Une première mafia était tombée.

Aussi vite arrivée, aussi vite repartie, pourtant, la puissance de frappe n’était pas ce qui manquait aux Japonais. Pour avoir étudié quelque peu la Triade, une décennie auparavant, Aura ne pouvait qu’admirer la façon dont ils utilisaient leurs hommes, dont ils tournaient les situations à leurs avantages. Cependant, les multiples erreurs à Arcadia ne permettaient aucunement la survie des chefs, encore plus lorsque les ennemis s’en mêlaient. Les Kyosei ne s’étaient fait aucun ami, à chercher à détruire toutes les organisations établies depuis bien plus longtemps qu’eux. Organisations et particuliers à vrai dire, si on jetait un coup d’œil aux leaks. Personne n’avait été à l’abri, et beaucoup leur en voulaient, d’avoir ainsi montré au monde leurs plus noirs secrets. Quand elle y repensait l’italienne, c’était ses liens avec une mafia italienne qui avait été montrée. Ou plutôt, la prime qu’il y avait sur sa tête. Heureusement qu’elle était devenue tranquille à ce niveau-là, grâce à la mort d’Augustin. Les dettes du passé avaient été effacées, d’un claquement de doigt, et elle pouvait désormais regarder vers le futur. Et actuellement, c’était posé le regard sur un nouveau territoire pour la Camorra. Mafieuse un jour, mafieuse toujours…

Les talons résonnaient dans les rues colorées, mais pourtant bien plus vides qu’auparavant. Certains devaient toujours craindre une nouvelle descente de la police, pour cela qu’ils vivaient désormais cachés. D’un geste, elle dispersa ses forces dans les ténèbres, pour aller vérifier les environs. De son côté, elle ne craignait rien, du moins dans son idée. Depuis que Khaos était revenu, encore moins l’effrayer, à part devenir un monstre, une déesse à part entière. Elle avait encore le souvenir de l’esprit d’Hécate s’imposant, de ses souvenirs à elle disparaissant sous l’influence de la divinité. Clemens se perdait dans les méandres de son subconscient, tout comme Astrid, Augustin, Nina. Le passé s’était écrasé sous la puissance de la déesse, la froideur de son âme enlaçant celle de l’italienne. Sensation désagréable, même des mots après. Ca la hantait, et avec cela, les cauchemars s’étaient intensifiés. Traîner dans les environs, s’occuper lui permettait aussi d’oublier, d’empêcher l’esprit de se rappeler, de s’accrocher aux éclats. Son travail de mafieuse, ça avait longtemps été sa vie.

Les ombres dansèrent un instant autour d’elle, l’enveloppant pour masquer sa présence. Malgré l’absence de la mafia ennemie, on n’était jamais trop prudent, et Aura n’avait pas envie de périr aujourd’hui parce qu’elle avait été insouciante. Les pupilles se promenaient, sur les bâtiments, sur les âmes errantes, les oreilles traînaient, captaient quelques morceaux de conversation.

Et le regard s’arrêta sur une aura. Par son intensité, quelqu’un comme elle. Le nom de la divinité se dévoila, la poussa à s’arrêter, à regarder de plus prêt. Quitte à laisser tomber la cape de ténèbres, et apparaître, peut-être soudainement, aux yeux du jeune homme. « Bonsoir. » Les yeux s’accrochaient, la noirceur et la froideur pulsant dans chaque fibre de son âme. Aura avait beau n’être ni grande, ni impressionnante, le sérieux et le calme de son être suffisaient à faire effet. Encore plus dans le cas présent, quand lui l’avait vu égorger de pauvres passants, des mafieux japonais un poil agaçants à son goût… Néanmoins, le visage du plus jeune ne s’était pas inscrit dans l’esprit, pas complètement.

