Je ne veux pas en parler.

Les mots sont tremblants, instables. Comme au premier jour. Dans sa mémoire s’arrache des souvenirs de ce jour-là, de cette horreur de ce...Ce monstre. Le jour où tout ce qu’il pensait tenir encore debout avait fini par s’écrouler. Le jour où la seule base organisant sa vie, avait fini par céder. Dans ses souvenirs, tout avait fini par devenir flou et assourdissant, laissant encore ses oreilles bourdonnantes sous le bruit des coups et des hurlements, de la pulsion de l’hémoglobine dans son organisme si intense que ses tempes étaient encore douloureuses. Voilà une semaine que c’était arrivé. Le visage encore tuméfié, il tirait à chaque fois qu’il devait ouvrir la bouche pour articuler les mêmes mots, rappelant sa lèvre fendue cicatrisant anormalement vite. Je ne veux pas en parler, qu’il répète, alors que le psychologue lui pose une nouvelle question qu’il n’a pas pris le temps d’écouter. En continuant à répéter la même chose, Clemens espérait sincèrement qu’ils allaient abandonner, qu’on le laisserait tranquille. Pourtant, ils s’acharnaient, autant la police que le soutien psychologique venu essayer de comprendre ce qui s’était passé dans la nuit de samedi à dimanche dernier.
Lorsque la police était arrivée, la situation était effectivement hors de contrôle. Alertés par des voisins en panique dans ce petit quartier d’une petite ville à deux bonnes heures de San Francisco, rien ne laissait à prévoir une telle scène de pagaille. La police s’était résoulue à abattre un homme d’une cinquantaine d’année, alors que celui-ci, armé d’une masse, avait tenté de les attaquer. Dans le salon gisait dans une flaque de sang une femme, à peine plus jeune, la cigarette échappée des mains abîmées par les altercations et le crâne défoncé. Et à l’étage, quatre autres personnes. Deux enfants étaient enfermés dans leurs chambres respectives et deux adolescents étaient enfermés dans la salle de bain à la porte à moitié défoncée comme si un remake de Shining était en train de se tourner dans cette maison. C’était l’un de ces adolescents-là, retrouvés inconscients par la police et les équipes de soin rapidement dépêchées sur place dans la petite salle de bain tachée de carmin. Tout s’était passé vite, très vite. Le souvenir fait craquer ses doigts serrant l’accoudoir, le sortant immédiatement de son cauchemar éveillé. Il ne dirait rien aujourd’hui. Il ne pouvait pas. À la place il trouve de quoi s’occuper, jouant avec la couture de l’accoudoir à sa gauche.

Au bout d’une semaine, aucun changement.

Au bout d’une semaine supplémentaire, le fils commence à sortir et ses ongles ne sont plus que charpies.

Au bout de trois, le fils dépasse et il se met à le tirer un peu plus à chaque visite, ignorant la douleur provoquée sur la peau devenant blanche sous la brûlure.

Au bout de quatre, le fils commence à souffrir, prêt à craquer d’une moment à l’autre.

Au bout de cinq, il craque, restant dans la main de l’adolescent. Et lui aussi, craque.

