Ca faisait des heures, des jours qu’il se retournait le problème dans un coin de son esprit. Si on lui avait dit un jour, qu’il aurait à gérer une situation aussi dantesque, et effrayante. Cassandre ruminait, Cassandre était prête à se réveiller, à réduire à néant panthéons comme mafias. L’épuisement se lisait sur les traits de son hôte, lui qui se battait déjà contre son propre passé, et devait désormais rajouter celui d’une autre, plus lourd encore. Un soupir, un regard par la fenêtre, et il sentait déjà que les semaines suivantes allaient être complexes à gérer, et particulièrement violentes. Le goût de sang présent sur la langue, l’odeur métallique s’accrochant sur le palais, tout lui rappelant que le futur s’annonçait bien plus dur qu’attendu. Comme quoi, l’attente première de calme, de repos, tout pouvait changer d’un claquement de doigt. Les fils du temps et de l’avenir ne pouvaient être décidés par une personne, et chaque remarque soulignée par les oracles était susceptible d’être modifiée. Il le savait, tout comme Cassandre, que crier au loup, croire à l’instinct, ce n’était jamais une bonne chose. Au mieux, vous vous trompiez. Au pire, personne ne vous croira jamais.
 
Eskel était venu. Quelques mots, simples, venant de l’homme que Cian avait plus connu silencieux que bavard. C’était ce qui l’avait réveillé, lui qui sentait pourtant que quelque chose lui échappait sur sa dernière employée. Hedda les avait rejoints pour l’accompagner dans la gestion de l’entreprise, et surtout, tenir le fort quand l’irlandais devait récupérer d’un de ses combats, ou que lui-même se retrouvait à protéger un client qui le réclamait. Cela arrivait peu ces dernières semaines, à part Delilah suite aux divers attentats ayant touché la ville. 

Néanmoins, la nouvelle était d’une aide précieuse, bien qu’assez étrange, réticente par instant, poussant Cassandre à s’intéresser à elle davantage. Ce n’était qu’une demande des autres gardes du corps que de l’intégrer à la société, eux qui étaient plus liés qu’il ne l’aurait imaginé. Et sans s’en rendre compte d’ailleurs, il se rapprochait aussi de leurs idéaux, influence perverse mais réelle sur un esprit prompt à s’emballer. Ce n’était qu’une question de temps avant que l’obscurité ne reprenne ses droits, que la Princesse réclame vengeance au nom des atrocités commises à son encontre. Les Dieux n’obtiendraient que sa haine, que son courroux qui s’abattrait enfin, dans un dernier soupir. C’était pour cela qu’elle était revenue, que son hôte accepte cette volonté ou non. 

Cris, bousculades, murmures, questions, le couloir venant jusqu’à son bureau semblait en proie à une soudaine agitation. Un sourcil arqué, et une seconde pour traverser la pièce, ouvrir la porte, se retrouver dans le brouhaha. Un geste seulement, pour que tous disparaissent dans les couloirs perpendiculaires. Les ordres étaient absolus, les iris s’accrochant à peine avec les quelques personnes fuyantes. 

Cian n’était pas une personne particulière empathique. Pourtant, Hedda dans son champ de vision, il peinait à retenir Cassandre, elle qui semblait s’accrocher à l’âme lui faisant face. Et, sur les conseils d’Eskel, ce fut l’aura qui apparut dans son champ de vision, grisâtre, fonçant très légèrement par rapport à d’autres. Des connaissances qu’il possédait en la matière, c’était une créature, dont la seule possibilité de réincarnation se résumait à la mort de l’hôte. Que s’était-il passé pour elle ? Y avait-elle laissé sa vie, son âme, ou bien plus encore ? Les questions se bousculaient, alors que la jeune femme semblait se perdre. « Hedda ? » Il s’approcha, chercha son regard, son attention. Il savait qu’il fallait faire vite, pour la contrôler au mieux. Alors, la main finit par se refermer sur son poignet, quitte à en prendre une pour avoir osé approcher son employée. 

Elle était entrée, les cheveux plus courts que d'habitude. Ca empêchait pas Hedda d'avoir le coeur lourd, ça empêchait pas Hedda de songer aux nuages, ceux du ciel et ceux de l'âme, à un soleil dont elle se fichait et tant mieux parce qu'il se cachait, ne se montrait plus. D'une certaine manière, cela était logique non? Qu'il ne fasse plus beau, plus jamais...
Comme si l'univers pleurait un peu pour elle. L'univers ne pleurait pas, l'univers s'en foutait mais Hedda parvenait à refouler son désespoir. A faire semblant, c'était bien aussi faire semblant...

Elle n'avait pas regardé le calendrier en se levant aujourd'hui, savait juste qu'on était un jeudi. Elle connaissait l'emploi du temps du jeudi (un peu, elle se trompait encore) et cela était bien. Le week-end approchait également, comme d'habitude pour Hedda, il serait solitaire. Un film sans doutes, une série si son cerveau ne vagabondait pas trop, un livre, un travail quelconque...
La solitude de son appartement, à regarder en chien de fusil son porte-manteau (depuis le commentaire d'Eskel, elle ne pouvait pas s'en empêcher), peut-être commanderait-elle à manger? Oui, sûrement...

Le week end était loin encore, déjà des obstacles se dressaient sur sa route. Parce que le problème, c'était pas qu'on soit jeudi, c'était autre chose. Un anniversaire, un de ceux qu'on voulait pas fêter...
Elle s'en rendit pas compte de suite, Hedda. Pas de toute la matinée, pas pendant la pause-midi, rien. Cela vint quand même.
Au début c'était comme un vide, un vide et une panique. Quelque chose se brisa dans sa gorge, un sanglot plus qu'un cri. Il y avait du passage, des gens qui allaient et venaient et elle, pauvre chose, blottie derrière l'ordinateur, blottie derrière le bureau...Elle ne pouvait rien faire, pas même répondre alors qu'on lui adressait la parole.
Les visages, Hedda ne parvenait même pas à les reconnaître. Il n'y avait pas Astrid, il n'y avait pas Evgenia.
Il n'y avait pas Anatoli non plus, pas Eskel encore moins.
Alors, à une ultime question, la jeune femme se leva, balançant le gobelet de café encore fumant sur la personne tandis que le cri venait enfin.
Elle ne fut pas la seule à crier, les gens présents le firent. Des questions, des bruits de colère. Certains s'inquiétaient vraiment.
On était jeudi
On était pas que jeudi.

Une autre voix l'appela et, perdue dans un nuage de plus en plus sombre avec des souvenirs qui ne voulaient pas partir, Hedda répondit, appelant de la même manière qu'un navire perdu à la dérive jetterait son ancre. ”Papa...”
Elle releva la tête, rougit. Non, quelle idiote. Elle n'avait plus six ans mais presque vingt de plus, et c'était dans un bureau qu'elle se trouvait. L'endroit où elle travaillait, d'où on la virerait peut-être ce soir.
Un café balancé dans la tronche, ça pouvait avoir des conséquences... Surtout sur un client (était-ce un client? Un collaborateur?)

”Monsieur Cian...”

Elle avait les mains moites, figées sur le tissu de son pantalon. Les mains moites, la gorge sèche.”J'ai...fait un malaise.”

Sauf que quelque chose la tenait, serre d'un oiseau, main d'homme et Hedda repensa à d'autres mains alors qu'on la tirait vers un endroit d'où on ne pourrait les voir, ne pourrait les entendre. Elle hoqueta, comme pour appeler les secours, et ses propres ongles se plantèrent dans l'étau qui la retenait tandis qu'elle secouait la tête, paniquée.

Non Non Non Non...

Et puis elle comprit : cette main, c'était celle de Cian. Alors, le visage de la jeune femme se décomposa un peu plus, perdit toute couleur. Elle aurait du prévoir que les choses tourneraient aussi mal, elle aurait du...

”Pardon...”

Des excuses, ça suffisait jamais.