Le Kyosei-kai est tombé. Réalisation qui n’apporte aucun sourire sur son visage. Aucun soulagement. Rien. C’est le vide. Et le corps gardé. L’attitude toujours contrôlée. Le Kyosei-kai est tombé oui. C’est un fait. Et s’il n’y a plus ces grandes pointures qui l’avaient à son bras comme un ornement, il n’empêche que rien n’a vraiment changé. Pas pour lui. Non surtout pas pour lui. Sora qui sert toujours d’escort lorsqu’il s’agit d’afficher un luxe, d’afficher le fait qu’on peut se payer une personne comme d’autres se payent un sac. Sora qui se vend toujours lorsque le ciel s’assombrit, lorsque les rues s’allument, s’éclairent. Lumières rouges et or qui l’entourent comme un arrière-plan habituel. Rien n’a changé. Il n’est pas libre. Ils ont beau ne plus être là. Il y en a toujours qui travaillent pour eux. Toujours pour lui réclamer de l’argent. Toujours plus. Il s’est fait une raison. Sa dette ne s’effacera pas. Pas assez vite. Pas assez tôt. Il est enchainé. Incapable d’être autre chose qu’une ombre qui fait le trottoir. Qu’un joli sourire, faux, et une présence qu’on enchaine à un bras autour de sa taille. Le Kyosei-Kai est tombé. Mais le New Kabukicho reste hanté de leur présence. Et ses ombres le sont aussi. Sora aussi. Hanté. Des vieilles habitudes. Le regard toujours en arrière. Les yeux qui se baissent toujours. Et l’argent qui passe toujours entre leurs mains, les billets comptés avec soin, et l’assurance qu’il doit continuer comme ça. Toujours ramener plus. Il n’a pas à s’inquiéter sur ce coup là. Il n’a jamais eu vraiment de difficulté à trouver des clients. Hommes ou femmes qu’importe, les deux terrains bien connus. Et ses traits asiatiques comme figés par le temps. Beauté juvénile. Et une attitude plaisante. Toujours. Même lorsqu’il a envie de sursauter. S’enfuir. Elle est apparue de nulle part à ses côtés et son regard est déjà plongé dans le sien sans qu’il n’ait le temps de le baisser. Et il déteste ça Sora. D’être pris par surprise, de ne pas savoir comment réagir. Comment se préparer. Se comporter. Créature d’habitude, il ne sait pas faire face à la surprise. Et tandis que ses yeux s’égarent sur les traits de son visage. La réalisation se fait presque trop vite. Il la connait. Elle est déjà venue. Elle a du sang sur ses mains. Tueuse. Comme tant d’autres. Dangereuse. Et Sora qui fait un pas en arrière, la tête qui s’incline, et le visage qui se recompose. Le cœur agité dans des battements trop irréguliers, mais sa voix qui ne tremble pas. Contrôle. Contrôlé. Il sait jouer le jeu Sora, même quand il a peur. Et ça fait bien longtemps qu’il ne montre plus ses faiblesses. Non. « Good evening. » L’anglais entre ses lèvres est sans accent, mais il donne toujours cette impression que ce n’est pas cette langue qu’il devrait parler. Comme un côté exotique qu’on lui apprécie toujours. « Would you like to require my services perhaps? » Il parle bien Sora. Même s’il est une ombre de la rue, une ombre des bas-fonds. Il parle bien. Et ça fait son charme.

Venir était une drôle d’idée.

Pénétrer en ces lieux désertés par sa mafia lui rappelait Lyon, la France, et la folle idée qu’elle avait eue de combattre sa famille, d’étendre son territoire en étant à l’autre bout du monde. De multiples souvenirs sous la caboche, un léger sourire sur les lèvres et les ombres autour d’elle, comme seules amies dans un monde au bord de l’asphyxie. Certains s’y sentaient perdus, refusés de voir ce qui se déroulait sous leurs yeux. Les organisations criminelles, les factions, tout cela n’était que la face visible de ce qui se tramait dans les sous-sols. Les divinités, les monstres, tout cela était si loin de la population, si loin des yeux innocents des mortels et ignorants. Elle ne l’avait jamais été. Elle avait eu le droit à toute l’histoire, toutes les connaissances, toute la vérité balancée dans sa gueule de poupée. Elle avait composé avec, mais combien pouvaient réagir de la sorte ?

