Tu t’en rappelle à peine, de cette famille à la peau dorée qui t'a vu naître dans leur foyer. Tu étais désiré, mais quand la sage-femme, voisine de tes parents, avait vu ton visage et ton corps frêle elle s'était exprimée avec méfiance à tes parents. Ton diagnostic vital était engagé. Tu ne ressemblais pas aux autres nouveaux nés qu’elle avait aidé à mettre au monde. Plus petit, plus frêle, mais pourtant vigoureux, ton premier cri avait tiré un large sourire à ta mère. L’accouchement c’était passé de manière très simple, mais maintenant un problème semble se poser. La vieille voisine te dépose sur le sein de ta mère, assignant l'ordre à cette dernière de bien te nourrir. Elle prit à part ton père qui était dans la pièce à côté et ne t’avait pas encore vue. La graine du doute allait maintenant être semé. Ton géniteur était prévenu sur ta frêle carrure, sans doute deviendrait tu un enfant malade, invalide, voire pire, une honte futur à ta famille. L’accoucheuse ne mâche pas ses mots, allant jusqu’à parler de malédiction pesant non sur toi ou ton père, mais sur ta mère. Sans doute cette femme était la cause de ton mal être. L’avenir était toutefois incertain et Amir Al-Misrî accepta ton existence en tant que fils. Il se présenta à ton chevet, caressant ton frêle crâne où l’on observait la naissance de cheveux couleur de jai, tandis que tu t'abreuves déjà goulument du lait de ta mère. Déterminé à vivre malgré le doute qui plane sur ton avenir. Il te donne alors ton prénom : Abidi, l’espoir des esclaves. Un espoir de délivrance face à ton corps.
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Tu as à peine quatre ans et tu es tout juste de la taille d’un cageot de dattes. Tes parents sont résignés sur ton sort, ils t’ont déjà amené chez des médecins et des gens douteux. Rien y fait, le verdict reste le même, on te dit
qazam, nain. Aucun traitement existe, c’est de la malchance. Tu te rappelles d’aucune de ces paroles, même pas de ce mot qui a servi à te désigner. Pourtant tes parents n’ont fait que se disputer à ton sujet. Amir s'est rappelé des paroles de la vieille accoucheuse, elle qui a permis au vers du doute de progresser dans la pomme de la raison. Il commence à croire sa femme maudite, il n’ose plus la toucher de peur que tes futurs frères et soeurs soient eux aussi malade. Il ne veut pas d’une famille de
qazam et maintenant il se demande s’il ne doit pas se séparer de sa femme, en trouver une autre capable de continuer sa lignée. Ta mère se sachant sur la touche se met à enchaîner les erreurs, avec toi tout d’abord et avec son mari. Elle ne comprend plus la raison de tes pleurs, tu ne parles toujours pas correctement et tu as du mal à lui faire comprendre ce qu’il te faut. Quant à Amir, il arrive parfois de retour du travail et trouve sa demeure en désordre. Les plats cuisinés sont devenus fades, sans goût. Ils manquent de la chaleur d’une femme aimante. Les reproches naturellement fusent et il faut peu de temps pour que le foyer Al-Misrî ne deviennent le théâtre de violences conjugales.
Pour toi, pauvre enfant
qazam, tout ça était bien loin de ta compréhension. Pourtant ce contexte de violence va faire basculer ta jeune vie. Ta mère c’est glissée hors de la maison un soir, ton père ronflait sur le canapé, totalement enivré après une soirée entre amis. Elle te tirait par le bras, ne te laissant pas le temps de marcher correctement. Ton incompréhension était plus que visible et des larmes se mirent à couler rapidement sur tes joues. Tu ne comprenait pas pourquoi ta mère souhaitait te tirer dans le noir, te mener à travers les rues sombres du Caire. Elle était déterminée, le pas était rapide et sur son visage se lisait la peur. Son oeil gauche était enflé, cerclé de noir, trace d’un coup d’il y a quelques jours. Le chemin semble long et rempli de monstres aux ombres étranges. Sur une plaque devant la maison où ta mère est soudainement figée est écrit : Orphelinat
Macca el Mocarrama. Bien entendu tu ne comprends pas, tes larmes coulent toujours tandis que ta mère sonne, rencontre un homme barbu dans son bureau, signe des papiers mentionnant uniquement ton prénom et te lâche la main pour la tendre à celle de l’inconnu, signant ainsi un accord verbal. Te voilà maintenant un orphelin du Caire.