Les pupilles s’arrêtèrent sur la silhouette de la jeune femme, dans une de ces crises dont il ne saurait la sortir. Pourtant, un contact, un poignet enlacé peut-être trop fortement semblait suffire à la faire réagir. Bon, il n’aurait pas à devoir la contrôler au moins. Ou essayer. Il se décida enfin à observer l’aura, comme Eskel le lui avait subrepticement demandé. Tout ça pour voir le grisâtre sous ses iris, la marque d’une créature dans la chair de la plus jeune. A n’en pas douter qu’il risquait de perdre son bras à trop faire le con donc. Si elle pouvait être une créature innocente, il avait dans ses souvenirs le cas de valkyries qui avaient manqué plus d’une fois de lui détruire un os. Ou plusieurs. Tout comme des géants, des leprechauns… En fait, tous pouvaient être dangereux d’un point de vue ou d’un autre. Cependant, Majken lui avait déjà brisé un bras, alors s’il pouvait éviter de réitérer l’expérience, ça l’arrangerait. Tant qu’il n’était pas certain qu’Hedda contrôlait ce qu’elle était, quoi qu’elle soit. D’ailleurs, fallait pas frôler la mort pour voir son âme possédée par une créature ? Dans de telles conditions… Qu’avait-elle vécu ?

« Ne t’en fais pas, tu peux m’appeler comme tu le sens. » Après tout, elle avait l’âge d’être sa fille. Dommage qu’il n’ait jamais pris le temps de se poser et d’accepter une vie de famille. Il avait préféré l’armée à une vie bien rangée, à une épouse et potentiellement une descendance… Enfin, en y repensant, il n’était pas fait pour le reste. Il avait besoin d’action ou était-ce ce qu’il souhaitait croire. Puis il n’était pas du genre à se formaliser de tels propos. « D’accord. Tu devrais penser à te reposer. Peut-être veux-tu prendre le reste de ta journée ? » Il ne relevait pas les mensonges. Il ne relevait pas la peur qu’elle ressentait. D’ailleurs, il perçut les gestes une fraction de seconde en avance, s’apprêta à reculer mais fut surpris de la vitesse de réaction de l’autre. Ses paupières clignèrent face aux ongles qui s’enfonçaient dans la chair, aux serres qui se retrouvaient plantées dans la peau. Il vit Hedda virer, changer de couleur, devenant encore plus blanche, comme si cela était possible. « J’aimerai bien éviter de me vider de mon sang en revanche. » Même si une simple coupure ne suffirait pas. Il agissait plus par habitude, avec un sarcasme certain.

Il la relâcha, préférant ne pas aggraver son malaise. Quelques gouttes de sang perlèrent sur la manche de sa chemise, qui de blanche devint carmine. Bon, il lui faudrait passer au pressing dans la soirée pour retirer les tâches… « Ce n’est pas un problème. Ca cicatrisera rapidement. » Pause. Il ne voulait pas la brusquer néanmoins, une discussion s’imposait.

Déjà les têtes repassaient les portes, détaillaient la scène dans le couloir. Même le regard noir de Cian ne suffisait pas à réfréner la curiosité malsaine de tous. Qu’il aimerait pouvoir les faire exploser d’un claquement de doigt… Dans un soupir, dans un sourire pour Hedda, il l’invita à rentrer dans l’un des bureaux. « Evitons d’ébruiter la prochaine discussion. » Puis cela évitera aussi les regards de trop se perdre sur eux. Si Cian pouvait gérer une quelconque pression de groupe, ce ne devait pas être le cas de la jeune femme. Et il n’avait pas à lui imposer cela, après les épreuves qu’elle semblait avoir vécu. Une fois la porte fermée, il se mura dans un léger silence, avant d’entamer à nouveau la conversation. « Comment te sens-tu ? Que s’est-il passé exactement ? » Aujourd’hui, hier. Dans son passé, dans son présent, dans son futur… La question était volontairement vague, pour qu’elle se l’approprie, pour qu’elle ose s’ouvrir. Sinon, il se peut qu’il enfonce la porte pour la faire parler…

Le bruit d'une porte que l'on fermait avait quelque chose de terrible et d'ignoble tout à la fois. Elle aurait aimé se refugier ailleurs, Hedda, dans un chant fredonné apr dessus les flammes, dans le vent au delà des montagnes, une vague qui s'éloigne et non pas qui ne s'écrase...
Devant elle, Cian toujours. Elle avait blessé l'homme, du bout de ses ongles de petite fille terrorisée, le sang avait coulé. Ca ne se faisait pas, pad lorsque l'on respectait quelqu'un. Et chacune de ses excuses lui mourait aux lèvres entre deux battements de coeur.
Elle secoua la tête, un geste douloureux (lequel ne l'était pas?)

”Je vous l'ai dit, un malaise.” Elle-même ne croyait pas à son propre mensonge, mais la vérité restait coincée dans la gorge de la jeune femme.
Il y eut un instant de silence, et Hedda craignait de voir Cian sortir une feuille pour la lui signer et la lui tendre avant de lui demander de remballer ses affaires.
Tu es virée.
Non elle ne l'était pas, du moins pas encore. Juste le reste de la journée, avait dit l'homme, et oui Hedda pouvait faire cela.
Rentrer chez elle et...
Rentrer.
La simple idée de marcher à l'extérieur lui enleva soudain tout le peu de couleur qu'elle avait encore. On était le jour anniversaire, elle ne portait pas de jupe, fermait son manteau jusqu'aux oreilles ou presque mais...
Mais si quelque chose de beaucoup trop obscur l'attaquait malgré tout? Elle qui n'avait pas la moindre importance, qui même agressée, n'arrivait pas à être bien, à satisfaire ses agresseurs ainsi qu'ils s'étaient moqués d'elle?
Un frisson, puis un autre encore. Peur ou honte, peur et honte. Elle s'était ouverte à Eskel pourtant, Hedda, et les mêmes mots pouvaient revenir pour Cian. Peut être...

”C'est...l'anniversaire de quelque chose aujourd'hui. Quelque chose de douloureux, de récent, de...” Comment en dire plus dans en dire trop? ”De triste.” Un mot qui ne résumait pas, qui était là pourtant, qui flottait dans son sillage de tragédie.

Comment te sens-tu, avait demandé Cian également. Mal, une réponse que la jeune femme ne pouvait pas donner, trop polie, trop écrasée pour cela.

”Je vais me sentir mieux, je promets. Vous...êtes en colère?”

L’enfant se cachait derrière le mensonge, semblait avoir peur d’une punition dont n’était pas friand Cian. Un sourcil s’arqua doucement, les iris s’attardèrent sur l’aura grisâtre d’Hedda, sur cette mort qu’elle avait connue, sur cette peur qu’elle dégageait. Il aurait aimé laisser Cassandre parler à sa place, prendre corps à ses côtés. Une femme, cela aurait été bien plus simple pour la faire parler non ?

Une coulée de sang sur la paume lui rappela qu’il avait aussi d’autres chats à fouetter. Une douleur diffuse, une perte légère de carmin vital. Un bout de chemise, de manche fut finalement utilisé. Dans le pire des cas, il jetterait le vêtement. Dans le meilleur, son pressing parviendrait à le remettre en état. Ce n’était pas la première fois que le sang s’infiltrait sur l’immaculée du textile. Ce ne serait pas la dernière fois non plus. Dans son métier, c’était monnaie courante. Lors des combats clandestins aussi. L’odeur de rouillé ne faisait qu’un avec son être, tout comme l’ombre de la Mort qui l’entourait. Jamais il ne s’en sortirait, jamais il ne changerait ce qui faisait désormais partie de lui. Un sourire pour rassurer la plus jeune. « Juste un malaise… » Il ne la croyait pas. Il ne pouvait pas combattre, stopper l’instinct. Quelque chose clochait. Quelque chose de grave était arrivé. Et elle refusait d’en parler. Et les iris de Cian prenaient une teinte plus orageuse, au fur et à mesure que Cassandre murmurait dans le creux de son oreille. « Tu peux me parler de ce qui t’as fait sentir comme ça si tu veux. » Parce que l’obligation n’y changerait rien.

Une main tendue, virtuelle, sous-entendue. Eviter le physique, l’approche, le contact, qui semblait la refermer. « Un anniversaire ? » La tête se pencha doucement sur le côté. « Si ça te fait peur, je peux peut-être aider à chasser le passé… » Traquer, détruire, tuer. C’était ce qu’ils faisaient ici, quand la situation les y poussait. Réduire en cendres les vies sur leur chemin, sans la moindre émotion. Tous étaient des reclus, des meurtriers, des proches du Chaos. Il le savait, lui qui percevait les mensonges sous ses pupilles. Il le savait, et avait simplement détourné le regard. C’était utile finalement, de plonger dans l’illégalité à ce point… « Pourquoi serais-je en colère ? » L’étonnement était perceptible dans les iris, calmant l’orage prêt à se déchaîner. Ce n’était pas contre elle, ce n’était pas son comportement qui le mettait sur les nerfs. C’était ce qu’elle avait potentiellement vécu, ce qu’elle cachait. Cassandre l’étouffait.