La déité sous ses yeux paraissait tout sauf au courant. Jeunesse affriolante des traits, beauté qui avait dû en attirer plus d’un. Pas le genre de l’italienne, dont l’attention s’accrochait plutôt à ce qu’il dégageait, du bleu sombre qui l’enveloppait, dansait autour de son corps. L’identité ne pouvait être maintenue secrète sous le regard de glace de l’avocate, pourtant, elle ne chercha pas à la dévoiler. Pas maintenant. Pas tant que les regards pouvaient s’attarder sur leur conversation, et les oreilles trainer. Si Aura n’avait guère peur des mafieux restants, ce n’était pas le moment d’en éliminer. Elle venait simplement s’assurer de la place vacante pour contrôler le quartier, pour les effectifs de la Camorra habités par le panthéon japonais. Ce serait un cadeau, pour s’assurer au mieux de leur loyauté. Main tendue, ouverte pour mieux réduire au silence leurs doutes et questions. « Effectivement. » Le sourire ne se dessina pas sur les lèvres, pas plus que l’étonnement. L’anglais parfait de l’asiatique ne semblait pas l’intriguer, et pour cause : elle savait que peu choisissait ce métier par pure envie, et dans son cas, il s’agissait plutôt d’éponger des dettes ? Enfin, elle n’avait creusé, mais avec un tel phrasé, la raison se devait d’être autre. Elle aurait aimé échanger avec lui dans une autre langue, notamment japonais, pour prendre la température, mais ses rares tentatives d’apprentissage s’étaient soldées par des échecs. « Marchons un peu s’il vous plait. »

L’ordre était indéniable dans le ton, masqué par la politesse d’usage. De toute façon, l’argent achèterait les prochaines heures, même s’il ne se passera rien.

Quelques pas dans le brouhaha du quartier asiatique, avant que tout ne s’étouffe. Les ombres se plièrent à sa volonté, au fur et à mesure des secondes, les rendant invisibles au milieu de cette nuit déjà sombre. L’extérieur n’avait plus de prise sur eux, mais le pouvoir montrait là toute sa complexité. Utiliser de la sorte, il ne permettait ni défense, ni attaque, seulement de se soustraire doucement des regards. L’homme pouvait ne même pas le remarquer, encore plus si sa nature lui était inconnue. C’était pour cela qu’elle évitait les effusions de pouvoir. Pour l’instant. « Vous semblez bien connaître les environs. » Oh, ce n’était qu’une question déguisée, elle n’en avait aucune réelle idée. « Comment cela se passe-t-il en ce moment ? » Par ici, par là-bas, pour lui, pour les habitants. Faire plus vague, alors que l’atmosphère pesait sur leurs épaules. Aura était à l’aise avec, mais lui ?

La divinité dansait sous les pupilles et elle commença enfin à s’attarder sur les traits. Traits qui ne lui semblaient pas inconnus, mais était-ce bien les siens dont elle se rappelait, ou ceux d’un autre, mêlés au cœur d’une mémoire défaillante ?