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Tu ne resteras pas longtemps entre ses murs pouilleux, remplis de cris d’enfants et de maltraitance cachée. Inutile de dire qu’être orphelin au Caire n’a rien d’une existence enviable. Ta chance réside dans ton physique atypique, un couple américano-arabe est attiré par ta différence. La femme à le même sang que toi dans les veines et est malheureusement incapable de procréer. Son mari, un américain de pur ligné, est ouvert à l’idée d’adopter un deuxième enfant en situation précaire, comme l’était le premier. Ne voulant pas se diriger vers les enfants de leur nation nourricière, ils arrivèrent au Caire des rêves de sauvetage plein les valises. Linda Anderson est une femme naturellement aimante. Avocate, elle combat tous les jours l’injustice en aidant ses clients souvent trop pauvres pour faire appel à quelqu’un d’autres. Elle est tout de suite tombée sous ton charme quand elle t’as croisé au détour d’un couloir. Pourtant elle avait rendez-vous avec d’autres enfants, le directeur de l’établissement ne souhaitant pas que des étrangers t’adoptes. Il devait préserver une certaine réputation face à des gens plus “riches” que les couples habituels. Toutefois Linda ne se laissa pas charmer par le vieux serpent égyptien, elle demanda à te rencontrer avec l'appui de John, son tendre mari. Ce dernier était architecte et le directeur d’une entreprise visant à la création de maison clef en main. Il se chargeait de tout : conception des plans, montage des murs, isolation, électricité, plomberie, décoration. Les gens n’avaient qu’à exposer leurs souhaits et il s’acharnait à les réaliser. Il faut dire que rapidement sa clientèle se fit de plus en plus aisée et qu’il avait l’honneur d’être le constructeur des plus belles villa d’Arcadia.
Tu étais bien timide lors de ta première rencontre avec eux. Tes yeux étaient rivés sur le sol craquelé du bureau. Tu entendis une nouvelle fois le maudit mot qui te désignait :
qazam. Tu t’attendais à la même réaction qui t’avais toujours été donnée de voir : un “oh” de surprise. Il n’en était rien pour cette fois. Ta future mère exprimait clairement le désir de t’adopter. Elle se tournait régulièrement vers son mari, ton futur père, et tu ne comprends malheureusement pas le langage employé. Peu importe, tu ressentais l’envie de les suivre car cette femme étrangère à la peau aussi dorée que toi posait des yeux tendres sur ton être. Elle semblait plus mère que celle qui t’avait abandonné ici.
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Ton arrivée aux USA se fit sans problème, ta mère avait déjà pris en charge l’affaire de ton adoption. Tu change d’identité en changeant de frontière, te faisant principalement appelé Caleb, Abidi étant réservé pour ton deuxième prénom en souvenir de tes origines. Tu portais également un nouveau nom : Anderson. Le patronyme de ton nouveau père et ta mémoire efface rapidement celui d’avant. Même encore aujourd’hui tu ne t’en souviens pas. Il faut dire que tu n’as pas non plus beaucoup cherché à retrouver ces parents fuyant ta mémoire.