« Je ne veux pas savoir comment tu vas te sentir plus tard Hedda. Je veux savoir comment tu te sens maintenant. » Le bleu ciel s’enfonça dans les pupilles de l’autre, l’obligea à ne pas le quitter du regard. « Tu n’as pas besoin de mentir pour te protéger. » Tu es à l’abri ici.

Elle avait honte de ses peurs, honte de son chagrin. Des ténèbres qui débordaient de chacun de ses regards et Hedda voulait fermer les yeux pour au moins garder un peu de ces ombres en elle, ne pas les imposer aux autres.
Elle n'y arrivait pas...
L'esprit tremblait et vacillait tellement que même le corps ne semblait plus suivre, comme incapable du moindre mouvement désormais. Elle aurait pu ne lus respirer, n'être que simple statue, bien plus pierre que chair, bien plus rien que tout...et après?
Chasser le passé, faire comme si rien n'était arrivé jamais. Cela brisa le charme, cette pensée, et enfin le corps d'Hedda se laissa aller à un frisson comme un spasme violent.
Près d'elle, Cian toujours. Fort heureusement, la jeune femme parvint à ne pas lui vomir sur ses pompes...

”Je vous ai blessé, ça peut constituer un motif grave de licenciement.” Et la petite secrétaire en récitait presque sa leçon d'une voix atone. Quelques mèches brunes ombraient son visage un peu plus, le faisant paraître plus creusé qu'il ne l'était déjà.

Elle baissa les yeux de nouveau, regarda le sol, regarda les chaussures de son patron. Son patron, lui, il parlait, et Hedda sentait son propre estomac se tordre encore et encore à la simple pensée de répondre. Elle n'était pas prise au piège par Cian cependant, le savait, elle était prise au piège par tout

”Maintenant? J'ai mal.” Une phrase courte, qui ne résumait pourtant que grossièrement ce qu'Hedda éprouvait. Elle ne pouvait pas faire mieux cependant, impossible. Mal, mais pas au corps (cette douleur était passée), juste dans tout ce qui existait d'autre en plus du corps. Et cela faisait beaucoup.
Parfois, des douleurs psychosomatiques la réveillaient la nuit, des crampes qui ne la lâchaient pas, qui se rajoutaient à d'autres souffrances comme autant de détails sordides en plus. En parler lui semblait impossible

”C'est au delà du noir et des ténèbres, c'est au delà de tout et en même temps, je suis insignifiante dedans. Je m'efface et ça me terrifie, comme si...comme si je n'avais ni existence, ni dignité. Comme un objet dont on peut user, sauf qu'un objet ça se tait et que même ça, je sais pas faire. Me taire...”

Preuve en était, tous ces mots qui affluaient de ses lèvres. Et Hedda ne vidait aucun abcès, l'horreur était trop ancré en elle, dans son vécu, ses cicatrices, pour que cela se fasse.

”Je veux pas chasser la douleur et le passé, je veux exister. J'y arrive plus, c'est comme s'il n'y avait aucun reflet dans le miroir. Et aujourd'hui, le miroir s'est brisé et je me suis coupée avec un morceau si vous me permettez la métaphore.”

Encore une fois, chaque phrase boitait un peu. Certaines choses étaient ainsi : au delà des mots. On avait usé d'elle, on s'était moqué, on l'avait trouvé décevant également dans cet usage qu'on l'avait obligé d'avoir. Des rires en plus de la douleur, une humiliation qui se voulait totale. Des moqueries parce que c'était sa faute de pas vouloir, de pas être un bon coup.
D'être nulle.
Tellement nulle qu'on l'en avait tué.
Un objet à usage unique.

Elle tremblait à nouveau. Il y avait le pull d'Eskel dans son sac, celui que l'homme lui avait donné mais Hedda ne semblait pas avoir la force physique pour se lever, ni la force mentale pour l'enfiler devant Cian.
C'est qu'un pull aussi grand et large, on savait tout de suite à qui il appartenait...

Il leva doucement les yeux au ciel. Hedda pensait l’avoir blessé, lui avoir fait du mal, et qu’à cause de cela, il allait la virer. Bon dieu, qu’avait-elle vécu dans ses précédents emplois, ou juste dans sa vie pour penser de la sorte ? Certes, l’humanité n’était guère des plus plaisantes et les patrons étaient souvent de sombres connards manipulant leurs employés puisqu’ils avaient le pouvoir pour le faire. Mais Cian n’était pas comme cela. Il y avait déjà l’héroïne en lui, la Princesse parfois envahissante, étrange. Les souvenirs se mêlaient aux siens, rendant les réflexions parfois chaotiques. En fait, il n’y avait rien de normal en lui, tout comme en chacun de ceux qui travaillaient ici. Ils étaient tous étranges, avaient tous vécu des traumatismes plus ou moins importants, qui avaient marqué jusqu’à leur chair. Puis, devait-il avouer à Hedda qu’Evgenia lui avait brisé plus d’une fois les côtes, ou le bras ? S’il devait virer toute personne lui ayant fait du mal ne serait-ce qu’une fois, il se retrouverait bien seul. « Je ne ferai jamais ça Hedda. » Pause. Bon, ça ne ferait pas de mal de sourire un peu. « Sinon, je ne suis pas certain qu’Evgenia soit toujours dans l’entreprise d’ici ce soir. »

Il ne fallait pas qu’elle se stresse, qu’elle pense qu’elle n’était rien, ou qu’un seul geste la ferait partir, dégager. Certes, Cian n’était pas le plus doué avec les sentiments, mais l’empathie de Cassandra l’obligeait à rester à l’écoute, à tendre les bras, métaphoriquement parlant. Même si la jeune femme baissait les yeux, n’osait pas parler, l’évitait.

Elle avait mal. Au moins, c’était clair à ce niveau-là. Il resta silencieux, attendant la suite. Il ne voulait pas la brusquer, ou la couper. Elle irait à son rythme, même si Cian décelait déjà certains comportements. Brisée, elle l’était. Entièrement détruite et se reconstruire semblait complexe. Chacun vivait l’horreur d’une façon différente. Cassandra survivait par la colère, la haine, le besoin de se venger. Deuxième vie offerte après la mort, tout comme pour Hedda, non ?

Quelques minutes de plus, pour lui laisser le temps de parler. Même si cela ne causait que des tremblements, et la colère sourde de Cian. Inventait-il des choses, voyait-il au-delà des mots prononcés ? Il retira sa veste, la glissa sur les épaules d’Hedda. Il évitait de la toucher, d’être trop proche d’elle, voilà pourquoi il recula de quelques pas une fois l’action faite. « On t’a fait du mal. » Ce n’était pas réellement une question, avec un on des plus génériques. Les pupilles bleues glaciales détaillaient la jeune femme. Elles auraient quelque chose de dérangeant, pour quiconque se reprochant une action. « Veux-tu qu’on s’occupe de retrouver ceux qui ont fait ça ? » Pause. Il ne savait pas exactement ce qu’ils avaient fait, à part la tuer, à part ce qu’il avait compris au travers des propos. Rien de sûr, mais s’attendre au pire faisait aussi partie de sa profession. Et de son instinct. « Tu es forte Hedda, quoi que tu en penses et quoi que tu aies vécu. » La suite risquera d’être plus tendue. « Je… Sais ce que ça peut faire. D’être utilisé, manipulé, puis oublié sur le bas-côté. » La Princesse savait. La Princesse brûlait d’une haine vorace dans ses entrailles. « Tu peux tout me dire. Et si tu désires simplement mettre fin à leur vie, tu n’as qu’à le demander. » Parce que rien ne serait laissé impuni. Même s’il devait mettre tout Ikaros sur l’enquête.

C'était pire qu'un bout de nausée ou qu'une terreur sourde mais volage. C'était pire que son souffle qui se coupait parfois, que le noir qui venait pour repartir ensuite.
C'était pire.
C'était pire parce que ça restait, comme une seconde peau sur la sienne, comme un vernis dégoûtant que rien ne pouvait enlever. Elle frissonnait devant son propre reflet, n'avait pas besoin de miroir pour cela, pas besoin de regarder non plus.
Elle se détestait.
Se haïr, se détester, c'était un sentiment. Eprouver quelque chose, quelque chose pour elle. Eux, quand ils l'avaient attaqué, ils n'avaient rien éprouvé.

