Il ne savait pas comment gérer la colère, froide, qui se glissait sous sa chair, s’infiltrait le long de son échine. Etait-ce la sienne, celle de Cassandre, celle d’un tiers ? Depuis le temps, il avait cru pouvoir comprendre de qui venaient ses émotions, qui le contrôlait, mais rien n’avait été plus faux. La Princesse restait une présence intense, parfois épuisante. Elle s’imposait, encore plus quand la situation lui rappelait son propre passé. Viol, laissée pour morte. Morte.

Les éclats de souvenirs s’enfoncèrent dans l’esprit de l’homme et il fut obligé de se rattraper sur son bureau, souffle court. Il détestait quand Cassandre prenait le dessus. Il ne supportait pas la sensation de faiblesse, les regrets, la haine. Toutes les émotions étaient bien trop écoeurantes pour lui, pour eux. Mais c’était peut-être le sentiment d’impuissance qui était le pire. Le fait de savoir, de se rappeler, même par fragment, de la douleur et de la trahison qu’un autre avait vécu, sans qu’il ne puisse changer le destin. Parce que c’était un morceau du passé, par conséquent immuable. Et d’un passé qui n’était pas le sien en plus. La faiblesse laissa place à un rire, nerveux. Il n’avait déjà pas été capable de se défendre lui-même, de défendre ses camarades, comment pouvait-il croire qu’il serait utile à la Princesse ?

« Dégage. » Voix rauque, mots prononcés à un ami invisible, une part de lui. Il voulait qu’elle parte, qu’elle disparaisse, pour quelques minutes, quelques heures. Il voulait ignorer la douleur, les palpitations de son myocarde. Et il faut croire que ça fonctionne, qu’elle finit par comprendre, car la présence n’appuyait plus sur ses épaules. Un soupir, il se détendit, se laissa tomber sur ses genoux. Profondes inspirations pour récupérer le contrôle, pour calmer les tremblements, pour passer les doigts sur le visage, masser les tempes.

Quelques minutes, de longues minutes, avant de se relever, de se redresser. Les plis des vêtements disparurent sous les doigts. Le costard fut de nouveau porté correctement, les traits désormais détendus, froids. Il était redevenu lui-même. Ou plutôt l’image qu’il renvoyait aux yeux du monde. Une image de sûreté, de supériorité, de contrôle. Pourtant, tout s’écroulait en permanence autour de lui. Quoi qu’il fasse, quoi qu’il tente, il finirait par perdre… Il ne pouvait pas le montrer.

Il finit par quitter son bureau. Vu l’heure, il aurait dû rentrer. Vu les nuits blanches depuis la révélation… Pourtant, il en décida autrement. Il traversa le bâtiment, poussa une énième porte, pour arriver dans une salle remplie d’ordinateurs. Ordinateurs dont il serait bien incapable de faire quelque chose, mais elle… « Ophelia, tu es là ? » Il tourna un peu, chercha derrière les écrans géants, avant de tomber sur la silhouette de la jeune femme. « Je t’ai déjà dit de ne pas rester si tard au travail. » Si tard oui, même si le soleil se couchait à peine dehors… Néanmoins, aujourd’hui, il était plutôt heureux de la trouver là. Enfin, heureux n’était clairement pas le bon terme. Il attrapa le dossier d’une chaise, finit par poser ses fesses dessus. « Mais j’ai besoin de toi pour une recherche. » Il hésita un instant. Avec un ordre, il pourrait faire passer ça pour une demande de lui, le patron, envers une employée. Un ordre, sans possibilité de discussion. Mais ce n’était pas son genre. « Je dois retrouver les agresseurs d’une fille. » Pause. Il n’évoquera pas son nom. « Tu crois que tu peux m’aider sur ça ? » Y’avait qu’elle pour retrouver des images, traquer des hommes sur les caméras de surveillance. Et peut-être qu’il croyait un peu trop en elle aujourd’hui.