Le fait est qu’arrivé dans ta nouvelle maison tu te découvrit un nouveau grand frère. Toi qui avais vécu seul si longtemps, cela était bien étrange. Jason était à l’époque un petit garçon turbulent de six ans. De deux ans ton aîné il était ravi de t’accueillir dans ta nouvelle famille, lui qui attendait un petit frère depuis plusieurs mois. Il s'approprie ta petite main potelée et t'entraîne à sa suite dans toute la demeure. Il te fait visiter chaque recoin, te montre chaque parcelle de sa vie qu’il souhaite partager dorénavant avec toi. Tu serrais sa main si fort que tu ne la lâcha plus jamais. Encore aujourd’hui tu sent la chaleur de la main de ton frère dans le creux de ta main, lors des moments les plus tristes de ton existence. Tu te souviens de ce sentiment apaisant que tu avais eu quand il te faisait visiter ta nouvelle maison et tu te raccroches à lui, chérissant ce moment comme la prunelle de tes yeux.
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Tu passes une existence tranquille, tu as déjà seize ans et cela fait maintenant onze ans que tu te comportes comme un parfait américain. Tu commences déjà les cours de conduite et tes parents sont déjà en train d’aménager ton futur véhicule pour qu’il puisse te convenir parfaitement. Tu n’aimes pas que l’on parle de ta différence, mais tu es bien obligé d’admettre qu’elle nécessite quelques adaptations, comme celle de modifier ton volant car tu n’atteint malheureusement pas les pédales. Tu renies toutefois ce besoin et préfères te plonger dans les pages de tes livres scolaires. Tu es d’ailleurs le premier de ta classe dans beaucoup de matières. Sauf le sport bien entendu, mais ça aussi tu ne préfères pas y penser. Tu as d’ailleurs connu il y a quelques mois ta première histoire d’amour. Une charmante jeune fille du nom de Hailey, qui traînait souvent à la bibliothèque à une table proche de la tienne. Tu l’as rapidement abordé au sujet de sa lecture, un roman d’
Ernest Hemingway “Le vieil homme et la mer” qui te parle tout particulièrement. La dévotion de Manolin, le plus jeune des deux personnages principaux vis-à-vis de son camarade Santiago, un vieux pêcheur à l’aube de la mort, te laisse admiratif. On y parle d’amitié, de lutte contre le destin, contre la mer vaste et étrangère. Toutefois tu oublie rapidement l'œuvre et son auteur pour te concentrer sur sa lectrice. C’est d’ailleurs derrière les étagères pleines à craquer que vous avez échangé votre premier baiser. Malheureusement cette idylle ne durera que quelques semaines et très vite la petite rate de bibliothèque à filer dans son troue. Tu auras ainsi vécu ta première histoire et ta première déception en à peine deux petits mois. Tu n’as d’ailleurs plus jamais relu un roman Hemingway, comme si tu avais marqué au fer rouge le nom de cet auteur pourtant brillant.
C’est lors de ta peine de cœur que tu te découvres de nouvelles passions, sans doute pour occuper ton esprit désoeuvré. Tu te lance dans la poterie et la sculpture, tu façonnes statuette, pots et assiettes. Tu manies le tour et plie sous tes doigts l’argile avant de la passer dans le four de ta mère qui te laisse faire, malgré ses désapprobations fréquentes sur le fait que tu empiètes dans sa cuisine. Tu t’amuses principalement à créer des petits personnages, et petit à petit leurs formes deviennent plus précises et présentent une barbe hirsute, parfois une sorte de pagne. Quand on te demande d'où te vient cette inspiration, tu prétexte que tu as vu une forme similaire dans un de tes livres. Or tu ne sais pas toi même d'où vient cette image qui te hante les doigts. Tu penses connaître la raison mais n’en est pas certain. Tu cherches alors dans tes encyclopédies, celles donnés par ta tante Abigail à noël, et tu trouves la réponse facilement. Il s’agit de la représentation d’un Dieu, plus précisément du Dieu Bès, présent dans le panthéon Egyptien. Tu te rappelles alors avoir été passionné, plus jeune au collège, quand vous avez abordé le sujet des différentes religions anciennes. Tu ne t’étais que peu arrêté sur les dieux grecs et romains qui se ressemblaient bien trop pour ne pas avoir été une pâle copie l’un de l’autre. Bien que la question demeurait sur lequel de Zeus ou de Jupiter étaient apparus en premier. Tu avais toutefois été attiré par ces divinités qui avaient été vénérées par tes ancêtres. Ton regard s'était arrêté sur ce dieu mineur, ce Bès qui ne pouvait qu’attirer ton œil pour une raison idiote : il était nain. Le seul petit être qui était honoré pour sa protection du foyer, sa bonne humeur et