Il a peu de souvenirs de toute son enfance. C'est flou. Tous les jours étaient les mêmes. Il sait qu'il est né sous X. Il sait que l'école a toujours tenu une place importante pour lui, et qu'il s'y appliquait même s'il avait déjà compris que l'égalité des chances par l'école était un ramassis de connerie. Il sait qu'il a grandi dans un foyer parisien. Il sait qu'il détestait les autres garçons du foyer. Et que le foyer était toujours froid.

C'est après avoir quitté les bancs de l'école que sa vie a commencé à devenir intéressante. Il arrive à la fin d'une légère recrudescence de chômage et du chaos ambiant qu'à laissé mai 68, pourtant annonciateurs d'une crise qui attend la prochaine décennie pour se manifester, et il trouve une place dans une librairie parisienne. Le salaire est tout juste suffisant pour payer la chambre de bonne dans laquelle il étouffe, mais il a les livres. Et ça compense.
Il a aussi le patron de la librairie. Pour parler, lui faire découvrir un nouveau cercle de connaissances, celui des intellectuels parisiens, qui le prennent de haut et dont il subit la présence plus qu'autre chose au bout de quelques mois. Pour échapper à son trop petit appartement, et finalement pour s'interroger sur lui-même, ses désirs, ses espoirs, ce qu'il veut et ne veut pas.

Au bout de quelques années il cède, et pose pour la première fois le pied dans un endroit où les regards masculins s'entre-détaillent. Il ne se sent pas de suite à sa place bien sûr, le sulfureux du lieu lui serre la gorge, le verre qu'on lui offre ressemble un peu trop à une invitation. Mais les mains qui viennent sur ses biceps, la présence qu'il sent derrière lui alors qu'il sirote mécaniquement son verre, réveillent pourtant quelque chose. Et en sentant un menton piquant de barbe glisser le long de son épaule, jusqu'à ce qu'une bouche se pose contre son cou, il se dit que peut-être, s'il arrive un jour à faire lâcher les verrous dans sa tête, il pourrait apprécier complétement le geste.

Il revient, joue, appâte, séduit, repart, revient, amuse, tente, disparaît pour une semaine, se laisse un peu faire, concède un peu de chair, une portion de lèvres et de hanche. Passer le cap et ramener quelqu'un chez lui reste impossible, et il se contente de se chauffer contre ceux qui viennent l'aborder dans ce bar, toujours le même. Avec l'habitude, la vigilance baisse, et à l'aube des années 80, il va un matin à la librairie pour s'entendre dire qu'on n'emploie pas les ici. Un des « amis » intellectuels de son patron – tendre patron – l'avait aperçu dans son fameux bar, collé à un autre homme. Personne ne demanda au témoin ce qu'il faisait dans un quartier gay, le soir à vingt-trois heures.

Après la librairie, il quitta aussi sa chambre de bonne. Il lui fallut passer le cap dans l'autre sens au final, passant une nuit plus douloureuse et angoissante que satisfaisante, mais au moins avait-il eu un lit pour cette première nuit sans domicile. Puis se fut la même chose la nuit d'après, avec un autre homme. Et de nuit en nuit, il se retrouva écrasé, prit dans un cercle vicieux où ses journées se résumaient à trouver où il serait ce soir.

Il restait à Paris malgré tout, parce qu'être dans la galère à Paris, c'est toujours être Paris, et son orgueil en avait besoin. Même si ça signifiait passer de bras en bras pour quelques francs, ou pour trouver un lit ou dormir, avec cette maladie, la maladie, qui venait d'arriver et l'effleurait à chaque étreinte et faisaient trembler beaucoup d'hommes autour de lui.
Puis finalement, il l'avait choppé. Parce que ça n'arrive pas qu'aux autres finalement.

Il a fait parti des premiers cas en France. Ceux pour qui il n'y avait vraiment rien, peut-être un lit pour attendre plus confortablement de s'endormir définitivement. Il c'est endormi comme les autres. Puis a rouvert les yeux au milieu de la nuit pour percer la gorge du premier croisé dans le couloir.