Neutralité d’un quartier qui l’indiffère. Neutralité qui ne lui correspond pas. Garçon à part comme tant d’autres. Comme tous ceux qui ont signé des contrats sous la peur, sous la menace, sous la violence. Des contrats qu’on ne peut oublier. Des contrats où le payement final est une vie mise en jeu. Ou le moindre mouvement de travers peut être fatal, funèbre. Si le quartier affiche une liberté certaine, des promesses de ne plus retomber sous le joug d’un gang, Sora reste septique, le regard plus souvent vers le sol qu’autre chose. Et les ombres qui l’entourent comme des menaces potentielles. Et pourtant il ne l’a pas vu elle. Véritable menace dans son entourage en noir et blanc. Véritable danger, et ses yeux dans les siens sans qu’il n’ait le temps de s’y préparer. Surprise évidente chez le garçon de la rue, et l’attitude reprise avec un temps de retard. La proposition claire, il espère pourtant qu’elle refusera. La proposition comme un business légal, et l’espoir bien caché derrière sa voix posée qu’elle ne voudra pas de lui, pas de ce genre de service. Rien contre la jeune femme, tout contre ce qu’il a vu il y a déjà des mois. Et le sang qu’elle a sur ses mains. Rouge. Tellement rouge. Ce sang qui pourrait être le sien. Mais la réponse est claire. Un seul mot qui le fait serrer les dents tandis qu’il incline poliment la tête dans sa direction. « The name’s Blue. » Son vrai nom jamais donné, tu le plus possible pour ne pas qu’on l’entrave, qu’on l’enchaine un peu plus. Alias en échange, comme un jeu de mot avec la signification de Sora. Ciel bleu. Triste ironie. Son vrai nom qu’on doit lui soutirer bien souvent. Et certain s’en amuse, comme un jeu acide, horrible, où l’on voit si la torture suffit pour une ou deux informations. Inefficace bien souvent. Il se demande si elle est de ce genre. À jouer avec ses proies parce qu’elle a le pouvoir. Il se demande Sora. Mais le coup d’œil est discret tandis qu’elle impose, ordonne de marcher à ses côtés. Ses jambes qui s’animent en automatisme, et si le regard reste vers le sol, il ne voit rien de ce qu’il se passe autour. Il ne voit rien de la complexité de la chose, de l’incongru même. Parce qu’on l’a bien ‘dressé’ Sora. On lui a appris quand baisser les yeux, quand les relever. Quand parler aussi. Surtout. Et la question le fige. La demande à peine sous-entendue sur la situation actuelle. Et si elle n’est pas du Kyosei-kai, actions passées justifiant sa non-appartenance à la mafia japonaise, il ne peut exclure la possibilité qu’elle soit d’une autre mafia. Tueuse à son compte, dépendante d’un gang, il ne connaît rien de la jeune femme pour s’aventurer à quelconque confession. La confiance bien loin d’être acquise. Et Sora est doué. Avec la langue, l’anglais toujours parfait entre ses lèvres, mais également avec ses attitudes. Le regard qui se relève rapidement, ourlé de ses cils papillonnant, il vacille entre le visage de la jeune femme et le sol, comme paniqué. Naïf et crédule, le rôle est connu, son âge souvent rajeuni de par ses traits. « I don’t know? Nothing really changed. » Semi-vérité. Pour s’être pavané aux bras des grandes pointures japonaises, il sait que beaucoup de choses ont changé. Ses doigts qui se tordent entre eux pour parfaire le jeu, il fait semblant de tenter de se reprendre, de retrouver un calme qu’il n’a pas perdu. « Everything is still under control … You won’t have problem with people like me. » Les choses ont changé. Le Kyosei-kai comme des fantômes pesants, des ombres sur ceux qui ont à les craindre, à travailler encore pour eux. Et les excès en leur absence qui se justifient par un manque de loi. Beaucoup de chose ont changé. Mais ce goût de liberté est entêtant pour ne pas vouloir y goûter un peu. Les barrières de Sora pourtant toujours hautes. La crainte qu’on profite de lui comme une vieille mauvaise habitude.

Se retrouver dans une telle situation, Aura n’aurait jamais pensé que cela arriverait un jour. Des années durant, elle avait évité la compagnie des escorts, ou des prostitués, quelle qu’elle soit. Pourtant, ils pouvaient être une source réelle d’informations. C’était pour cela qu’elle déployait des hommes et femmes dans les coins les plus reculés de la ville, dans les ruelles et les maisons closes. Juste, elle-même évitait de les payer, d’être aperçue à leurs côtés, d’aller dans les établissements de plaisir. Aujourd’hui, au milieu du quartier asiatique, elle revenait sur des décennies de pensées, d’actions. L’homme se devait d’avoir des informations sur les environs, sur le départ de la mafia japonaise, sur les probabilités qu’elle revienne dans les parages. Si l’italienne avait pour optique de récupérer ce lopin de terre pour l’annexer à son organisation, savoir ce que les autres préparaient potentiellement pouvait l’aider à mieux s’organiser. « Then it will be Blue. » Rien à redire là-dessus, même s’il s’agissait certainement d’un surnom donné, comme souvent dans ce type de métiers. De toute façon, l’avocate n’avait pas son mot à dire, son jugement à donner. « I’m Aura. » Vrai prénom de son côté, ses traits pouvant être reconnus, dire la vérité ne pourrait que lui faire gagner des points. Si seulement….