Il raconte tout, ou presque. De son arrivée chez le couple Morwells il y a trois ans. De l’arrivée des deux enfants, quelque temps après eux. De Jessica, qui habitait avec le couple depuis bientôt cinq ans. La vie avait toujours été très simple chez les Morwells, comme chez la plupart des familles d’accueil avec qui il a vécu. Bien entendu, il était facile de voir que tout n’était pas exemplaire, comme la passion des deux gardiens pour le Brandy. Pourtant, hormis quelques frappes sur la tête pour ne pas avoir fini son assiette rien ne laissait croire que les choses allaient tourner mal. Il a fallu plusieurs années pour que Clemens se pose des questions. Ça a commencé par des pleurs dans la chambre au bout du couloir, celle de Jessie. Puis par des cris. À chaque confrontation avec sa "sœur", Jessie lui répondait toujours la même chose. Qu’elle avait simplement fait un mauvais rêve. Clemens se garde de parler des bleus qu’il faisait disparaître de sa peau, des accidents qu’elle disait. Malgré sa détermination à comprendre ce qu’il se passait, à en avoir confirmation, il arrivait toujours trop tard semblait-il. S'il avait été chanceux jusque-là, en foyer, on en entendait des choses. Et on leur répétait la marche à suivre, si quelque chose leur arrivait. Pourtant, elle ne dit rien, lui faisant jurer à son tour de ne rien dire à personne. Cette promesse, il l’a tenu, jusqu’à aujourd’hui. De ses bleus, il n’a rien dit. Des douleurs qu’il effaçait, il n’a rien dit. Des marques sur ses bras, il ne disait rien. En échange il avait au moins ça, cette relation tout ce qu’il y avait comparable à celle d’un frère et d’une sœur, veillant, protégeant l’un l’autre. En expliquant cette relation il ne peut que sentir son cœur s’affaisser, se briser sous la réalisation que c’était terminé. Quand il continue, c’est pour expliquer cette fameuse soirée où cette fois fut celle de trop. Comment cette fois, il avait vu et comment il avait été puni, battu pour avoir fouiné là où il ne fallait pas. Comment la compagne avait prit pare au combat en attaquant son mari. Comment Il avait rejoint Jessica qui se cachait dans la salle de bain pendant que leurs hurlements continuaient en bas. Ensuite, il ment, en disant ne pas se souvenir de l’après. Il ne pouvait pas justifier comment était arrivé autour de ses poignets des entailles alors qu’une seule arme du crime avait été retrouvé sur place, immaculée de ses empreintes et de son sang à lui. Comment expliquer qu’il avait tenté de la sauver en utilisant ses pouvoirs sur elle au point de se blesser dans le processus, son corps luttant déjà contre ses propres blessures infligées précédemment. Cela ne lui vaudrait qu’un aller simple pour un asile, et de toute façon cela n’avait pas la moindre importance. Cela n’allait pas la ramener, ni la venger. Parce qu'elle n'était tout bonnement plus là.

S’ouvrir à ce trauma ré-ouvre de vieilles blessures de guerre qu’il aurait préféré éviter de se souvenir. De cette colère accumulée par les années à être trimballé comme un jouet par des gens se souciant, finalement peu, de son avenir. De ses premiers souvenirs en foyers aux séparations douloureuses. Du sentiment d’abandon lorsqu’un couple, près à l’adopter, renonce à la minute où ils découvrent ses capacités anormales. Le manque laissé par ses parents qu’il aimerait retrouver, mais qui ne voulaient pas de lui. De ce vide, creusé par le temps que toute la bonne volonté du monde n'arrivait pas à panser. De ses rêves intouchables, pour un orphelin de son espèce. Le mauvais revient à lui, oubliant de lui rappeler le bon. Des années qu’il avait passé avec de super familles, des enfants avec qui il a grandi. Des animaux qu’il a aidé, des enfants qui n’avaient pas tous peur de lui. Des nombreuses vies qu’il a eu, à différents endroits de la région, du pays. Il oublie tout ça, parce que cela ne pouvait être que son esprit stupide qui l’avait inventé. Tout comme il avait inventé que ses parents étaient en Amérique du Sud à travailler dans la cause humanitaire. Clemens avait même choisi d’apprendre l’espagnol de manière intensive à l’école, juste au cas où ces derniers viendraient le chercher un jour, finissant par croire en son propre mensonge. Ce n’est jamais arrivé bien évidemment. Ses parents étaient des junkies ou des criminels, ayant abandonné leur enfant à la seconde où il est né puisqu’ils s’étaient aperçu trop tard de la grossesse, empêchant un avortement simple et rapide qui aurait réduit son existence à néant. Cela aurait pourtant mieux valut, qu’il conclut lui-même, du haut de ses seize ans.

Le silence qui plane dans la pièce demeure, jusqu'à ce que la sonnerie marquant la fin du rendez-vous s'élève.

« Clemens Jones. Quatorze mars 2002. Vingt-et-unième séance. » déclare l'homme derrière ses lunettes à son dictaphone, avant de l'éteindre.




Deux ans plus tard, le système avait fini de rejeter Clemens pour deux bons. Jusqu’à ses dix-huit ans, son histoire s’est transformée en une série de fugues, d’arrestations pour des délits de vol à l’étalage pour se nourrir, de renvoi en foyer. Comme un enfant sur cinq venant du service social, il avait fini à la rue. Comme un sur quatre, il souffrait d’un syndrome traumatique et c’est du système qu’il avait peur. Alors il l’a fuit, jusqu’à sa majorité. Passé cette date, ils n’en avaient plus rien à faire, ne pouvaient rien plus faire pour lui. À la place, on lui confia un dossier portant un simple numéro à dix chiffres dont il fallait ouvrir la couverture cartonnée pour en comprendre la signification.

