« L’appétit vient en mangeant,
[...] la soif s’en va en buvant. »
[François RABELAIS]

La nuit a été riche et par trop stimulante. Je me suis déchaînée sur un paquet de valseuses. Fallait voir leurs gueules déconfites une fois leurs virilités passées au rôtissoire. En veux-tu, en voilà du connard à la broche ! Du Salaud ! Du Pourri ! Du Corniaud ! La Sororité des Putes se sert les coudes, les hanches et les talons. En deux ans, mon activité de justicière s'est fait une belle réputation. Bouches à oreilles effervescent, je ne cherche plus les coupables, on me les sert sur un plateau. On m'envoie en missions ! Nombre de prostituées violentées, battues, spoliées font désormais appel à moi. Je suis mieux préparée, plus soigneusement organisée et je maîtrise davantage les effets du cadeau offert par Mère-Foudre.

Mais point ses déconvenues, n'est-ce pas Marisoleil ?

Ça ne vous arrive pas, vous, d'avoir l'impression d'avoir une petite voix dans la tête, constamment ? Parfois, j'ai l'impression qu'une "petite moi" me susurre des idées à la con que je trouve brillantes sur le moment, mais toujours casse-gueules après coup. Comme cette fois où je me suis attaquée frontalement à la Bratva. En même temps, personne ne méritait plus que Dokoievki de perdre ses cojones !

J'ai toujours raison, sache le.

N'empêche, maintenant j'ai le vide en tenaille. Le vortex gronde dans mon bide. toute ma carcasse réclame de la matière vive pour se remplir. En deux ans, j'ai appris à laisser aller : bouffe, sexe, alcool... Se gaver jusqu’à l’écœurement pour se sentir moins creux.

Et vomir par la suite.

La parade vaut ce qu'elle vaut, pour tromper mon organisme en mutation. Lucjan a eu beau m'expliquer, m'imaginer en déesse me colle des envies de fous rires. Etre une X-men me semble presque plus vraisemblable. Remarque, le petit Jésus était peut-être une de ces récurrences, va savoir ! Après-tout, pourquoi pas ? N'étant ni la Mère, ni l’Épouse, ni la Vierge, il me reste la couronne d'épines de la Pute. Madame Déesse-Pute, voulez-vous !

Cesse de te gausser et cherche plutôt ta pitance, petite fille!

Les néons du Kahuna Burger brille de milles feux dans le noir, attirant les insectes comme des feux de Bengale. "Soirée exceptionnelle : Concours du plus gros mangeur de burritos ! Ouverture toute la Nuit !" titre l'affichette sur le trottoir. Je salive rien qu'en poussant la porte, fouettée par les effluves d'épices et de guacamole. Au milieu du fastfood, une estrade a été dressée pour accueillir une longue tablée de plats garnis sous cloche. Il y a déjà, assis devant ce buffet, quelques challengers.

- Il nous manque deux participants, mesdames et messieurs ! beugle un mec dans son micro. DEUX athlètes pour compléter ce bataillon  gustatif ! QUI ?  Qui osera relever ce défi gargantuesque !?

Avec une superbe de cow-girl, je grimpe sur la scène et ouvre les bras. Une salve d'applaudissements et de sifflements accueillent mon sourire vorace. Il faut dire que je dois en jeter un max avec mes résilles rouges vifs, mon shorty en cuir et mes cuissardes lustrées. La parfaite armure d'une guerrière !

- Ohohohoh! Je vois que la petite demoiselle a envie de ce frotter à ces messieurs !

J'attrape le présentateur par le paletot et je lui souffle au visage.

- La demoiselle n'est pas p'tite, gadjo, et elle frotte ces messieurs tous les jours pour leur faire pleurer les bourses !
- Hééééé ben ! Hé ben ! Voilà une véritable déclaration de guerre ! couine le type en suant sur son micro.

Je le lâche pour prendre ma place de concurrente. J'ai les crocs !

- J'espère que t'as de quoi tenir la route. Je compte pas partir sans avoir dévalisé cet endroit. Bon appétit, et que le plus affamé gagne.
- Tu pense que parce que t'es un vieux mâle blanco avec une barbe de père Noël, t'as plus de chance que moi ? Tipico...