Les pas finirent par s’arrêter, sous la question posée par la femme. Un regard fut posé sur la silhouette masculine, acéré, détaillant les réactions, ou plutôt le manque de celles-ci. Décidément, elle n’était pas la seule à avoir suffisamment plongé dans l’horreur de ce monde pour ne plus y réagir. Aucun sourire en réaction des mots, elle haussa doucement les épaules, jeta un coup d’œil dans les ténèbres dont elle les entourait. En effet, rien ne changeait vraiment quand les organisations se retiraient. Surtout dans une ville comme Arcadia, où toutes les mains étaient tâchées de sang… « Interesting. » Les mains se croisèrent dans son dos et elle reprit ses pas, comme si de rien n’était. « It’s been a long time since I came here. » Un très long moment, où tout semblait avoir changé, tout en restant le même. Elle ne sentait plus la présence humaine, et parfois oppressante, des Kyosei. Quelque chose avait définitivement changé, même si l’homme lui affirmait le contraire. « Under whom control ? »

Noirceur dans les iris, quoique masquée par les ténèbres environnantes. Il venait de toucher un point sensible, la recherche de l’italienne. Qui était derrière le quartier maintenant que les têtes pensantes étaient tombées ? Y avait-il eu d’autres marionnettistes ? Etait-elle désormais sur leurs territoires ? Il lui faudrait être sur ses gardes. « I’m not here for trouble. » Une pause. Vraiment Aura ? « I just want to clean it. » Devait-elle évoquer qu’elle voulait récupérer ses lieux ? Non, cela s’avérait être un secret, jusque dans les tréfonds de la Camorra. Elle avait choisi d’investir l’endroit, de s’assurer de la faisabilité d’un tel projet avant de le proposer aux autres gradés. L’italienne ne prenait pas de risques inutiles quand il s’agissait d’expansion de territoire. Si ses plans ne pouvaient mener à la victoire, elle n’aurait qu’à les modifier, et attendre le moment opportun…

Surprise maîtrisée et le jeu d’acteur parfait. Ce n’est plus Sora qui s’est retrouvé telle une biche aux abois. Non. C’est Blue. Légèrement fragile. Légèrement niais. Le regard qui reste plus souvent bas qu’autre chose. Celui avec qui on peut jouer. Puissance et domination qu’il offre sur sa personne, parce que c’est ce que les autres recherchent. Parce qu’elle semble être une femme dangereuse. Le sang sur ses mains. Battement de cils. Rouge. Rouge. Rouge. Stop. Aura. Le nom donné. Pseudonyme ou vérité, il n’en sait rien mais se contentera de cette information. Elle a demandé ses services. Et si le cœur loupe un battement à l’idée d’être en ses griffes le temps d’un instant, il n’en montre rien. Gamin qui se veut humble. Elle n’est pas la première avec du sang sur les mains à demander sa compagnie. Pas la dernière non plus. Poupée de porcelaine qu’on manipule sans soin, les traces pourpres laissées sur son âme. Le pas qui suit celui de la jeune femme, régulier, toujours légèrement en retrait. Vraiment il connait bien son rôle Sora. Sait qu’on ne le voit jamais comme égal. Et si certains ne disent mot, il a appris depuis longtemps à ne pas tenter le diable. À ne pas espérer une quelconque équité. Statut plus proche de l’objet que de l’humain. Tant pis. Questions qu’on lui pose, et le gamin qui n’en est plus un qui joue les ingénus. Il ne sait rien Blue. Mensonge. Rien ne change. Rien concernant sa condition bien sûr. Que le Kyosei-kai ne soit plus là physiquement ne change rien. Non. Rien ne change et il ne veut pas être pris entre deux feux. Naïf Blue. Naïf garçon, qui joue les étonnés, tremble sous les questions et veut rassurer. « People they have faith in. They’re not here … But they still have … control. » Il ne sait pas comment parler de tout ça. Sans doute que dans la mafia, les leur, ça s’arrête à une question de présence. Ils ne sont plus là non. Les grandes pointures. Les Yakuza. Presque plus là. Directives depuis le japon sans doute, il n’en sait rien. Mais il y a encore de nombreuses petites mains. Celles qui exécutent. Qui récupèrent l’argent. Qui gèrent le casino. « They all say that. » La phrase est murmurée, le regard en coin. Il s’attend presque à recevoir un coup pour son sarcasme. Pour son arrogance. Ils ne cherchent pas d’ennui. Sora vient, on ne te veut pas de mal. Sora, papa a eu de l’argent par le casino, ils vont nous aider. Sora, tu sais qu’on n’aime pas te faire du mal. Sora … Blue n’est-ce pas ? On ne cherche pas les ennuis. Dis-nous juste. Toujours ces soi-disant pattes blanches qu’ils montrent devant ses yeux, semblant de sympathie pour mieux l’atteindre. Et toujours cette même phrase. Ils ne cherchent pas à mal. Mensonge. Il n’y croit plus à ce mensonge. N’y a jamais vraiment cru. « Don’t. Leave us alone. We didn’t ask for you. We didn’t ask for them to leave. Or for you to make them leave. Like it would change anything. » Son ton cinglant. Il va le payer. Ses paroles. Il va les payer. Tout se paye. Et Sora le sait très bien. Il n’est qu’une prostituée. Un garçon qui se vend depuis plus de dix ans. Escort au bras des plus grands. Et pourtant juste une jolie décoration. « 放っといて。 » Les derniers mots en japonais, répétition légitime. Qu’on les laisse tranquille.