sa virilité. Qu’il était difficile pour toi de te faire rabaisser par tes camarades et d’avoir connu pendant longtemps leurs brimades. Pourtant ce nain dont la sculpture était photographié et imprimé sur photo glacé et que tu caressais sous tes doigts prouvait que tu étais un homme comme les autres, voir plus que les autres car cela semblait être la seule divinité capable de protéger la virilité des plus valeureux. Cette pensée te fait sourire et t'oblige inconsciemment à repasser dans ta mémoire tout ce que tu sais de l’Egypte ancienne. Tu repasses encore et encore les mêmes pages de cette encyclopédie en les trouvant pas assez complètes. Tu vas à la bibliothèque pour t’informer encore plus, dévorer de nouveaux livres, des romans historiques, des comptes rendus de recherche et même des vieilles coupures de journaux. Tu te plonge un peu plus dans cet univers sablonneux et chaud, oubliant que non loin de là il y a encore Hailey et son livre d’Hemingway. Tu mets du baume à ton cœur en pensant aux trésors égyptiens et confie ton cœur brisé à Isis pour qu’elle le répare, elle la grande magicienne qui avait redonné vie à son mari.
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Tu souffle tes bougies, sous les applaudissements de tes parents et de ton frère. Aujourd’hui on ne fête pas uniquement tes vingt-cinq ans, on fête également la fin de tes études. Tu viens d’obtenir ta licence en Histoire de l’art, après quatre longues années à
Saint Michael’s College dans le Vermont, loin de deux états de la demeure familiale. C’est l’aboutissement de beaucoup de travail et tu sais déjà que dans quelques semaines tu vas pouvoir intégrer l’
Arcadia museum. Tu as déposé ta candidature après tes examens finaux, et le directeur t’as aimablement reçu dans son bureau poussiéreux. Il t’as promis un poste à condition que tu aies ta licence. Tu as naturellement accepté ne pouvant laisser cette occasion filer. Te voilà donc en passe de devenir le prochain Conservateur du musée. Un titre aussi vaste ne peut que recéler une montagne de secrets. Tu en as bien conscience, mais tu souhaites mettre à profit tes connaissances. Toute tes journées passé à étudier l’art ancien et contemporain, à suivre les cours d’histoires et à connaître les plus grosses arnaques pour faire les meilleurs faux. Te voilà aujourd’hui expert en fausserie et le meilleur des faussaires. Drôle d’idée quand on y pense, mais nécessaire pour ton travail.
Ta mère te sers une part de gâteau, un Versaillais, un gâteau aux trois mousses aux chocolats, ton préféré. Tu la remercie de ton plus beau sourire et remarque une petite tâche à son poignet. Bizarrement cela te rappelle quelque chose et te renvoie dans le Vermont, à tes cours d’art appliqué où tu avais choisi de manier le tour de potier. Tes manches étaient souillées de terre brune. Tes mains agiles avaient encore une fois modeler la silhouette de Bès et tes camarades avaient été impressionnés par la précision de tes traits. Tu t’en voulais d’avoir ainsi dévoiler une partie de ta personnalité, mais c’était plus fort que toi. Tes doigts sculptaient machinalement, trop heureux de retrouver la sensation de l’argile à modeler. Ton professeur était le seul à avoir reconnu la silhouette de l’ancienne divinité Égyptienne. Et quand il te prit à part à la fin du cours pour savoir pourquoi tu avais choisi cet être, tu t’es contenté de dire que “ça te parlait”. Ton pédagogue ne fit aucun commentaire, sans doute à cause de la ressemblance physique et de peur qu’on l’accuse de discrimination. Il te congédie sans plus attendre, trop gêné par le silence qui commence à s’installer entre vous. Tu retournes dans ta chambre d’internat, ta sculpture sous le bras et tu la place alors à côté des autres. Des dizaines de statuettes qui jonchaient le sol de ta petite pièce à vivre. Tu n’osais le dire à personne mais à l’époque elles te rassurait, te donnaient l’impression que personne ne pouvait t’atteindre tant que tu restais sous leurs regards. Le pire fut les rêves qui commençaient à ton arrivée dans le Vermont et perdurent encore quelquefois aujourd’hui. Tu te retrouves dans la statue, piégé, mais conscient et capable de voir par ses yeux. Tu t’es vu de nombreuses nuits dans ton lit en train de dormir. Un véritable cauchemar qui te faisait te réveiller en panique et en sueur. Aujourd’hui tu contrôles mieux cette sensation, mais pour toi Bès reste toujours ton principal protecteur. Comme un gri-gri offert par un étrange gourou, tu portes une ridicule statuette, pas plus grande qu’un doigt dans tes poches.