Réservation : Vole Paris-Arcadia 21 Janvier 7:10 PM
Nom : Valentin Faivre
Classe : Première


Alors qu'il triait et remplissait quelques derniers papiers pour finaliser la transaction, légèrement penché sur son bureau, il sentait le regard d'un des membres de la bratva lui lacérer le dos, de haut en bas, dépassant bientôt la chute de ses reins. Ce n'était pas du désir, évidemment. Juste cette curiosité malsaine que tout le monde portait sur les prostitués : qu'est-ce qu'ils ressentaient, jusqu'à quel point étaient-ils détruits, comment se comportaient-ils avec un client, comment était leur vie sexuelle intime, comment faisaient-ils l'amour ? L'information sur son passif était remontée jusqu'à Arcadia. Ou alors la rumeur était née de son air androgyne, qu'il entretenait malgré les ennuis que cela pouvait lui apporter. En tout cas, il avait remarqué un léger changement de comportement à son égard de la part de certains depuis peu. Une curiosité mal placée, le respect doucement en berne.
Un jour, il en attraperait un. Et il lui remettrait les idées dans le bon sens. Il ne le tuerait pas, ne le violenterait pas non plus – pas physiquement du moins. Valentin ne s'abaissait pas à leur niveau. Il rappellerait juste qui est la proie et qui est le prédateur.
Bande d'animaux.



Avec un petit sourire en coin, il regarda la fille en face de lui s'affaisser un peu plus contre la banquette, son verre dangereusement appuyé contre sa cuisse. Lentement, il se leva et s'assit à côté d'elle, la regardant dans ses yeux se résumant maintenant à deux fentes d'où perçait son regard hagard et vaguement inquiet.

« Chhhh, Chhh, tout va bien. »

Valentin passa un bras dans son dos, et doucement fit pivoter son corps à moitié inconscient vers lui, pour l'attirer sur ses genoux. Elle ne semblait plus s'inquiéter, complètement assommée et abrutie par le GHB et l'alcool. Tout doucement, l'antiquaire la souleva pour la porter contre lui. Il quitta l'alcôve du bar où ils s'étaient installés, se frayant un chemin au milieu des tables et des petits groupes, adressa un signe de tête discret au barman, et un clin d'œil à une femme à la peau brune dans un coin de la salle, un chapeau sur la tête et une lueur furieuse omniprésente dans le regard. C'était l'avantage d'avoir choisi un bar de la bratva comme terrain de chasse : une femme dans les bras d'un homme, ça n'inquiétait personne. Il prit le couloir menant aux toilettes, fronçant les sourcils sous l'odeur, et du coude, poussa la porte « réservé au personnel », traversant la pièce pour tomber sur un autre couloir, et finalement une salle de repos.

Dans le dos de l'antiquaire, la porte de la salle de repos s'ouvrir sur la femme coiffée de son chapeau, une valise de cuir dans la main. En déposant son fardeau sur le lit, il lui jeta un regard en coin, avec un petit sourire en coin.

« Très cher...
- Ouais ouais, arrête ton baratin, j'ai pas toute la soirée. »

Rokia posa voilement sa valise sur une table, soupirant en l'ouvrant.

« C'est la dernière de la semaine ?
- Normalement oui.
- La prochaine fois, tu te débrouilles, je viens pas t'aider. Moi, je me suis juste ramenée pour un boulot de vendeuse, et je me retrouve avec un trafique et... Ça... »

Dit-elle en désignant d'un mouvement de la main un peu dégoûte Valentin en train de remonter les manches du chemiser de la femme endormis. Avec un petit sourire en coin, l'antiquaire prit la seringue qu'elle lui tendait. La tranquillité de Rokia en avait pris un coup depuis qu'elle l'avait rencontré il y a trois ans, en venant pour la première fois à la boutique, après qu'il est « choisi » son CV au milieu d'une sélection inexistante. Elle avait découvert qu'il travaille depuis sa création dans le trafic d'art de la Bratva, pire, qu'il avait sa petite part dans la création même du trafic. Puis qu'il n'était pas entièrement humain. Cette info-là était passé bien plus difficilement, mais l'attrait de son job l'avait convaincu de rester malgré tout, et la peur d'être le prochain repas de Valentin – consciemment entretenue par l'antiquaire – l'avait convaincu de l'aider dans sa « cueillette » comme il appelait cela. L'équation était facile : Bar, prostituée, alcool, GHB, seringue, prise de sang, flacon. Amnésie le lendemain, en plus d'un affaiblissement conséquent, et possiblement d'une crise de panique en réalisant qu'elles avaient une trace de piqûre au creux du coude et aucun souvenir de leur soirée. Mais ce n'était clairement pas son problème, tout comme l'infection possible de la piqûre qu'il ne prenait pas le temps de désinfecter ne l'intéressait pas. Lui se contentait de manger.
Paris et les années 80 étaient très loin, mais sa survie restait pourtant toujours au premier plan.