Regarde-moi ce vieux bouc qui vient s'encanailler dans notre "Little Mexico"! La débauche de testostérone et d'attributs viriles ne signifient pas que ton estomac est calibré pour notre bouffe, biker. Tu risques de déclarer forfait car le guacamole n'a rien à voir avec celui du super-marché de ton quartier!

Marisoleil, ma petite Marisoleil, tu ne devrais pas moquer cet homme. Tu ne vois pas les signes comme je les décèle. Cet homme est peut-être de la même espèce que la notre, du même univers tout au moins. J'hume, de plus, un parfum de corruption qui n'a rien de naturel.
Comme de coutume, tu n'écoutes guère lorsque le Vide exerce ses tourmentes.

Le signal du départ est lancé. Les cloches dévoilent des montagnes de burritos garnis ras la gueule. Ils fument encore dans leur papier aluminium. Je me jette dans la bataille, un rondin de junk-food dans chaque main. En deux bouchées, gobées, que dis-je, aspirée par mon trou noir intérieur, leur affaire est faite. Je ne suis pas rassasié pour autant.
Les mentons dégoulinent de graisse et de sauce. Les tortillas sont déchiquetées et éventrées. La nourriture est à peine en bouche qu'elle glisse déjà dans l’œsophage. On remplace les échafaudages de burritos par d'autres, le tout arrosé de tequila !

Un de nos adversaires sonne déjà la retraite! Un autre le suit bientôt, prêt à vomir dans un seau. Bientôt ne reste en lice que le triplé secret des ZZtop et moi-même. La foule scande des encouragements mais rien ne nous départage pour le moment.

- Alors, Papy Noël ! Elle tient la route la brindille ou bien ?! Je ponctue d'un rôt gargantuesque et je poursuis mon génocide de burrito.

- Tu fais une adversaire valeureuse je le reconnais.
- J'apprécie le compliment, Papy ! Tu portes noblement tes couilles !
- Mais tu peux me passer le plat de ton voisin s'il te plait. Il en a laissé quelques uns.
-Mais j'vois qu'on a pas perdu de vue l'idée d'imposer qu'on a la plus grosse ! T'inquiète, gadjo, j'te suis !

Je nous partage le contenu des plats restants avant de lâcher un nouveau rôt tonitruant.

- Si tu m'y invites...
- Monsieur fait son galant ?

Il tempête de l’œsophage comme si le pire des orages se logeait dans ses intestins.

-Tu comptes balancer quelques éclairs avec !?
- UN AUTRE PAR ODIN !
- ET D'LA BIERE POUR COULISSER L'TOUT !

Odin?
Voilà mes soupçons confirmés.
Nous somme en présence d'un représentant des Ases.
Petite Marisoleil, entends-tu ?

J'ai l'impression d'avoir pensé à un truc, mais c'était si fugace que c’est déjà parti. Je reporte ma concentration sur les burritos qui, mine de rien, commence à déserter la table. Je bouffe, dévore, mastique, avale, découpe, gobe, arrose et recommence, mécaniquement, dans une frénésie crasse. Combien de fois ? Je l'ignore. Je perds le compte à la poursuite d'une satiété qui se refuse à moi. Je tâtonne finalement vers un plat qui s'avère être vide. Tout est vide.

- Beh..... C'est tout ?

Le présentateur nous faisant face semble pris au dépourvu, voir franchement terrifié. D'ailleurs la foule s'est clairsemée. C'est moi où le resto est en passe de fermer ?

- Euh.. oui... Vous avez vidé toutes nos réserves.
- Sans déconner ?

Je regarde la pendule accrochée au dessus du bar à tapas. Plusieurs heures se sont écoulées et nous approchons de l'aurore.

- Joder.... Qui a gagné ?
- Nous avons été incapable de vous départager.

Je lorgne sur mon camarade barbu. Il a le poil verdi de guacamole. Moi même, je me sens poisseuse. La Faim ne s'est pas pour autant complètement éteinte. Engourdie, tout au plus.

- Quand le soleil doit-il se lever ? Fais-je d'une voix un peu brouillonne mais clairement inquiète.