle, et elle seule. La paix - ou un semblant de paix au moins, et se défaire de cette impression d’enveminer les choses à force de céder à son besoin de représailles. Elle allait oeuvrer dans ce sens, quoiqu’il en soit, et elle espérait sincèrement qu’Hedda trouvera sa voie sans souffrir davantage.  

« Je vous en prie », glissa-t-elle à voix basse, quand vint l’heure de partir. Alors qu’Hedda ouvrait la marche, la déesse attrapa le mug, son sac, et enroula de nouveau son écharpe autour de son cou gracile. Elle en respira les effluves avec une pointe de nostalgie. Peut-être que cette entrevue allait lui donner de la force et des réponses, à elle aussi. La force d’assumer, de laisser ses peurs derrière elle et s’autoriser un peu de bonheur.

« Vous aussi, Hedda. Merci. Je vous tiens au courant pour l'appartement, et surtout, n’hésitez pas à m’appeler si vous avez besoin ». Et la porte grinça. Les mains gantées tenant fermement ses affaires, la déesse franchit seule la frontière avant de sourire à la créature une dernière fois. Un bref instant, deux ombres s’étalèrent sur le palier, dont l’une avala l’autre ; avant de disparaître.