Dans un effort quasi surhumain, la jeune femme se crispa le temps que la veste soit déposée sur ses épaules. Elle ne tenta pas de mordre ou d'attaquer à nouveau, juste figée, comme sculptée à même un bloc brut de désespoir. Sa poitrine se mouvait un peu pourtant : elle respirait. Un instant, Hedda faillit s'évanouir. Parce que c'était cruel de s'accrocher, cruel de continuer. Elle ne ferma pas les yeux, la veste lui rappela le pull mais la veste n'était pas le pull.

”J'ai pas été assez forte pour me débattre, j'ai pas été assez forte pour les repousser.” Pas forte, pas forte du tout, non. Et le crime restait impuni, sans corps que pouvait-on prouver? Tu en as envie, avaient-ils ricané. Tu en as envie...

”Mon sac”, demanda soudain la jeune femme avec dans voix, la même fureur qu'un guerrier réclamant son épée.
Cian la laissa s'en saisir. Les mains tremblantes, Hedda effleura la laine du pull à l'intérieur. La jeune femme tombait, chutait. Brisée, elle se raccrochait à ce qu'elle pouvait aussi.

”Vous savez.” reprit-elle, un tremblement dans la voix. Il savait ce qui s'était passé, il devinait. Aussitôt, la honte lui déchira les joues et d'autres mots se bloquèrent dans sa gorge.

”Ils m'écoutaient pas, je disais non et ils m'écoutaient pas, et je frappais même si bon sang on m'a toujours appris d'être bien élevée même si ça se voit pas et que frapper quelqu'un, c'est mal. Ils...disaient leur propre réalité.”

Tu en as envie.

Regarde comme tu aimes ça.

Personne ne l'avait serré dans ses bras depuis, quand bien même les yeux du loup semblaient comme un effleurement tendre lorsqu'ils se croisaient. Mais peut-être qu'Hedda inventait, se trompait...

”J'ai jamais voulu.” De désespoir, Hedda secoua la tête. Quelques mèches brunes volèrent comme une triste couronne autour de son visage, de ses yeux cernés, de ses joues creusées. Tout pour ne pas être belle, pas vrai. Belle, disait-elle avec amertume, je ne l'ai jamais été. Je ne le serai jamais.

”Pardons, vous vous en foutez sûrement et puis c'est pas bien de raconter C'est pas...sain.”

De son souffle et de ses gestes, la jeune femme apportait maladies et pollution désormais. Elle, jetée à terre, elle que l'on avait pas écouté.

”Je veux qu'ils souffrent, pas comme j'ai souffert moi mais parce que j'ai souffert. Qu'ils répondent de leurs actes et que même la mort ne soit pas une délivrance.”

Dans un dernier sursaut d'énergie, Hedda avait su planter ses yeux dans le regard de Cian. Ce qu'elle voyait à travers le bleu glacé, elle ne pouvait le comprendre réellement, elle qui comprenait à peine sa propre valkyrie, mais au moins Hedda pouvait-elle en déchiffrer l'honnêteté.

”Eskel il...lui aussi il veut les retrouver et leur faire payer mais...”

Pour la première fois, un début de sourire vint quand bien même il ne remontait ni jusqu'au coin de ses lèvres, ni jusqu'au coin de ses yeux.

”Mais Patron, même avec la réduction employé, je...doute d'avoir assez d'argent pour...mobiliser l'entreprise. Et je ne veux pas que ce soit....légal. Qu'un organisme quelconque quantifie combien j'ai souffert et décide à ma place de traduire cela en peine de prison inutilre ou même en...rien du tout.”

Elle haussa les épaules dans un tremblement. L'esprit lui tournait, la tête lui tournait aussi.

”je suis peut-être coupable de m'être laissée faire mais eux sont coupables de l'avoir fait. Ils... m'ont forcé à et...parce que j'étais pas assez bien, ils m'ont tué. Et je suis la seule à porter des chaînes.”

Aurait-elle dû être assez forte pour se battre ? Pourquoi se sentait-elle coupable, quand les tourments de l’être humain l’empêchaient tout simplement d’agir ? Ce n’était pas elle le problème, au contraire, c’était les gens qui s’en étaient pris à elle. Et plus elle parlait, plus elle s’enfonçait, se haïssait, plus la colère envahissait Cian. Le dégoût qu’Hedda ressentait envers elle attisait la haine de l’homme envers ces hommes, ces femmes, ces monstres qui avaient osé lui faire du mal. Et pour une fois, c’était le même murmure dans le creux de son oreille, qui le poussait à aller dans une seule et unique direction. Jamais Cassandre et le militaire n’auront été autant d’accord que dans la vengeance qu’ils souhaitaient accomplir. Elle pour ne plus être enfermée dans son passé. Lui… Lui parce qu’il refusait le rôle de victime, ou plutôt tout le négatif que les êtres humains lui attribuaient. « Tu as été forte Hedda. Ne pense jamais le contraire. » La voix ne s’élevait plus. Elle restait douce, profonde, monotone. Elle cherchait à offrir un réconfort dans une période trouble… « Ce sont eux le problème. Et eux qui paieront. » Par la mort. Par la torture.

Il finit par s’asseoir Cian, refusant de trop s’approcher par peur de l’effrayer, de la faire se taire. Il voulait qu’elle parle, qu’elle évoque ce qu’elle avait sur le cœur. Une façon de faire le point, une façon de rationaliser le passé et l’horreur. Lui avait survécu en gérant de la sorte, en faisant appel à la raison pour ne pas perdre pied. Néanmoins, il n’avait pas souffert comme elle. Et la guerre, ce n’était pas comme perdre le contrôle sur soi, sur son corps, sur ses désirs. « Pourquoi je m’en foutrais Hedda ? Tu as certainement besoin d’en parler, et si je veux te protéger, il faut que je sache qui tu es, ce que tu as vécu. » Même si c’était dur, même si ce n’était pas à lui de l’y forcer. Si jamais elle avait besoin, si jamais elle avait envie, il était là pour aider, pour déchaîner l’enfer sur terre. On ne s’attaquait pas à ceux qui lui étaient proches.

Evidemment qu’Eskel était au courant. Evidemment puisque c’était lui qui l’avait mis sur la piste de la Mort, bien qu’elle soit plus grave que cela… « Je suis étonné qu’il n’ait pas déjà agi. » A moins qu’elle n’ait pas pu lui donner de noms, de visages, de personnes à traquer.

Un sourire, plus froid, carnassier, se dessina sur son visage. Il n’avait jamais prévu de la faire payer, ou même de passer par la Police, ou des avocats. « Tu sais, cela fait bien longtemps que la légalité n’a plus ma préférence. » Il se détacha de la table où il avait posé ses fesses, se rapprocha d’un pas. « Aucun paiement ne sera attendu. Tout comme le but de cette manœuvre sera de les tuer. » Il était clair, direct. Il n’y aurait que la mort attendant ces connards. Une mort soit lente et douloureuse, soit rapide et d’autant plus douloureuse. L’un ou l’autre, aucune alternative possible. « Ici, tout le monde est là pour t’aider, pour te soutenir. » Pause. « Si l’un d’entre nous est attaqué, tous répliqueront. » Un nouveau sourire se glissa sur ses lèvres. Le goût du sang n’attendrait pas. « As-tu des… Souvenirs de l’endroit, du quartier ou de visages ? » La question fut légèrement hésitante, mais elle devait être posée. « On va retrouver ceux qui t’ont fait du mal. Et une fois leurs noms et visages entre nos mains, nous n’aurons plus qu’à les faire tomber. » Elle la première si elle le désirait. Et sur ses ordres.

Ikaros était dangereux.

Et Cian ne l’arrêterait pas.

Elle se retint de fermer les yeux, incapable cependant d'empêcher le gémissement là, dans sa gorge. Un cri à moitié cassé qu'Hedda avait honte d'entendre tout autant qu'elle avait honte qu'il soit de sa propre voix.
Son corps entier oscillait entre tremblements nerveux et immobilité totale. Epuisée, la jeune femme ne savait à quoi se raccrocher.
Cian parlait de la protéger mais Hedda ne pensait pas qu'il restait assez d'elle pour cela. La Valkyrie ne prenait pas sa place, évidemment, mais tant de choses avaient changé... Le nom d'Eskel fit sursauter la jeune femme, un instant (et de ça aussi elle eu honte) Hedda espéra que l'autre homme allait apparaître subitement, là devant eux.
Il n'était pas là.
Hedda secoua la tête.

