Peut-être qu’un jour elle se brûlera les ailes. Ou qu’on lui les brûlera. Elle le sait, qu’elle joue avec le feu. Mais à son âge, c’est bien là le seul avantage : pouvoir prendre des risques sans craindre pour la longue vie qui l’attend. Parce que là c’est plutôt la faucheuse, qui la considère montre en main.

Elle ne se sent pas vieillir. N’a pas les jambes lourdes, ni les mains qui tremblent. Ne perd pas la tête, parle toujours avec autant d’aplomb. La mémoire absolue qui continue de graver les souvenirs. Elle reste redoutée parce que l’âge n’affecte pas sa santé, ni sa soif de sang.
Khovanka ne se sent pas vieillir, elle le voit. Quand elle ose faire face à son miroir, elle affronte la peau qui se strie et qui se plisse, petit à petit. L’argent qu’elle claque pour se foutre des produits naturels ici et là, mais qui finissent rejetés par son organisme divin. On lui dit encore qu’elle est belle, séduisante, rayonnante. Mais on lui dit avec la surprise de voir qu’elle l’est, même à cet âge-là.

Elle a besoin d’une cure de jouvence. Besoin de sentir comme à l’époque, gonflée par le pouvoir et l’influence. Rien ne lui suffit plus, à présent.

Elle l’attend dans ce loft défraîchi où tout ce qui était au plafond trône maintenant au sol. Lustres en cristal poussiéreux, moulures tombées au niveau des plinthes.  Le beau piano à queue est amputé d’un de ses pieds. Tout ce qu’il y a d’utilisable, c’est la cheminée, deux fauteuils en velours et une desserte où des bouteilles sont si vite vidées qu’elles n’ont pas le temps de prendre la poussière.

Sur l’une des deux assises, Khovanka attend son amie, les jambes croisées. Elle est prise de fourmis, alors elle se dresse sur ses deux cannes et enfile sa longue cape noire. Elle monte jusqu’au toit de l’immeuble et troque pans de tissus pour plumes de corbeaux le temps que Maman Brigitte débarque.
Invisible dans la nuit, elle survole les bâtiments d’Arcadia sans but précis. Elle est comme une enfant qui attend, sur le banc d’un parc, que quelque chose se passe. Qu’elle ait quelque chose à faire. Ses neuf paires d’yeux finissent par se poser sur ce qui va la sortir de l’ennui.

Les baies vitres ont beau percer l’endroit de lumière quand il fait jour, à cette heure-là la nuit les rend opaques. Il n’y a que la cheminée pour cracher un peu de clarté en même temps que de la chaleur, et des bougies sont disposées à quelques endroits choisis au hasard. Lorsqu’elle réapparaît, Khovanka reconnaît la silhouette de dos. Des courbes félines, de longues tresses noires. « Bonsoir, Maman » C’est comme ça qu’elle a l’habitude de l’appeler. En honneur à la déesse qui fait battre son coeur — pas de discriminations dans l’esprit de la vieille. Elle ne porte d’intérêt qu’à l’âme. Ni à l’origine du sang divin, ni à la faction. Khovanka, sage antédiluvienne.

Elle frotte ses mains encore rougies l’une contre l’autre, et lorsqu’elle fait une bise à son amie, ne se rend pas compte qu’elle lui laisse une trace de sang sur la peau ébène qui couvre son squelette.

« Il faut qu’on parle, beauté ».