Elle avait des nuages dans la tête, lourds et gris, prêts à lui peser sur les épaules tout autant que l'esprit. Une idée de mauvaise humeur quand la timidité d'Hedda l'empêchait de l'être réellement, et la jeune femme ne se comprenait plus assez désormais pour se demander pourquoi.
Pourquoi ça n'allait pas, aujourd'hui, maintenant, depuis le bol de céréales du petit déjeuner jusqu'au trajet rageur jusqu'à son lieu de travail. Dans la salle de bains, elle avait regardé son reflet, fronçant le nez comme quelqu'un devant un argument peu apprécié, facilement réfutable quand bien même on avait pas envie de perdre du temps.
Une grimace pour dire cent mots, une expression de sa mère. Elle ne voulait pas devenir comme sa mère, elle ne voulait pas porter les expressions familiales non plus.
Les nuages restaient.

Sur les pavés, ses baskets battaient la mesure d'une démarche pourtant peu décidée, comme si le moindre coup de vent pouvait l'amener aux ténèbres. D'autres personnes allaient, venaient, et entre elles Hedda n'existait pas réellement. Une vérité comme une autre, elle en prenait l'habitude.
Certains yeux savaient la voir quand même, certains un peu et d'autres beaucoup.
Apprendre à voir les choses, elle s'y mettait petit à petit. Pas de don de voyances ou n'importe quoi d'autre, simplement une manière de vivre, du moins de vivre à nouveau.
De redéposer les pieds dans un univers ferme.
Un univers sur lequel Hedda trébuchait encore parfois.

Alors que la jeune femme allait ouvrir la porte de l'imposant building, on l'arrêta. Elle refusa de se retourner cependant. Son esprit était focalisé sur le travail, sur tous les étages à grimper avant son bureau (aucun des ascenseurs ne marchait), et puis Hedda détestait arriver en retard, pas même de la moindre seconde.
Pas alors que Cian lui faisait confiance quand bien même elle avait griffé l'homme avec violence un jour, lors d'ne crise.
Elle voulait pas que son patron soit déçu, elle voulait pas lui rajouter encore plus de travail que d'habitude.
Elle voulait pas.
Depuis son agression, tenait absolument à respecter ce qu'elle ne voulait pas.

Sauf que la voix continuait, insistait. Les doigts de la secrétaire se crispèrent un peu contre le battant de la porte, jointures blanches et visage figé. Des affiches?
Bien sûr, un enfant perdu était une histoire triste mais...
Suspicieuse, la jeune femme osa un coup d'oeil à Preeti. Il y avait quelque chose de l'animal en elle un peu, mais elle ne gronda pas.

”Nous sommes une entreprise de sécurité, les gens s'arrêtent peu pour regarder les affiches chez nous. Je peux quand même en mettre une ou deux mais...”

Mais que l'autre ne fonde pas tous ses espoirs dessus. De toutes manières, l'espoir, ça n'arrivait jamais à temps, ça se faufilait après les ténèbres et parfois cela était trop tard, parfois non. Lorsqu'Hedda prit une des affiches, elle haussa un sourcil circonspect.

”Certes vu le sujet vous ne pouvez pas en faire un truc coloré mais quelqu'un capable de s'y connaître en graphisme et en mise en page devrait peut-être vous aider. Mettre une police qui attire l'oeil, clarifier les informations... Là, l'oeil n'accroche à rien. Une masse de gris dans lequel le visage de votre fille se démarque à peine...”

Ses yeux gardaient plusieurs voiles d'ombres encore et toujours. De quoi cacher son air vulnérable, un masque brut creusé sans finesse, porté dans l'urgence et qu'Hedda espérait assez fort pour la protéger du danger. Du moins quand Eskel n'était pas là... et la jeune femme coula un regard vers les étages de l'immeuble au dessus d'elle. L'homme s'y trouvait-il déjà, l'observait-il par delà les glaces épaisses des fenêtres?
Cela ne la dérangeait pas, imaginer le regard du loup sur elle, sa nuque. Certaines choses brûlaient, d'autres non.
Hedda haussa les épaules, un geste bien plus grand que sa propre silhouette à elle et il y avait quelque chose de triste à la voir l'exécuter ainsi.

”Joli bracelet”, nota-t-elle simplement.
Elle-même ne pensa pas à ces bijoux qu'elle ne portait plus, Des blessures multiples, des peurs, une culpabilité sournoise : ne prends pas de risque, ne soit pas belle, n'aime pas ce qui est beau. De nouveau un mauvais goût lui tapissa le fond de la gorge, Hedda essaya de penser à autre chose.