Ton père te demande si tout va bien et tu réponds que tu penses juste à ton futur travail et que tu as hâte de commencer. Tu caches alors ton trouble à coup de cuillère dans le gâteau et laissant le sujet de conversation dévier à autre chose.
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Tu es bien installé, confortablement assis dans un siège de bureau quelque peu usé par le temps. Il faut dire que tu as pris place dans ce bureau en touchant à peine la décoration de ton prédécesseur. Tu as rajouté naturellement des statuettes de ton protecteur avec lequel tu te sens de plus en plus lié. Aujourd’hui cela fait un an que tu as pris tes fonctions dans cet établissement et tu attends avec impatience une pièce de collection que tu as mis longtemps à négocier. Le tableau d’un peintre français,
Paul Cézanne au titre évocateur de
Paris : Quai de Bercy - La Halle aux vins. Une pièce européenne remarquable qui se marie parfaitement à la section du musée consacré à l’art occidental. Un petit morceau de Paris en plein Arcadia, voilà de quoi te laisser rêveur toi et les futurs visiteurs. La douane avait appelée très tôt ce matin affirmant que le colis avait été contrôlé à l’aéroport. Tu n’avais donc plus qu’à attendre son arrivée par transporteur à l’entrée du musée. Tout cela laissait présager une merveilleuse journée.
Le camion arrive et l’on te sonne pour que tu viennes signer le bon de livraison. Bien entendu avant toute signature tu te dois de regarder si l'œuvre est conforme. Un contrôle de routine comme il t’a été donné d’en faire au moins une centaine depuis tes débuts ici. Tout se passe comme de coutume, mais étrangement tu as un mauvais pressentiment, la petite figurine dans ta poche te paraît brûlante. Bien entendu ce n’est qu’un effet de ton imaginaire, mais tu portes tout de même ta main à ta poche pour t’en assurer. C’est bien ton imagination. Pourtant quand le livreur te tend la feuille à signer tu as l’impression de voir comme une lueur entourer sa personne. Une gangue colorée qui semble entièrement l’envelopper et cela te semble étrangement malsain et familier, comme si tu avais déjà vu ce genre de chose ou que tu en connaissais l’existence. Perturbé tu demande au livreur d’ouvrir la caisse pour découvrir le tableau de tes rêves. Il s'exécute et soulève la planche du dessus après avoir ouvert le cadenas. Naturellement tu t’approches et te met sur la pointe des pieds pour pouvoir soulever le plastique de protection. Tu regardes avec émerveillement le cadre doré et la toile qu’elle contient. Tu retiens ton doigt de la toucher, mais tes yeux remarques une couche de peinture anormale. Une sorte de croûte qui ne devrait pas être présente. Une goutte de sueur vient à perler le long de ton front. Un doute commence à te ronger. Tu tends une nouvelle fois ton index et gratte légèrement la croûte anormale, espérant ne pas détériorer une œuvre de collection internationale. La plaque de peinture tombe révélant une autre couche en dessous d’une tout autre couleur. Ta crainte est justifiée, tu es face à un faux. Tu t'apprêtes à le signaler à ton étrange livreur mais tu ressent une douleur vive derrière ta nuque. Tu sombres dans l’inconscience.