Aura ne pourrait pas comprendre, que ce soit cette peur de la mafia, ou ce besoin de liberté, de solitude. Elle qui avait toujours vécu au milieu du sang, de la manipulation, des pouvoirs, comment pouvait-elle s’imaginer que des gens refusaient une telle oppression ? Pour l’italienne, la mafia était ses ailes, ses ténèbres. Elle était un piédestal souvent enfoncé, détruit, mais qui lui permettait de se maintenir à flot. Sans organisation, sans crime, elle ne serait rien.

Pourtant, au milieu des ombres, face à Blue, elle se rendait compte qu’agir comme elle le faisait habituellement, en se prenant pour la Reine, ne ferait que le conforter dans ses idées. Un changement s’imposait, dans les formes tout comme dans le fond. Se poser comme aide, sans jamais imposer ses idéaux. Evidemment, l’avocate se pensait capable de le faire, après tout, les masques n’étaient qu’un jeu à ses yeux. Tant qu’elle trouvait le bon, et le ton qui allait avec, elle pourrait faire plier n’importe qui. C’était ce que Maximilio lui avait appris.

Ils ont toujours le contrôle. Une simple phrase, qui ne l’étonnait guère. Aucun soupir ne traversa la barrière de ses lèvres, tout comme elle garde une neutralité étrange sur ses traits. « That what I thought. » Evidemment, la mafia japonaise gardait des tentacules partout, même après le retrait de la majorité de ses troupes. L’italienne se laissa aller au silence, écouta les bruits extérieurs étouffer par son propre don. Se promener ici attirerait l’attention, même si son visage n’était pas assez dangereux pour être repéré. La silhouette d’une gamine, voilà ce qu’ils verraient tous. Mince sourire, disparaissant quand les iris se portèrent sur la fine silhouette de l’escort à ses côtés. Quelques centimètres de plus qu’elle, malgré les talons qui résonnaient désormais à chacun de ses pas.

Il n’avait pas tort, et un léger rire secoua les épaules de l’avocate. Sa petite sortie était plutôt utile finalement, elle en apprenait plus sur les ressentis de la population, sous le joug de la Kyosei. Oh, elle s’en doutait, certains appréciaient l’aura de pouvoir que leur présence leur avait apporté. Mais pour les autres… Redonner une liberté devrait aider, sans jamais s’impliquer directement. Ca, c’était son rôle, jouer la marionnettiste, tirer les fils depuis les ombres. Même au sein de sa propre faction… « You can reign by terror. But you’ll never benefit from it. » Murmures, alors que les pupilles s’attardaient sur le chemin devant eux. Si Maximilio lui avait appris une chose c’était que le respect était toujours plus intéressant que la terreur pour s’inscrire dans le temps. Même si le second n’était jamais loin du premier.

Peut-être lui faudrait-il attendre, faire attention à ne pas retomber dans les travers des âmes précédentes. Les mots de Blue, son ton, tout semblait indiquer qu’il refusait de changer. Ou alors préférait-il le faire lui-même ? En tout cas, l’italienne marchait sur ses œufs. Et la prudence restait de mise.