”Il a agi d'une autre façon” murmura-t-elle finalement, épuisée. Pour qu'elle vive et avance, pour qu'elle n'ait plus peur en venait à son secours au moindre soupçon d'obscurité. Venger les morts était une chose (Hedda avait été morte), s'occuper des vivants qui restaient, une autre. ”Il m'a écouté et il n'a pas eu peur de moi.”
Parce que la vie continuait.
Qu'Eskel l'avait fait passer en premier.

”Les tuer? Je veux autre chose, pas une simple mort.” De nouveau un grondement. Le “je veux” était une exigence d'impératrice quand jamais Hedda n'avait porté couronne.
De nouveau, Cian la pressa de questions et il fallut à la jeune femme trouver la force de répondre. Elle indiqua le parc non loin d'ici d'une voix blanche. Un parc sans caméra de sécurité, sans rien, Hedda l'avait découvert par la suite via ses propres recherches...

”Vous avez déjà fait quelque chose comme ça?” Une putain de question presque innocente, banale. Comme pour s'assurer que l'homme savait de quoi il parlait. L'esprit d'Hedda était un puzzle éparpillé qu'elle ne parvenait à monter à nouveau correctement.

”Je n'ai pas peur de mes cauchemars mais...ils m'enlèvent tout contrôle et même si je veux que ça cesse, ils ne cessent pas. On m'a toujours dit que je manquais de bonne volonté, j'veux plus jamais entendre ça...”

Même eux le lui avait dit. Qu'elle ne faisait aucun effort. La jeune femme avait désormais une respiration rapide, proche de la panique, peur de devoir se justifier encore et encore.

”Je sais plus ce que je dois faire, comment je dois m'habiller ou même parler!”

Un cri du coeur. Quelques instants auparavant, Hedda avait cru voir dans le regard de son patron une compréhension qui allait au delà de ce que Cian savait ou devinait. Elle espérait retruver cela un peu, un fil d'or à suivre dans un labyrinthe de ténèbres. Quelque chose.

”Et s'il vous arrivait quelque chose ce serait de ma faute aussi et ça, je ne veux pas...”

A Cian, Evgenia, Astrid, Anatoli. A Eskel aussi, Eskel qui voulait la protéger et protéger, ce n'était pas faire mal, non?

”Je veux plus être épuisée comme ça...”

Elle sursautait, elle tressaillait, à chaque mot, à chaque propos, à chaque approche. Chaque ressenti qu’il percevait faisait naître une colère sourde dans le creux de ses entrailles. Il chercha pourtant à éviter que tout se répercute sur ses iris. Le bleu restait océan, calme recouvrant la tempête qui couvait dans chacun de ses mots. Avoir peur d’elle ? Pourquoi aurait-on peur d’elle ? Il pencha doucement la tête sur le côté, intrigué. Certes, l’aura s’était teintée de gris, mais rien d’autre. Elle n’était pas dangereuse, pas différente. Elle restait Hedda, bien qu’il ne soit pas certain de comment tourner une telle affirmation. Il préféra alors le silence, pendant de longues secondes. « Je suis content qu’il te protège désormais. » Protéger, un bien grand mot. Lui n’avait pas pu, puisqu’il ne la connaissait pas. Et même après, même maintenant, elle avait eu du mal à se confier, réveillant la rage de la Princesse dans le même temps. « Même si je pense que bientôt, tu seras capable de le faire toi-même. » Que ce soit par la colère dans sa voix, sa détermination, sa nouvelle nature. Un jour, Hedda se relèvera. Un jour, Hedda contrôlera son environnement dans le creux de sa paume…

Ordre, demande, et l’homme laissa un sourire carnassier se dessiner sur ses traits. Il baissa légèrement la tête, respect et soumission envers l’impératrice qui grandissait au sein de la jeune femme. Oh, elle deviendrait une personne déterminée et puissante, à n’en pas douter. « Que veux-tu donc alors ? » Pause. « Quoi que tu demandes, nous te suivrons. » Le ton était sérieux, ne souffrait d’aucune contradiction. Il parlait en son nom, autant qu’en celui des membres d’Ikaros. Il savait qu’il ne s’aventurait pas en terrain hostile. Qui refuserait une vengeance ? Surtout envers Hedda. « Quelque chose comme ? » Il ne s’arrêta pourtant pas. « Traquer une personne, la torturer, la tuer ? Oui. » Il haussa doucement les épaules. « Mon passé est loin d’être immaculé. » Le rouge, le sang, il en était entouré, mer dans laquelle il avait plongé à plus d’une reprise. La peur de se faire attraper n’avait jamais existé. De toute façon, son existence elle-même était faible, une lueur prompte à s’éteindre. Il savait disparaître, l’avait déjà tant fait.

La traque était son jeu favori. Pour rappeler que personne n’était à l’abri. Même dans un parc, à l’abri des regards. On n’échappait pas aux filets tendus par l’homme. « Alors, nous allons plier les cauchemars pour que tu leur donnes la fin que tu souhaites. » Il sourit doucement. « Les étapes de la reconstruction sont multiples, si on peut marcher sur la première pour mieux grimper les autres… » Et si pour cela, il fallait réduire à l’état de cendres ses cauchemars, il serait là.

Comment s’habiller, comment parler, comment vivre… Le cri semblait transpercer l’homme de toutes parts, réclamer l’attention de la Princesse. Emotions vives, il déglutit difficilement face aux souvenirs, face aux flashs, soudains et minuscules. Les sensations étaient complexes à comprendre, la honte, le dégoût, le fait de ne pas pouvoir récupérer le contrôle… Puis la pression, des autres, des alliés, des ennemis. Personne ne comprenait, parce que personne ne voulait comprendre. Il secoua doucement la tête, chercha à se débarrasser des images tenaces. Evidemment, il ne pouvait pas se mettre à la place d’Hedda. Mais la Princesse si.

La main se tendit, les doigts s’ouvrirent, invitation envers la jeune femme, alors qu’une lueur dorée brillait dans le fond des iris océan. Chaleureuse, douce, proche, bien loin de l’homme à la carrure de militaire qui lui faisait face… « Notre travail de tous les jours consiste à être en danger. » Il sourit, pour la rassurer, pour lui rappeler qu’ils étaient au cœur de la mort au quotidien. Elle ne les entraînerait pas dans quelque chose de différent. « Et à vrai dire, je m’inquièterais plus pour ceux croisant le chemin d’Evgenia, Astrid et Eskel que pour eux… » Ils étaient des bombes à retardement. Et toute personne les effleurant y perdrait un bras, ou juste la vie. « Alors, allons-y non ? » Main toujours tendue, autant la Princesse que l’homme attendait. Il ne proposerait pas à tout le monde une telle aide, un tel soutien. Il n’y avait qu’Hedda qui pouvait y prétendre aussi pleinement.

Et la main sera toujours là pour elle.

Se protéger seule bientôt, et Hedda essaya de ne verser aucune larme à l'encouragement de Cian. Avant, elle en avait été incapable, pas vrai? Se protéger... Les souvenirs se mélangeaient dans la tête de la jeune femme avec toutes les actions qu'elle aurait souhaité avoir, les coups qu'elle aurait souhaité donner. Certains l'avaient été réellement, mais lesquels? Trembler encore et trembler toujours. La main que son patron tendit vers elle ne lui désigna pas la porte pourtant, car Hedda craignait toujours d'être virée, renvoyée pour l'éclat de colère d'il y a peu.
On lui avait appris à avoir peur des punitions, on lui avait appris à avoir peur de chaque action faite, de chaque parole aussi.
Parce qu'elle n'était qu'une fille.

”Aidez-moi.”