À ton réveil tu es à moitié avachi sur le bitume et sur la caisse du faux tableau. Tu te masse naturellement la nuque et comprends que l’on t’as donné un coup, assez fort pour te faire perdre connaissance. Machinalement tu cherches ton portable et contacte les services de police. Tu signale le vol d’une œuvre majeure et ton agression par la même occasion. On te répond que l’on t'envoie quelqu’un et qu’il te faudra décrire en détail tout ça. Il te semblait pourtant avoir été clair lors de cette conversation. Tu marmonnes un “oui” et raccroche voyant que tout cela ne mène strictement à rien.
Tu attends, debout, le dos calé contre la caisse de livraison. Tu essais de remettre tes souvenirs en ordre, de t’attacher à des détails : les couleurs du camion, le visage du livreur, la plaque d’immatriculation, le moindre détail est important, pourtant tu dois bien avouer que l’excitation de recevoir une œuvre de Paul Cézanne a quelque peu éclipsé tout ça.
La patrouille arrive et tu expliques une nouvelle fois la situation. Loin d’être sympathiques, les agents de police vont jusqu’à te demander si tu es certain de tes dires, si tu es sûr que le tableau à côté de toi n’est qu’une pâle copie. Tu es alors obligé de justifier ton savoir. Chose qui t’irrite quelque peu. Il faut dire que tu as encore mal au crâne et que l’on vient mettre en doute le fait que tu t’es bien fait agressé et que tout cela peut être qu’un malentendu. Les agents contactent leurs collègues de la douane qui ont examiné l'œuvre ce matin à l'aéroport. De leur côté tout est bon. Tu t’avances alors à dire qu’il y ait pu y avoir un échange de l’aéroport jusqu’ici et que le livreur ne te semblait pas familier. Tu te fait rembarré, “c’est notre travail de savoir ce qu’il c’est passé monsieur” la phrase t’es craché au visage avec un rictus mauvais. Tu sers tes faibles poings. Les policiers te demandent de passer un peu plus tard au commissariat pour déposer la plainte officielle et qu’ils vont bosser sur l’affaire. Tu hoche la tête ne prenant même plus la peine de répondre. Tu les laisses embarquer le “faux” et tu retournes à ton bureau. Cette histoire semble loin d’être fini, mais tu espère un dénouement heureux.
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Cela fait une semaine que le tableau a été volé. Bien entendu, la police mène l’enquête, mais tu ne leur fais définitivement plus confiance. Après quelques coups de fils, tu as découvert que le vol n’avait même pas été signalé à l'international, ce qui signifie que le voleur, définitivement un trafiquant d'œuvre d’art, peut très bien avoir revendu le tableau dans un autre pays sans aucun souci. Quand on signale un vol à grande échelle ont peut déjà court-circuité quelques chaînes d’écoulement classique, mais là, ce n’est pas le cas. Tu t’es alors dit que la Police d’Arcadia avait sans doute une réputation à maintenir et que le vol d’une œuvre de grand nom pouvait alors leur nuire. C’est aussi l’espoir que tu nourris car définitivement c’est une histoire à finir paranoïaque.
Tu réfléchis encore à tout ça alors que tu conduis ta nouvelle Toyota Corolla, modèle classique de l’américain lambda, adapté pour ta morphologie bien évidemment. C’est un cadeau de ton père qui trouvait ton vieux pick-up beaucoup trop inconfortable pour toi. Il faut dire qu’il avait raison, tu souffres beaucoup moins de ton dos.