« And this will be done. » Silence. Elle pouvait les laisser tranquille. Peut-être le ferait-elle, pendant un temps. Néanmoins, ce quartier devait être rattaché à la Camorra. Parce qu’elle sentait les mouvements de fond, les chiens enragés se rapprocher du quartier asiatique, les dents longues rayant le parquet. « But they will come back you know? Them, or another. » Pause. Eux, ou la Bratva, la Calavera. « This is just a question of time. » Murmures, comme pour rappeler que les organisations criminelles récupèreraient les lieux. Peut-être n’offrait-elle pas mieux. Néanmoins, elle savait qu’elle n’offrait pas pire, ce qui en l’état actuel, ne semblait pas si mal…

Le rythme était resté le même, qu’importait les mots, qu’importait le ton. Aura ne s’en formalisait pas, certainement l’habitude de travailler à la Camorra. « When you’ll need help, to defend yourself or learn more about It, just find me. » Je t’attendrai. Sûre d’elle, car si la divinité dansait devant ses yeux quand elle fixait Blue, il ne paraissait pas être au courant, ni prompt à utiliser ses dons ou sa nature. C’était ce que le ça signifiait. Quand il serait prêt. Quand il comprendrait que cela pourrait lui être utile. Parce que l’italienne préférait l’avoir sous la main plutôt que dans un autre camp, divinité pouvant se déchaîner sans limite aucune…

Blue. Masque qu’il s’est construit. Personnalité derrière laquelle il s’est retranché durant ses « sessions » pour garder un semblant d’humanité. Un semblant de quelque chose. Et si au début le masque se fissurait facilement, si facilement, laissant des éclats de peur, des larmes, des supplications lorsque l’abus devenait trop fort, maintenant il était comme une seconde peau. Blue le genre de gamin que l’on aime à malmener mais à protéger également. Naïveté et soumission. Les traits ingénus, mais les yeux vides. Si vides. Le regard de toute façon plus souvent rivé au sol qu’autre chose. Mais les craquelures évidentes aujourd’hui. Les mots qui quittent ses lippes comme de l’acide. Rage évidente contre ces gens qui se prennent pour des bienfaiteurs avec leurs fausses mains tendues. Ils n’ont rien demandé à New Kabukicho. Non. Ni la libération d’un joug pour finir entre les mains d’autres. Parce qu’il ne sait que trop bien Sora. Que même s’il demande à ce qu’on le laisse tranquille, ça ne sera jamais le cas. Ses chaines qui passeront d’une main à une autre. Rien d’autre. Aucune liberté utopiste. Et elle ne fait que lui confirmer. Sans pour autant lever la main, ou la voix. Rappel évident de ce qu’il l’attend. De ce qu’il attend les habitants de New Kabukicho. Ils reviendront ou d’autres s’installeront et les gens comme lui, les gens de la rue, les gens subiront les affres entre les différents gangs. Il le sait. Et pourtant, il espère Sora, naïvement, il espère, que les répercussions ne seront pas si terribles. Il n’ose même plus croire qu’on les laissera tranquille. Il pourrait supplier encore et encore que personne les écouterait. « I won’t need your help. I can do well by myself. » Il n’y a jamais véritablement de main tendue vers lui. Plus jamais. On l’a trainé dans la boue, on l’a traité comme une bête sauvage. On l’a violenté. Sali. Souillé. Et personne n’a tendu la main à ce garçon trop jeune qu’il était à l’époque. Personne n’a haussé un sourcil face à son injustice. Personne. Alors Sora, il ne veut plus accepter l’aide des autres. Fierté mal placée pour certains, arrogance pour d’autres, il ne veut plus avoir cet espoir brisé. Il ne veut plus sentir l’amertume et réaliser que l’être humain n’a rien pour être sauvé. « People like you … » Les gens comme elle, bien sur eux, propres, n’ayant pas peur des coups à leur porte, pas besoin de vendre une partie d’eux chaque jour ne comprennent pas. Ils ne savent pas. « Nothing. I’m sorry I can’t give you more than this pleasant conversation my lady. » Courbette légère il prend congés Sora. Il s’éloigne dans ces brumes étranges. Intuition qu’elles s’écarteront sur son chemin pour le ramener sous les néons familiers de son quartier.