Hedda ne pouvait rien dire de plus. Une phrase qui laissait voir des chemins multiples soudain là devant elle, là devant eux. Il y avait Eskel, Eskel qui la protégeait, qui était là... Il avait dormi chez elle une fois déjà, après la bière, après les sushis. Et Hedda s'était réveillée en pleine nuit, secouée des mêmes cauchemars, pour observer ensuite l'homme endormi dans le salon, sa respiration. L'idée de le rejoindre soudain, de se glisser contre lui avait tordu le vendre de la jeune femme. Mais Hedda n'était pas prête et Eskel risquait d'être ennuyé, risquait d'être réveillé.
Se venger pouvait-il éloigner l'homme d'elle ou bien au contraire les rapprocher? Des choses auxquelles réfléchir, quand bien même cela faisait peur, quand bien même cela rendait triste.

La main de Cian était toujours là, ouverte. Dans son esprit, la Valkyrie était muette, les créatures étaient ainsi. Dans l'esprit de son patron au contraire, quelqu'un parlait et murmurait, existait. Hedda ne pouvait savoir qui, pas plus qu'elle ne pouvait comprendre ce qui bougeait depuis les yeux de l'homme. Un regard dans un autre regard...

Elle lui prit la main, les doigts à moitié recourbés déjà, la tête haute mais les épaules crispées, mélange de fierté d'un côté, de terreur pure de l'autre.

”Je suis désolée pour tout le sang dans votre passé.” murmura-t-elle encore une fois. Qui était Cian avant d'ouvrir Ikaros après tout? Cela, Hedda n'en savait rien. Elle savait juste comment l'homme aimait son café (ou acceptait qu'Hedda lui apporte), qu'il fallait toujours vérifier après lui les papiers à remplir, qu'il ne disait rien quand deux de ses employés se battaient en se balançant tables, chaises et autres au visage.
Que ça ne le choquait pas qu'Anatoli dorme lors des horaires de travail, ou bien qu'il y ait du sang à essuyer dans les locaux ou lors des missions. Que parfois il riait mais que cela était rare. Qu'il l'avait engagé elle juste parce que, juste parce que voilà.

”Merci d'être gentil.”

Que dire de plus? Elle était épuisée, Hedda. Elle n'en pouvait plus alors que son armure se fendillait de partout, exposant son traumatisme sans plus rien en cacher.

[color=olive]”Apprenez-moi comment les faire souffrir comme j'en ai envie, ces hommes... Qu'ils n'expient mais mais souffrent. Vous le pouvez? S'il vous plait...”/color]

Il ne voulait pas la laisser dans cet état, morte de peur et des potentielles répercussions des actes dans sa vie. Il refusait qu’elle baisse la tête à l’avenir, sans jamais pouvoir se battre pour elle. Parce que dans ses souvenirs, pourtant flous, il savait à quoi cela menait de juste courber l’échine et d’accepter son destin. Pour autant que cela puisse être un destin. Lui aimait le combattre, ce foutu chemin tracé devant tous. Et Cassandre ne souhaitait pas revivre une fois de plus les mêmes évènements. Ceux où on lui dirait, jour après jour, qu’elle n’aurait eu qu’à se soumettre et sa vie aurait été mieux. Foutaises, les dieux auraient trouvé un autre moyen de la faire souffrir, ou de lui dire qu’elle n’avait pas tenu ses engagements. Hedda n’avait pas à souffrir, pas à courber l’échine. Non, elle avait le droit de relever la tête, et d’enfoncer un poignard dans l’abdomen de ces Dieux riant à gorge déployée.

« Je suis là pour ça Hedda. » Pause. Avant d’imposer une rectification. « Nous sommes là pour ça. » Lui, comme tous les autres. Eskel, Evgenia, Astrid… Il les connaissait assez puisqu’il les avait recrutés, démarchés au sein de son agence. Si lui trouvait qu’une situation devait changer, il était convaincu que ce serait le cas pour eux aussi. Ou alors, ils apprécieraient de faire couler une mare de sang. Dans un sens comme dans l’autre, tant que le résultat est là…

Les doigts entrèrent en contact avec les siens, laissant un sourire s’échapper sur ses traits. Elle était parvenue à dompter une partie d’elle. Qu’elle soit emplie de terreur malgré tout était normal, néanmoins, elle venait de faire un pas en direction de la vengeance. Désormais, il lui serait compliqué de faire demi-tour, de retourner à son état précédent. Etait-ce une bonne idée ? Non. Personne ne souhaitait vivre avec le poids des morts sur sa conscience, même les pires raclures de l’humanité. Mais parfois les sentiments occultaient la raison, la volonté. Tout ce qui restait était ce besoin, irrationnel, de faire table rase du passé, de tout éliminer. « Tu n’as pas à t’excuser. C’est ce qui fait de moi la personne que je suis aujourd’hui. » Pour le meilleur, et surtout le pire. Sans la guerre, jamais il n’aurait atterri à Arcadia, jamais il n’aurait combattu pour le Royaume, jamais il n’aurait créé Ikaros… Et les liens ici étaient devenus plus importants que tout au fur et à mesure que les mois avançaient. Cian ne savait pas comment exprimer les sentiments qui l’unissaient à tout ce beau monde, alors, il préférait la protection silencieuse, l’ombre du grand frère qui planait au-dessus d’eux. Pourtant, il n’était un frère pour autant, préférant la casquette de père, de rival, d’amant…

Au moment du remerciement, il réfréna le haussement d’épaules qui se glissa en lui. Un geste naturel, habituel, mais qui pouvait être mal interprété par la jeune femme. Il se contenta d’un sourire, pour lui adresser toute la normalité de la réaction.

Néanmoins, la suite des propos l’intrigua, lui fit pincer les lèvres. Il n’était pas certain de vouloir l’entrainer dans la torture, dans le cercle de souffrance que cela provoquait. Pourtant, elle semblait avoir fait son choix, il souhaitait juste la voir garder son innocence encore un peu… « Je te montrerai. D’ailleurs, je pense qu’on pourrait tester ça d’ici quelques semaines. » Juste le temps que leur super informaticienne retrouve les agresseurs. Evidemment, entre temps, il pourrait toujours la faire venir sur certaines missions, si elle en avait envie. « Tu pourras aussi m’accompagner sur le terrain avant. » Il serra doucement la main entre la sienne, contact pour lui apporter un nouveau soutien. « Je pense qu’on peut faire une réunion d’équipe avec les autres… » Pause, reprise, pour l’empêcher de s’inquiéter. « Juste pour leur signaler qu’une petite expédition punitive sera préparée sur l’heure du dîner. » Beaucoup trop léger comme propos, mais ce n’était que des tortures, des meurtres en plus sur une liste déjà longue…

L'idée même de vengeance n'était pas étrangère à Hedda, ne venait pas de lui apparaître simplement par le soutien de Cian. Dans les yeux sombres de la jeune femme, la présence de la Valkyrie ne pouvait se deviner. Aucune voix propre n'animait la créature, simplement des instincts comme des rêves oubliés au réveil, des envies bruts, une ombre pour se calquer soudain à ses propres sentiments à elle, l'humaine.
Mais la Valkyrie ne possédait ni nom, ni visage et Hedda ne pouvait dialoguer avec elle comme une soeur ou une amie. Cela laissait beaucoup de temps pour la solitude, dans sa petite tête pas si bien ordonnée. Cela donnait beaucoup de temps pour réfléchir, et la douleur était un langage universel : Hedda le comprenait, de même que la Valkyrie quand bien même un océan entier de siècles et de nature profonde les séparait.
Alors cette douleur, d'autres personnes pouvaient la parler. Les agresseurs de la jeune femme par exemple et qu'ils aient mal alors non pas pour comprendre que ce qu'ils avaient fait devait s'expier (Hedda était au delà de l'expiation ou du pardon), mais parce qu'elle était à même de décider de l'équilibre du monde bien plus qu'eux.
Parce que eux, n'étaient rien.

Alors elle gardait ses yeux sombres, Hedda, la voix à peine plus haute qu'un murmure quand pourtant elle ne chuchotait pas. Quelque chose de calme se coulait sur ses traits et son visage, consciemment ou non la jeune femme copiait quelques unes des expressions d'Eskel, elle qui passait tant de temps à l'observer. L'homme portait face au monde une attitude et un silence propre quand bien même on pouvait le sentir las parfois, lointain, et de cette même armure Hedda tentait de se revêtir car elle avait confiance en lui, car il avait montré plus de force que n'importe quel homme, n'importe que dieu, en la ramenant de ses ténèbres.