Le fait est que c’est en passant par la 205, route passant par Wild Island et menant à la deuxième partie d’Arcadia que ton regard s’accroche à un véhicule garé sur le côté. Tu reconnais immédiatement le camion du livreur-voleur et menace de piler. Le conducteur derrière toi te klaxonne allègrement et tu continues donc ta route pour te garer un peu plus loin. Tu ne sais pas vraiment quoi faire. Prendre en photo le véhicule et l’envoyer aux agents de police serait la solution la moins risquée. Toutefois tu te dis que les plaques doivent être fausses et que la seule chose que les policiers pourraient tirer de ton cliché c’est la marque et la couleur du véhicule, mais ça ils le savent déjà. Ta mémoire ne t’avait pas fait défaut sur ces informations.
Tu restes un moment assis dans ta voiture à te demander quoi faire, tu ne te rends pas compte du temps qui passe pourtant en réalité c’est bien une demi-heure qui c’est écoulé depuis ton arrêt. Quelques gouttes de sueurs perles à ton front et tes mains sont crispées sur le volant. Tu ne fais que regarder dans ton rétroviseur espérant ne pas voir le camion disparaître. Tu ne sais vraiment pas quoi faire, mais le destin a décidé d’abréger tes tourments. Un homme monte dans le camion de livraison et tu reconnais ton livreur-voleur de la dernière fois. Tu mets le contact, bien décidé à ne pas le lâcher.
Tu le prends en filature le long de la route, à bonne distance, tu as trop peur qu’il te découvre. Tu sais pertinemment que ton physique ne passe pas inaperçu. Le camion tourne sur la droite en direction de Wild Island. Tu sais que ce n’est pas un endroit très fréquentable mais tu es bien décidé à retrouver le petit morceau de Paris que tu souhaitais acquérir pour le musée. Le camion se gare sur le bas-côté et tu poursuis un peu ta route de peur qu’il ne te remarque. Tu remercies ton père d’avoir pris le modèle de voiture le plus courant d’Amérique. Tu regardes ton rétroviseur et voit le livreur-voleur descendre pour se diriger dans un bâtiment quelque peu délabré, un état similaire à tous les autres bâtiments à vrai dire. Tu as envie de le suivre mais tu hésites. Il t’a déjà agressé et la seule arme dont tu dispose c’est d’un petit couteau glissé dans ta poche. Il t’aurait fallu une arme à feu, mais tu as toujours pensé que c’était trop dangereux d’en avoir une. Ton père a voulu t’apprendre le tir plus jeune et tu en gardes une expérience quelque peu traumatisante. Tu descends quand même de ta Corolla et essaie de suivre à pas feutré ta cible.
C’est peine perdu, tu n’as même pas mis un pied dans le bâtiment que tu te retrouves encerclés par six hommes et une femme, tu reconnais dans l’assemblé le livreur-voleur. On t'interroge, on te fouille, on se moque de ta petite arme de fortune, de ta petite taille et tu oses à peine répondre. Un des “gardes” s’apprête à te lever la main dessus, te prenant pour un espion ou quelque chose du genre, mais son geste est arrêté par la femme du groupe. Elle ne prononce qu’une simple phrase “il est des nôtres”. Tu ne comprends pas ce que ça veut dire et ta seule réponse est “je ne suis pas un voleur”. Blessé qu’on puisse t’associer à eux et leur manigance. La femme se met à rire, trouvant sans doute ridicule ton intervention. S'ensuit alors la conversation la plus intéressante de ta vie. Un nouveau monde t’es offert sur un plateau d’argent, toi, le nain, le
qazam coincé dans un petit bureau de musée poussiéreux, tu te redécouvres. Tout devient alors plus clair, des souvenirs refont surface, des impressions que tu avais mises de côté sur le compte de ton idiotie et de ta superstition. Tout est limpide maintenant.
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Tu erres dans les couloirs du musée, passant de section en section, d'exposition en exposition. Tu réfléchis aux améliorations nécessaires, aux opportunités que tu peux créer. Ton chemin te mène dans la section européenne et tu t'arrêtes pour admirer le Paris : Quai de Bercy - La Halle aux vins de Paul Cézanne. Le tableau qui t'aura marqué le plus ces dernières années. C’était il y a sept ans, quand tu n’avais que vingt-six ans, maintenant tu as la trentaine bien avancé. Tu admires les reliefs de l'œuvre te faisant la remarque que le faux était aussi beau que l’original. Original qui se trouve au sous-sol dans une pièce à atmosphère contrôlée.