Elle aurait eu besoin d'un geste, d'un mouvement, mais il y avait les affiches données par Preeti et la porte qu'elle ne pouvait ouvrir puisque la conversation continuait. Comme une souffrance capable d'opprimer sa cage thoracique, elle essaya d'oublier, de respirer.

”Comment s'appelle-t-elle?”

Donner un nom, c'était un début, c'était quelque chose, humaniser un visage, un souvenir. Le ramener à une existence concrète, la définir par autre chose que “ma fille qui a disparu”.

”Mettez son prénom en grand, avec une couleur mais pas trop agressive. Dites que depuis deux ans, sa mère ne vit plus et est à la recherche du moindre renseignement. Mettez une première fois vos coordonnées, puis la description succincte, ouverte aux changements possibles puisque votre fille a grandit. Ensuite, remettez vos coordonnées. De cette manière, les informations rentrent dans le crâne du lecteur, restent. La photo... vous n'en avez pas une où elle est dans vos bras? Il faut...Il faut faire exister deux choses dans cette affiche, d'une part l'enfant, que l'on prenne bien conscience de son poids comme être humain, puis vous même, la famille. Vous n'êtes pas qu'un mot pour désigner un lien de parenté, vous êtes la femme l'ayant porté et les gens ont besoin de voir cela, de ressentir le lien viscéral.”

Parler l'épuisant, lui rappelait des souvenirs mauvais, douloureux, car elle-même ne savait comment exister autrement que comme victime. Son prénom était une réappropriation douloureuse, lorsque Eskel le murmurait, il y avait de la vie dans les deux syllabes, de la vie en elle aussi, mais de par son traumatisme, Hedda se sentait souvent désincarnée, douloureuse.
Elle même menait sa propre enquête pour retrouver ses agresseurs. Voir la police était impossible : pas lorsqu'il n'y avait pas de corps (elle vivait à nouveau), pas lorsqu'il n'y avait plus rien à analyser. Ces hommes avaient commis envers elle le crime parfait et, ironiquement, en renaissant d'entre les morts, une créature en elle, Hedda les y avait aidé.

”Rappelez aussi les derniers endroits où on l'a vu et où l'en pense l'avoir aperçu. Des choses précises, c'est comme ça que l'on accroche l'esprit. Il faut guider la réflexion de telle sorte que le lecteur n'a même pas conscience qu'il fouille dans ses souvenirs pour voir s'il a pu ou non voir quelque chose.”

”Je leur donnerai ces finformations, je ne veux pas régler cela comme un simple problème administratif avec un numéro à appeler” tenta d'expliquer la petite secrétaire.
En sécurité derrière son bureau, dans un endroit où ses collègues pouvaient intervenir et l'aider à tout moment, elle avait adoucit sa voix et relaché ses épaules.

Pour la première fois depuis leur rencontre, Hedda faisait son âge face à Preeti, peu importe que la peur vienne sur son visage parfois ou bien quelque chose de plus terrifiant encore. Elle avait réuni assez de force en elle pour remettre le puzzle de son humanité dévastée. Il y avait des endroits où cela était impossible, des moments aussi.
Hedda regarda la brune avec un peu plus d'attention : l'autre femme ne portait pas la perte d'un enfant sur son visage, le cachait en elle avec sa pudeur pour mieux dépenser son énergie à des fins utiles certainement.
On apprenait de la souffrance après tout...

Lorsque Preeti parla d'une chose “discrète”, Hedda reprit son souffle, comprenant par le même temps qu'elle l'avait retenu en touchant le petit paquet. Un bijou discret, c'était un bijou qui ne se voyait pas ou peu, qui n'attirait pas l'attention. Ne pas attirer l'attention, c'était bien, et aucun homme ne vous attaquait si vous étiez sage, à votre place.
Avec des gestes un peu plus clair, hedda défit le papier. Depuis combien de temps n'avait-elle pas porté de bijoux?

”Merci”, bredouilla-t-elle en regardant la finesse de l'attache. ”Un bijou discret...” La jeune femme répétait l'adjectif comme pour chercher une approbation : oui il est discret, oui tu as le droit de le porter parce que...
Parce que quoi?
Des pensées noires encore.
Quelques secondes passèrent, puis Hedda enfila le bracelet. La sensation du métal contre sa peau fut étrange, appréciable. Son esprit commençait à s'ouvrir, à réfléchir : oui elle le porterait, et si un homme entrait dans ses pièces, alors elle se recouvrirait les bras de ses manches, voilà tout.

”C'est vraiment joli...”

Elle acquiesça une dernière fois.

”J'ai hâte de rencontrer Nisha.”