”Avec vous sur le terrain?” La proposition de Cian sembla la surprendre...avant qu'un sourire ne vienne balayer l'air digne qu'Hedda avait essayé de porter. ”Enfin autre chose que des papiers alors? Je veux bien oui. Quand est-ce que je peux le noter dans l'emploi du temps, jeudi en huit? Ah non jeudi vous avez un meeting qu'on a déjà annulé deux fois, au bout de trois ça deviendrait beaucoup trop louche. Je sais qu'Astrid vient en talons hauts sur le terrain mais ça ne dérange pas si moi j'ai juste des baskets? S'il vous plait...”

Le reste de la conversation, elle l'occultait ou du moins en donnait l'impression. Et puis Hedda se figea à nouveau, consciente qu'il y avait d'autres choses à dire avant. Des choses importantes.

”Ces...hommes” Pas des hommes, disait souvent Eskel. Lui était un homme, quand bien même un monstre l'habitait, là était la différence. ”J'ai...mes propres pistes. Je vous ferai également un rapport complet avant la...euh...expédition. Mais je tiens malgré tout à ce que vous me fassiez un entraînement ! Promettez-le moi, d'accord? S'il vous plait...”

Elle ne tremblait plus cette-fois ci en lui tenant les mains, en lui tirant les manches un peu. Cian avait trouvé les mots justes pour enlever la peur de la jeune femme non pas face au monde, mais face à lui : il n'était pas ici pour la punir mais lui apprendre et pas plus qu'il ne lui avait jamais reproché de renverser du café ou d'être en retard dans un dossier en période de rush, il ne lui reprochait pas d'avoir été une victime et de réagir en tant que tel, y compris parmi les zones les plus sombres de l'esprit humain.

”Cela doit être bien d'être votre soeur ou même votre fille, vous savez dire les choses qu'il faut.”

Pourquoi lui proposer de se joindre à eux pour une expédition punitive ? Pourquoi lui proposer de venir sur le terrain, lorsqu’il s’efforçait de la maintenir en dehors de tout cela depuis des semaines ? Peut-être parce qu’il se rendait compte qu’elle ne se protègerait jamais d’elle-même sinon. Cian pouvait avoir tous les pouvoirs du monde, être capable de voir des fragments du futur, se targuer d’un instinct hors du commun, le monde était bien trop dur, bien trop violent pour qu’il soit à ses côtés en permanence. Puis elle avait la force de s’en sortir. Il suffisait de lui mettre les bons outils entre les mains et de lui apprendre à s’en servir. Avec la guerre qui faisait rage dans les rues d’Arcadia, ce serait le meilleur moyen de lui permettre de s’en sortir.

Evidemment, il ne pouvait pas l’obliger à venir, à découvrir les facettes d’un métier où l’assurance et la façade étaient de mise, où la violence se cachait dans les recoins les plus sales. La protection d’une personnalité entraînait forcément la mort de tiers, d’agresseurs tous aussi peu scrupuleux que leur victime. Enfin, avec la valkyrie qui se cachait sous la chair de la jeune femme, personne ne lui chercherait des noises dès lors qu’elle saura l’utiliser. Ce n’était qu’une question de temps avec les cas qui composaient Ikaros. « Oui avec moi, sur le terrain. » Une confirmation, un hochement de tête. Cian avait l’habitude de mentir, mais cette fois-ci, seule la vérité transparaissait de ses traits. Il ne s’amuserait pas à la manipuler ou se jouer d’elle et descendrait quiconque tenterait d’agir de la sorte. « Je devrais déjà avoir quelques rendez-vous dans la semaine auxquels tu peux participer. » Pause. « Je préfère t’entraîner avant de t’emmener en protection d’un client. » Mieux valait qu’il n’ait pas à gérer deux personnes vu les cas qu’il récupérait. Non pas qu’il n’avait pas confiance en ses employés pour gérer la difficulté que certains criminels ou des grands magnats de l’immobilier représentaient, mais il préférait éviter de les embourber dans les pires situations. Cependant, il ne pouvait pas rajouter Hedda à ce cocktail tant qu’il n’était pas certain qu’elle saurait se débrouiller aussi bien que les autres. « Si tu veux, on peut mettre ça à mardi pour le premier entrainement. J’ai ma journée de disponible. » Les dossiers attendront.

Un sourcil s’arqua à l’évocation d’Astrid et de ses fameux talons. Tout comme Evgenia, les deux femmes avaient la faculté de pouvoir travailler avec quinze centimètres en taille de plus sans le moindre souci. Fascinant. « Les baskets conviennent très bien. Astrid est assez particulière dans ses tenues sur le terrain. » Pause. Il haussa les épaules. Le comportement et la tenue de ses employés lui importaient peu, tant que le travail était fait et qu’ils évitaient d’arracher la tête des clients. Ce qui était compliqué à faire respecter parfois… Même par lui-même. « Tu t’habilles comme tu le sens pour le terrain, ça m’importe peu. » Un sourire. Personne ne lui ferait de remarques. Eskel préférait après tout des tenues plus décontractées que les deux autres gardes. « Très bien, j’attends ton rapport à ce sujet. » La confiance était là. Il lui laissait le champ libre et la main dessus. « Tu peux d’ailleurs prendre du temps sur ta journée pour le faire ou demander le soutien de n’importe qui dans l’équipe. » Sans même en donner les raisons, l’irlandais savait que personne ne la laisserait tomber. Une réclamation et elle pourrait se déplacer avec n’importe qui de l’entreprise. Ici, on n’abandonnait pas les siens.

Les tremblements avaient cessé, malgré le contact. Voilà qui rassurait Cian, lui qui manquait souvent d’empathie. Pour ce moment, il pouvait remercier Cassandra du coup de main. Comme quoi, s’être retrouvé dans une situation similaire, même à cause d’un simple transfert de souvenirs, l’avait aidé à trouver les mots.

Le sourire se teinta pourtant de tristesse aux mots d’Hedda. Être sa sœur ou sa fille… La première était morte, des mains d’un mari violent, bien longtemps après la fuite de Cian. Quant à la seconde… Pour lui, elle n’existait pas encore. Il ne savait pas qu’elle était là, quelque part à Arcadia, à vouloir se rapprocher. Il était aveugle, incapable de reconnaître ses torts et sa succession. « Je ne pense pas Hedda…. » Un léger souffle, le regard se détacha à un instant, glissa sur le mur derrière elle. « J’ai abandonné ma sœur il y a plus de vingt ans. » Pause. « A vrai dire, j’ai fui toutes les responsabilités que ma famille voulait me mettre sur le dos. » Il avait disparu. Il avait abandonné tant de gens, par pur égoïste. Il n’était pas quelqu’un de bien, quoi qu’il montre à la jeune femme.

Le monstre était simplement gardé en laisse…

”Mon frère aussi est parti” ne pu s'empêcher de dire Hedda.
Aussi, cela ne la choquait pas ce que lui avouait Cian. Partir, cela semblait bien être une chose d'hommes souvent. La Valkyrie semblait acquiescer, elle était un souffle de brume dans l'esprit de la jeune femme et ne brûlait rien de ses mots ou de ses idées.

”Parfois j'ai de ses nouvelles, surtout quand il a de l'argent. Ca fait longtemps que je ne lui ai pas parlé...” A lui, à ses parents, aux autres membres de sa famille. Ils n'appelaient pas, ne prenaient pas de nouvelles. Aucun d'eux n'avait appris qu'Hedda était morte, qu'Hedda était blessée. Depuis son agression, la jeune femme se faisait mordre à tout va par la solitude, le coeur écorché.
De temps en temps, il y avait Eskel. Là où dans tous les lieux communs qu'Hedda pensait des hommes, ceux-ci partaient, lui arrivait. Restait.
Elle n'osait pas encore le regarder sans pudeur, lui qui se contentait de rendre service, et la jeune femme semblait pour le moment incapable de comprendre l'attirance qui naissait, était réciproque. Cela viendrait.

L'idée de suivre Cian en mission avait à la fois quelque chose d'incongru et d'aussi excitant que le jour de noël pour un enfant, pour la jeune secrétaire. L'autorisation des baskets la soulageait au point d'en soupirer. Et du bout de ses doigts, elle sentait brûler un désir soudain de bruit et de fureur : la Valkyrie avait envie de cela aussi.
Cela était étrange, ces réactions pas tout à fait à elle mais qu'Hedda parvenait de plus en plus à comprendre. Elle restait gamine du Kansas tout autant que son esprit se rappelait la fille des fjords.