Identification: 3712-84-9562            
Nom, Prénom: Jones, Clemens
Lieu de naissance: Los Angeles              
Date de naissance: 11.22.85
Date de prise en charge: 11.22.85

Entre ses doigts, le résumé de toute une vie. De sa naissance à son abandon, de son prénom, donné par le corps médical plutôt que par une mère et un père. Il apprend le nom de ses parents, du moins, ceux qui ont été donnés à l’hôpital par une certaine Mira Beckett. Jones, était bien le nom de son père et non une vulgaire invention pour lui donner. Une information qu’il accueille avec retenue puisque rien ne lui confirmait encore que les prénoms et renseignements donnés étaient vrais. Elle aurait très bien pu mentir sur toute la ligne, de protégeant de lui jusqu’au bout.

Près de deux ans plus tard, il retrouve sa trace en Pennsylvanie, non loin de Philadelphie où elle était retournée vivre. Mira Beckett était en fait née sous un autre nom, une autre année que celle indiquée dans son dossier. La seule chose légitime était son lieu de naissance, son prénom, le mois et la date précise a laquelle elle avait vu le jour. En se rendant au domicile de la seule famille Harrell de la petite ville, c’est sa tante qui lui a ouvert, Krista. Au final sa mère était morte quelques années après sa naissance. Six, précisément. Pendant ces six années, elle n’avait jamais parlé de la moindre grossesse, du moindre enfant. Comme si l’incident n’était jamais arrivé. Malgré l’envie de l’aider d’avantage, c’est seulement avec un prénom que Krista a laissé repartir son neveu, promettant de rester en contacte avec lui malgré tout. Il ne faut pas longtemps à Clemens pour se retrouver de nouveau devant la maison d’un inconnu la peur au ventre de se faire rejeter. Cette fois pourtant, il n’en même pas besoin de sonner puisque l’homme qu’il recherchait était devant sa maison, occupé à tailler une haie desséchée par le soleil californien. Il fallut une longue présentation avant que le géniteur ne comprenne à qui il avait affaire, nécessitant également de remettre un visage sur le nom de Mira, depuis longtemps oublié. Bien entendu, il n’avait jamais été mis au courant de son existence, sinon il aurait agi en conséquence, qu’il disait. En conséquence, il l’a aidé. Au départ en logeant son fils unique chez lui, puis en l’aidant à trouver un chez soit pas très loin. Rien de bien luxueux puisque l’un comme n’avait pas ce genre d’argent en poche, mais cela suffisait. Pour la première fois depuis longtemps tout tournait rond pour Clemens.



Arcadia, dix ans plus tard.
Au détour d’un bâtiment, il attend, observe les alentours du campus. Autant dire qu’il n’a jamais eu le luxe de poursuivre ses études. Malgré la présence d’un père pendant presque six ans de sa vie, son salaire de petit employé suffisait à peine à payer son loyer et ses factures. Comme tout le monde, il aurait pu prendre un prêt, mais sans garantie, on lui aurait de toute façon refusé. Alors ses rêves, il les a laissé tomber en ruines, se concentrant sur le peu de stabilité qu’il avait dans sa vie à l’époque et qui s’écroule tout aussi vite qu’elle était apparue. Peu importe comment Monsieur Jones est mort. La seule chose à retenir, c’est qu’il n’a rien pu faire pour l’aider. C’est après ça qu’il apprit son existence. Il fallut attendre la mort de son père pour apprendre qu’il avait encore de la famille, un frère, dont on, il ne lui avait rien dit. Peut-être parce qu’il avait peur que Clemens prenne mal le fait de n’être que le second. Ou peut-être qu’il ne voulait pas mélanger son premier fils avec la tare, l’erreur de parcours, qu’il était. Le bâtard, l’adultère aux conséquences désastreuses. La raison importe peu pour le cadet Jones, animé par la curiosité de le rencontrer ce fameux frère, préservé d’existence de son cadet. C’est comme cela qu’il s’était retrouvé à Arcadia, ville rongée par les gangs où il a trouvé sa place assez facilement. Trois ans qu’il a retrouvé sa trace et trois ans qu’il attend cette occasion rêvée de le confronter. En attendant ce moment opportun, Clemens attend, se mêlant à la Cala en torturant pour leur compte ou en se battant ; longeant occasionnellement les murs et tâchant de se faire discret au milieu d’un campus dont il ne faisait pas parti tout ça pour le voir, lui. Lui, et son parfait métier, sa parfaite petite vie. Ses parfaites études, sa parfaite gueule. Monsieur Parfait, qu’il déteste. Monsieur parfait, qu’il rêve de détruire.