Tu as négocié sa restitution auprès des Enfants Terribles, nom que s'est attribué le groupuscule que tu as rencontré lors de ta poursuite du livreur-voleur qui l'avait dérobé à son arrivée à Arcadia. Ils t’ont beaucoup appris et tu les en remercie chaque jour. Sans eux tu ne saurais pas qui tu es vraiment. Très vite tu t’es lié à eux. Les conversations étaient un peu froides et tu n’étais pas habitué à ce monde criminel qui te répugne. Du moins c’était le cas au début. On ne t'a toutefois pas fait confiance tout de suite. Tu as dû faire tes preuves et te rendre utile, abandonné également le couteau que tu portais en permanence sur toi lors du rite d’initiation. On t’as alors expliqué les enjeux terrestres liés à toutes les connaissances que l’on était en train de te faire part. Arcadia était en vérité un champ de bataille divin et chaque camp avait ses idées à défendre. Tu t’es naturellement laissé attiré par les préceptes des Enfants Terribles, véritables défenseurs des opprimées selon toi. Certes leurs méthodes ne sont pas toujours les bonnes, mais elles semblent efficaces. Tu as aussi découvert qu’un bon nombre de récurrence égyptienne se trouvait dans les rangs de ce groupe. Ce qui t’as définitivement attaché à eux.
Tu as suivi leur évolution de manière optimiste, comme un père qui couve ses petits. Tu as utilisé ton don pour protéger le QG et créer des “Sanctuaires”, des lieux protégés de toute influence divine servant de QG de secours en quelque sorte. Disponible en cas d’urgence uniquement, pour ne pas perdre ce Joker que tu caches dans ta manche pour les Enfants Terribles. Quant à ton savoir, tu as réussi également à le mettre à contribution, leur permettant d’accéder au trafic d'œuvres d’art. Trafic spécifique, mais lucratif quand on sait s’en servir.
Au bout de cinq ans on t’a attribué un grade, celui de bokor. On t’as alors donné un groupe d’Enfants que tu étais à même de diriger. On t’as aussi demander d’examiner et d’évaluer les recrues potentielles. Tu es devenue la première personne à contacter en cas d’urgence et depuis ton bureau du musée tu pilotes les secours, ayant accès à la carte de la ville et aux “sanctuaires” que tu y a créés. Tu aides aux détournements de certaines œuvres d’art, des œuvres mineurs selon ta conception. Tu donnes également ton avis sur la production de “faux”, les rendant beaucoup plus réalistes afin d’éviter à nouveau l’accident “Paul Cézanne” avec un autre musée.
Si ta vie d’homme peut te sembler parfois ennuyeuse, celle de membre des Enfants Terribles est loin de l’être. Toi qui ne pense qu’à leur protection tu as dû faire face à beaucoup d'obstacles en sept ans. Tu as vu des pactes se sceller et d’autres se détruire. Tu as donné ton avis dans chaque situation, préférant toujours la défense à l’attaque. Loin de Wild Island tu n’as pas vécu la quarantaine de l’épidémie de mai de l’année dernière, ni la destruction du pont beaucoup plus récente. Tu essaies d’apporter ton soutien à chaque situation tout en restant au maximum extérieur aux conflits. Faits qui t’on été longtemps reproché. Ton travail reste toutefois irréprochable et tu as sauvé la vie de bien des Enfants. Toutefois en regardant ce petit morceau de Paris tu te demandes s’il ne va pas te falloir bouger un peu plus, protéger plus activement les êtres qui te sont chers.
En pleine réflexion, tu délaisse l'œuvre tout en caressant la barbe naissante sur ton visage. Tout vient à point à qui sait attendre et mieux vos êtres prudents sur ses souhaits futurs.