”Je suis partie de chez moi pour éviter ça aussi, les responsabilités. Enfin celles qui m'empêcheraient d'être indépendante...” Et je suis morte, ne continua pas Hedda. La Valkyrie restait une coïncidence après tout, dans un autre univers, une autre vie, il n'y aurait eu pour la secrétaire que l'inox froid de la table de la morgue...”Et maintenant j'ai peur quand je suis seule.”

Mais cela n'intéressait sûrement pas Cian, ses pleurnicheries de petite fille.

”Je peux vous faire un café pour vous remercier? Allez oui, je vais faire ça”

Elle n'attendit pas la réponse de son patron et, toute diligente, alla allumer la machine pour revenir quelques instants plus tard avec une tasse fumante. Rendre service, Hedda ne savait pas trop comment faire. Le café marchait avec Eskel en tout cas, mais l'homme n'était pas ici aujourd'hui alors il fallait se contenter de quelqu'un d'autre et...
Et Cian la méritait un peu quand même, cette tasse.

”Merci de ne pas me virer au moindre problème, Monsieur.”

Il n’avait rien d’un héros, rien d’une bonne personne. Il pouvait donner l’illusion de comprendre, de tendre la main, mais dans le fond, il avait toujours abandonné, toujours fui quand la situation devenait trop dangereuse. Hedda voyait une facette de lui qui n’était qu’éphémère. Aujourd’hui, il avait la force d’une Princesse pour l’accompagner. C’était ce qui le faisait continuer, ce qui l’obligeait à ignorer la peur et le désespoir. Néanmoins, un jour ou l’autre, ses vieux démons referont surface. Il avait beau se battre, se débattre, la réalité était telle qu’il ne pourrait jamais être quelqu’un de bien. Le sourire restait sur son visage, pour rassurer, pour cacher les iris bleutées devenant de plus en plus froides. Il n’était rien, et ce n’était pas aujourd’hui que cela changerait… « Je ne vaux pas mieux que ton frère alors. » Même si celui d’Hedda parvenait à lui envoyer de l’argent, et savait donc qu’elle était encore en vie. Lui n’avait rien su, rien fait. Il l’avait juste regardé mourir, quand un coup de trop était parti. Les bras se croisèrent un instant, avant qu’il ne réfrène ce geste. Il avait tendance à oublier que des bras croisés pouvaient être mal interprétés. Ca indiquait qu’on se refermait sur soi, qu’on ne voulait plus discuter. Et ce n’était pas son but.

« Il a tendance à se plonger dans des problèmes ? » Etait-il dangereux pour Hedda, ce frère ? Comme lui avait pu l’être pour ses proches. Il secoua doucement sa tête, pour faire disparaître les pensées si négatives. Il écouta la jeune femme, ses doutes, la réalité de sa vie à présent. La fuite n’était pas toujours une bonne idée, il était bien placé pour le savoir, mais ce n’était pas la faute de celle-ci si elle avait fini agresser. Parfois, Cian se demandait si le Destin n’était pas immuable. Qui pourrait assurer qu’elle n’aurait pas fini de la même façon, avec une créature en son sein, même si elle était restée auprès des siens ? Lui avait voulu fuir, et il avait quand même fini dans une mafia, à se battre comme un chien. Parce qu’il ne savait rien faire d’autre. Les épreuves étaient là pour être surmontées. Ou pour se briser. De son côté, il ne restait plus rien de l’homme qu’il était. La seconde voie avait été la sienne. Pour Hedda, rien n’était encore écrit. Les ailes étaient prêtes à se dévoiler, et elle s’envolerait bientôt au sommet…

« L’humain n’est pas fait pour rester seul. » Pause. Personne ne voulait vivre sa vie reclus, solitaire. Certains s’y adaptaient, acceptaient cet état de fait si cela était nécessaire, mais ils étaient tous des créatures sociables. Tout le monde rêve aussi de trouver une personne avec qui passer les jours de sa vie, voire plusieurs. « Puis, je dirai que c’est normal d’avoir peur. » Tout était normal, encore plus avec les épreuves subies. Mais elle s’en sortira. Il avait foi en elle, et il la savait bien accompagnée dans sa démarche. Eskel avait l’air de l’apprécier, d’être là pour la soutenir. La peur s’effacera sous peu, et Cian lui donnera aussi toutes les clefs en main pour être capable de se battre, de la combattre.

Un café ? Proposition faite, actée avant même qu’il puisse répondre. Il sourit juste, laissa le silence être brisé seulement par le bruit de la machine. Un sourcil s’arqua à la question suivante. « Pourquoi je t’aurais viré ? Le but de t’avoir pris par ici était aussi de te permettre d’apprendre au maximum. » Après tout, c’était aussi une question de réseau. Elle avait du potentiel, et surtout il s’était pris d’affection pour elle… même s’il ne l’avouera pas, n’ayant que trop peu d’envie d’avoir un rôle paternel envers quiconque. « Et puis quand tu vois les cas que cette entreprise possède, je pense que tu peux être tranquille. » Un sourire, suivi d’un rire. Entre Evgenia et Astrid qui avaient manqué de tuer (ou pas manqué parfois) certains clients qu’elles étaient censées protéger, les murs ou meubles qui avaient succombé à un combat dans les locaux… Etonnamment, il n’irait pas virer Hedda pour aussi peu de problèmes.

”Il créé les problèmes mais plonge les autres dedans”, corrigea Hedda. Penser à Eric de manière aussi frontale avait quelque chose d'étrange, de presque dérangeant. Elle savait ne pas être sa soeur préférée, quand bien-même il n'en possédait pas d'autres, mais elle savait surtout ne rien représenter pour lui.
Ne rien représenter pour sa famille non plus. Ses parents avaient le numéro d'Hedda pourtant mais n'appelaient jamais. Après l'agression, Hedda se souvenait avoir hésité, le téléphone à la main. Entendre des voix sensées être rassurantes, entendre des voix sensées réconforter... Elle ne composa jamais le numéro de ses parents, celui de ses frères non plus. Pourtant Cian le disait lui-même : l'humain n'est pas fait pour rester seul.
La jeune fille acquiesça, visage grave.

”Vous arrivez à vous en débarasser parfois, de la peur, ou elle est toujours là?” Elle soupira. ”Moi elle est toujours là mais me fait croire que non. Elle a plusieurs visages, jamais le même. Je n'ai pas peur d'Eskel mais j'ai peur des souvenirs qui ne partent pas. Après, j'ai peur d'oublier aussi.. Il n'y a aucune putain de logique à tout ça.” Se lever le matin, laisser ses yeux errer sur le miroir dans l'espoir de ne pas voir son propre reflet, avancer. La futilité de chaque geste et par le même temps, la nécessité de les accomplir, de s'y raccrocher. Des choses difficiles, toujours. Elle apprenait.
Elle était ici pour cela aussi, apprendre et ce de bien des façons. Apprendre à nouveau la vie normale, apprendre ce qui se tapissait en elle à présent, apprendre ce qu'elle avait perdu, ce qu'elle retrouverait peut-être un jour aussi. Apprendre à bien faire son job, apprendre à reconnaître les informations aussi, être utile à Cian d'un côté, être utile à Evgenia de l'autre. Il n'y avait pas que marque des créatures sur Hedda, il y avait aussi celle des Obscuris.

”Les cas? Astrid et Evgenia sont toujours très bien habillées, Anatoli donne des gâteaux aux gens dès qu'il les sent malheureux et Eskel est prêt à combattre ceux qui nous font du mal. Il n'y a que moi pour frapper ceux qui sont sensés être mes amis simplement parce que j'ai peur. Ah, et je ne veux pas vous déprmer encore plus mais je casse des choses aussi parce que je ne contrôle pas ma force et que du coup ce mois-ci on a explosé légèrement le budget stylo mais voilà... “

Elle toussota, gênée.

”Pour ça que le vide ordure était un peu bouché, il y avait beaucoup de bouts de stylos dedans. Vraiment beaucoup. Genre, tous ceux de l'étage réduits en miette parce que je serrais un peu trop les doigts dessus et...bon voilà.”

Son regard se voilât l'espace d'un instant, Hedda redevint une silhouette frêle, perdue dans un brouillard quelconque et que l'on s'attendait à voir disparaître.

”C'est idiot, on est toujours fort que lorsqu'il est trop tard. Comment est le café?”